Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Ce projet arrêté, il alla d’abord à Delphes, pour consulter le dieu, offrit un sacrifice, et revint avec cet oracle fameux, où la Pythie l’appelait l’ami des dieux, et un dieu plutôt qu’un homme. Elle avait ajouté qu’Apollon lui accordait sa demande ; qu’il lui serait donné de faire de bonnes lois, et qui l’emporteraient infiniment sur les institutions des autres peuples. Encouragé par ces promesses, Lycurgue s’ouvrit de son dessein aux premiers de la ville, et il les pressa de le seconder. Il s’était d’abord adressé secrètement à ses amis ; puis, il avait fini peu à peu par gagner un grand nombre d’autres citoyens, et par les rallier à son dessein.
Quand le moment favorable fut arrivé, il ordonna à trente des plus considérables de se rendre en armes sur la place publique, afin d’imposer par la crainte à ses adversaires, dont Hermippus énumère les vingt plus fameux. Entre les amis de Lycurgue, un surtout prit grande part à l’entreprise, et contribua à l’établissement des lois : il se nommait Arthmiadas. Au commencement de l’émeute, Charilaüs, craignant qu’on en voulût à sa personne, s’enfuit dans le temple Chalciœcos[12] ; ensuite, instruit des vrais desseins de Lycurgue, et rassuré, d’ailleurs, par les serments qu’on lui fit, il sortit du temple, et il donna son approbation à tout ce qui se faisait, car il était d’un naturel pacifique. C’est cette douceur de caractère qui fît dire un jour à Archélaüs, son collègue dans la royauté, devant qui on louait la bonté de ce jeune homme : « Comment Charilaüs ne serait-il pas bon, lui qui n’est pas rude aux méchants mêmes ? »
De tous les nouveaux établissements de Lycurgue, le premier et le plus important fut celui du sénat. Le sénat, comme dit Platon[13], vint se mêler à la puissance royale, pour en tempérer la fougue, et, armé d’un pouvoir égal à celui des rois, fournir à l’État, dans les grandes occasions, un moyen de salut, et les leçons de la sagesse. Le gouvernement avait flotté, jusqu’alors, dans une agitation continuelle, poussé tantôt, par les rois, vers la tyrannie, et tantôt, par le peuple, vers la démocratie. Le sénat, entre ces deux forces opposées, fut comme un contre-poids qui les tint en équilibre, et qui assura pour longtemps l’ordre et la stabilité des choses. Les vingt-huit sénateurs se rangeaient toujours du côté des rois, quand il fallait arrêter les progrès de la démocratie, comme aussi ils fortifiaient le parti du peuple, pour réprimer la tyrannie au besoin. Lycurgue fixa, suivant Aristote, le nombre des sénateurs à vingt-huit, parce que, des trente citoyens qu’il s’était d’abord associés, il y en eut deux qui perdirent courage, et qui abandonnèrent l’entreprise ; mais Sphérus[14] assure que, dès le commencement, Lycurgue n’avait pris que vingt-huit conseillers. Peut-être, en cela, eut-il égard à la propriété de ce nombre, formé par la multiplication de sept par quatre, et qui est, après six, le premier nombre parfait, parce qu’il est égal à ses parties[15]. Pour moi, je croirais qu’il désigna vingt-huit sénateurs, afin qu’en ajoutant les deux rois, le conseil fût composé de trente personnes en tout.
Cette institution avait, aux yeux de Lycurgue, une telle importance, qu’il alla chercher à Delphes, uniquement pour ce corps, un oracle appelé rhètre[16], lequel était conçu en ces termes : « Quand tu auras bâti un temple à Jupiter hellanien et à Minerve hellanienne ; que tu auras divisé le peuple par tribus et par portions de tribus, et établi un sénat de trente membres, en y comprenant les deux rois, tu tiendras le conseil, suivant le besoin des circonstances, entre le Babyce et le Cnacion : là, les sénateurs proposeront les lois, et le peuple aura le droit de les rejeter[17]. » Le Babyce et le Cnacion se nomment maintenant Œnonte ; mais, selon Aristote, le Cnacion est un fleuve, et le Babyce un pont. C’est dans cet espace que les Lacédémoniens tenaient leurs assemblées ; et il n’y avait là ni portique, ni aucun autre bâtiment. Lycurgue était persuadé que ces ornements ne servent pas à faire trouver de bons conseils ; qu’ils y nuisent plutôt, en suggérant des pensées inutiles, des sentiments d’orgueil et de vanité, à ceux qui, réunis pour délibérer sur les affaires publiques, s’amusent à considérer des statues, des tableaux, des décorations de théâtres, ou les plafonds artistement ouvragés d’une salle d’assemblée.

Personne que les sénateurs et les rois n’avait le droit, dans l’assemblée du peuple, de mettre en avant les sujets de délibération : eux seuls les proposaient ; et le peuple était maître de décider. Dans la suite, comme le peuple altérait, dénaturait, par des retranchements, des additions, les décrets du sénat, les rois Polydore et Théopompe ajoutèrent à l’oracle ce qui suit : « Si le peuple essaye de prévariquer, que les sénateurs et les rois se retirent. » C’est-à-dire : qu’ils ne confirment pas les décisions ; qu’ils renvoient l’assemblée, et qu’ils annulent les arrêts du peuple, comme entachés d’illégalité et de fraude. Après quoi ils persuadèrent aux citoyens que tel était l’ordre du dieu. C’est à cela que fait allusion Tyrtée[18] dans ces vers :

Ils ont entendu, à Pytho, de la bouche d’Apollon, et rapporté chez eux
Les oracles du dieu, et ces paroles infaillibles :
Le conseil aura pour chefs les rois sacrés,

Qui veillent sur la douce ville de Sparte ;
Puis viendront les vieillards ; et puis les hommes du peuple
Confirmeront les équitables décrets.

C’est ainsi que Lycurgue avait tempéré le gouvernement. Mais, dans la suite, on reconnut que les sénateurs formaient une oligarchie absolue, dont le pouvoir démesuré menaçait la liberté publique. On lui donna pour frein, comme dit Platon, l’autorité des éphores, cent trente ans environ après Lycurgue. Élatus fut le premier éphore nommé. C’était sous le roi Théopompe. Le roi s’entendit reprocher, par sa femme, qu’il laisserait à ses enfants la royauté moindre qu’il ne l’avait reçue : « Au contraire, répondit-il, je la leur laisserai d’autant plus grande, qu’elle sera plus durable. » En effet, en lui ôtant ce qu’elle avait de trop, il la mit à l’abri de l’envie et des dangers. Aussi les rois de Sparte n’eurent-ils point à subir les outrages que Messène et Argos firent endurer à leurs rois, trop entêtés du pouvoir, et qui n’en voulurent rien relâcher pour se rendre populaires. Rien ne fait mieux éclater la sagesse et la prévoyance de Lycurgue, que la considération des troubles et des maux politiques qui accablèrent ceux de Messène et d’Argos, peuples et rois. C’étaient les parents et les voisins des Spartiates. Ils avaient eu les mêmes avantages qu’eux, à l’origine, et même un meilleur lot dans le partage des terres. Cependant ils ne furent pas longtemps heureux : l’abus de l’autorité chez les rois, joint à l’insubordination de la multitude, bouleversèrent les institutions, et montrèrent par quelle insigne faveur des dieux les Spartiates avaient vu leur gouvernement ainsi ordonné, et tempéré avec tant de sagesse. Mais cela ne parut que dans la suite.
Le second des établissements de Lycurgue, et le plus audacieux, ce fut le partage des terres. L’inégalité des fortunes était prodigieuse : les uns ne possédaient rien, manquaient de toute ressource, et c’était le plus grand nombre des citoyens, tandis que toute la richesse affluait aux mains de quelques-autres. Dans le dessein de bannir l’insolence, l’envie, l’avarice, le luxe, et deux maladies plus anciennes encore, et plus funestes à un État, la richesse et la pauvreté, Lycurgue persuada aux Spartiates de mettre en commun toutes les terres, de faire un nouveau partage, et de réduire toutes les fortunes au même taux et à un parfait équilibre. La vertu toute seule devait faire toutes les distinctions, n’y ayant, entre les hommes, d’autre différence et d’autre inégalité que celles qui procèdent du mépris de ce qui est honteux et de l’amour du bien. Le projet fut bientôt mis à fin. Lycurgue divisa les terres de Laconie en trente mille parts, pour les habitants des campagnes, et il fit neuf mille parts de celles du territoire de Sparte ; car c’était là le nombre des Spartiates appelés au partage. Quelques-uns disent que Lycurgue n’avait fait que six mille parts de ces dernières, et que trois mille furent ajoutées dans la suite par le roi Polydore. D’autres prétendent que, des neuf mille parts, Polydore fit une moitié ; Lycurgue aurait fait l’autre. Chaque part pouvait produire, par an, soixante-dix médimnes[19] d’orge pour un homme, et douze pour une femme, avec les fruits liquides en proportion. Cette quantité parut suffisante pour les entretenir dans un état de bien-être et de santé, et pour fournir à tous leurs besoins. Quelques années plus tard, Lycurgue, revenant d’un voyage, traversait la Laconie : c’était quelques jours après la moisson. En voyant les tas de gerbes bien alignés et parfaitement égaux, il sourit, et il dit à ceux qui l’accompagnaient : « La Laconie a l’aspect d’un héritage que plusieurs frères viennent de partager. »
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Il entreprit aussi, afin de détruire complètement l’inégalité sous toutes ses formes, de faire le partage des biens mobiliers. Comme il vit qu’on ne s’en laisserait pas dépouiller ouvertement sans répugnance, il prit une autre voie, et ce fut indirectement qu’il porta l’attaque contre le luxe. Il commença par supprimer toute monnaie d’or et d’argent, ne permit que la monnaie de fer, et donna à des pièces d’un grand poids une valeur si modique, que, pour loger une somme de dix mines[20], il fallait une chambre entière, et un chariot attelé de deux bœufs pour la traîner. La circulation d’une telle monnaie eut bientôt banni de Lacédémone plus d’une sorte de méfaits. Qui eût voulu recevoir, pour prix d’un crime ; qui eût volé, ou ravi de force, ce qu’il était impossible de cacher, dont la possession ne pouvait exciter l’envie, et qui, mis en pièces, n’était plus bon à rien ? Car, lorsque le fer avait été rougi au feu, Lycurgue, dit-on, le faisait tremper dans le vinaigre, afin de lui ôter sa force : ce n’était plus dès lors qu’une chose inutile à tout autre usage, énervée, sans ductilité, et qui se brisait sous le marteau.
Ensuite il bannit de Sparte tous les arts frivoles et superflus ; et, quand même il ne les aurait pas chassés, la plupart auraient disparu avec l’ancienne monnaie, les artisans ne trouvant plus de débit de leurs ouvrages ; car celle de fer n’avait pas cours chez les autres peuples de la Grèce, qui s’en moquaient, et qui n’en voulaient pour aucun prix. Ainsi, les Spartiates ne pouvaient acheter aucune marchandise exotique, même de mince valeur ; et il n’abordait même pas de vaisseau marchand dans leurs ports. Aucun sophiste ne mettait le pied dans la Laconie, aucun diseur de bonne aventure, aucun fournisseur de prostituées, aucun bijoutier en or ou en argent : il n’y avait pas de gain à faire. Par là le luxe, dépouillé de ce qui l’enflamme et lui sert d’aliment, se flétrissait de luimême. Ceux qui possédaient le plus de biens n’eurent aucun avantage sur les pauvres, les richesses n’ayant aucune issue dans le public, et demeurant dans l’intérieur des maisons, enfermées et oisives. Voilà pourquoi les meubles d’un usage journalier et indispensable, lits, sièges, tables, étaient chez eux très-bien travaillés. Voilà d’où vient la réputation du cothon laconien, ce gobelet si commode, surtout aux soldats en campagne, comme l’assure Critias[21] : sa couleur empêchait qu’ils n’aperçussent la malpropreté des eaux qu’on est quelquefois obligé de boire, et dont la vue les eût dégoûtés ; d’ailleurs les ordures qui s’y trouvaient étaient retenues par les rebords rentrants du vase, et il ne venait à la bouche que ce qu’il y avait de pur. C’est au législateur qu’on dut ce bien-être ; car les artisans, forcés d’abandonner les outrages inutiles, montraient tout leur talent dans l’exécution des indispensables.
Lycurgue voulut pousser plus loin encore la persécution contre le luxe, et la destruction de l’amour de la richesses. Il fonda une troisième institution, et des plus belles, celle des repas publics. Il obligea les citoyens de manger tous en commun, et de se nourrir des mêmes viandes, des mêmes mets réglés par la loi. Il leur défendit de prendre chez eux leurs repas, sur des lits somptueux et devant des tables magnifiques ; de se mettre à la merci des pâtissiers et des cuisiniers, et de s’engraisser dans les ténèbres, comme des animaux gloutons. C’est, en effet, corrompre à la fois son esprit et son corps ; c’est lâcher la bride à toute sensualité et à toute débauche, et, par suite, se faire un besoin de longs sommeils, de bains chauds, d’une oisiveté continuelle, et, en quelque sorte, d’un traitement journalier de malade. C’était là un grand point ; mais un plus grand résultat encore, ce fut d’avoir mis les richesses hors d’état d’être volées, ou plutôt, comme dit Théophraste, d’être enviées, et de les avoir, pour ainsi dire, appauvries par la communauté des repas et par la frugalité de la table ; car il n’était plus possible de faire usage de la magnificence, d’en jouir et de l’étaler, dès que le pauvre et le riche venaient partager le même repas. Sparte était donc la seule ville, sous le soleil, où se vérifiât ce qu’on dit communément, que Plutus est aveugle, et où il fut gisant à terre, sans vie, sans mouvement, à la façon des peintures. En effet, il n’était permis à personne de manger chez soi d’avance, et d’arriver rassasié aux repas communs. On observait attentivement celui qui s’abstenait de boire et de manger avec les autres, et on lui reprochait publiquement son intempérance, et la délicatesse qui lui faisait mépriser la nourriture commune.
Aussi, de toutes les institutions de Lycurgue, ce fut, dit-on, celle qui irrita le plus les riches. Ils s’assemblèrent en grand nombre, poussant contre lui des cris de fureur et d’indignation ; et Lycurgue, assailli de tous côtés à coups de pierres, finit par s’enfuir précipitamment de la place publique. Il avait gagné les devants, et il s’était réfugié dans un temple, sans qu’on eût pu l’atteindre. Un jeune homme, nommé Alcandre, de bonne nature au demeurant, mais vif et emporté, s’obstina à sa poursuite, et, comme Lycurgue se tournait vers lui, le frappa de son bâton, et lui creva un œil. Lycurgue ne se laisse point abattre à ce coup : il se présente aux citoyens tête levée, et il leur montre son visage tout sanglant et son œil crevé. À cette vue, ils sont saisis de honte et de confusion : ils livrent Alcandre à Lycurgue, qu’ils reconduisent dans sa maison, en lui témoignant une sincère condoléance. Lycurgue, après les avoir remerciés, les congédie, et il fait entrer Alcandre chez lui. Là, il ne lui fit subir aucun mauvais traitement, ne lui dit pas un mot de reproche ; seulement il fit retirer les gens qui le servaient d’habitude, et il ordonna au jeune homme de le servir. Celui-ci, qui était bien né, exécuta, sans ouvrir la bouche, tout ce qui lui était commandé. Comme il demeurait sans cesse auprès de Lycurgue, et qu’il observait chaque jour, dans ce commerce, sa douceur, sa bonté, sa vie austère, sa constance infatigable dans les travaux, il conçut pour lui une extrême affection, et il disait à ses connaissances et à ses amis que Lycurgue, loin d’être dur et fier, était l’homme le plus traitable et le plus doux. Telle fut la punition d’Alcandre. Lycurgue se vengea en faisant, d’un jeune homme colère et opiniâtre, un homme plein de sagesse et de modération. Lycurgue bâtit, en mémoire de cet accident, un temple à Minerve Optilétide, comme il appela la déesse, parce que les Doriens de ce pays-là donnent aux yeux le nom d’optiles[22]. Quelques-uns pourtant, entre autres Dioscoride[23] qui a fait un traité sur la république des Lacédémoniens, disent que Lycurgue fut blessé, mais qu’il ne perdit point l’œil, et que ce fut même en reconnaissance de sa guérison qu’il éleva le temple à la déesse. Depuis cet accident, les Lacédémoniens cessèrent de porter des bâtons dans leurs assemblées.
Ces repas publics, nommés andries[24] en Crète, à Lacédémone on les appelle phidities, soit parce qu’ils étaient une source d’amitié et de bienveillance, phiditia étant mis pour philitia, par le changement de d en l[25], ou parce qu’ils accoutumaient à la frugalité et à l’épargne[26]. Mais rien n’empêche de croire, avec d’autres, que la première lettre du mot[27] est une addition après coup, et qu’on dit phiditia pour éditia, du mot grec qui signifie manger. Chaque table était de quinze personnes, un peu plus un peu moins. Chaque convive fournissait, par mois, un médimne de farine, huit conges de vin[28], cinq mines[29] de fromage, deux mines et demie de figues, et, avec cela, quelque peu de monnaie pour acheter de la viande. D’ailleurs, quand un citoyen faisait un sacrifice, ou qu’il avait été à la chasse, il envoyait, pour le repas commun, les prémices de la victime, ou une portion de son gibier ; car il était loisible de souper chez soi avec les mets de son sacrifice ou de sa chasse, si la chasse ou le sacrifice avait fini trop tard : hormis ces occasions, il fallait comparaître aux repas publics. Pendant longtemps, les Spartiates se montrèrent exacts à s’y rendre. Le roi Agis, au retour d’une expédition où il avait vaincu les Athéniens, fit demander ses portions, pour souper chez sa femme : les polémarques les lui refusèrent ; et, le lendemain, Agis ayant, par dépit, négligé de faire le sacrifice accoutumé, ils le condamnèrent à une amende.
Les enfants mêmes allaient à ces repas : on les y menait comme à une école de tempérance. Là, ils entendaient converser politique, et ils recevaient les leçons d’hommes de condition libre ; là, ils s’accoutumaient à plaisanter avec finesse, à railler sans mauvais goût, comme aussi à supporter patiemment la raillerie, qualité qu’on croyait particulièrement convenable à un Lacédémonien. Toutefois, celui que fatiguait la raillerie pouvait demander qu’on s’en abstînt ; et l’on cessait aussitôt. À mesure que chaque convive entrait dans la salle, le plus âgé de l’assemblée lui disait, en montrant la porte : « Il ne sort pas un mot par là. » Un citoyen, pour être admis à une table commune, avait besoin de l’agrément des autres convives ; et l’épreuve se faisait de cette manière : chaque convive prenait une boulette de mie de pain, qu’il jetait, sans rien dire, dans un vase que l’esclave qui les servait portait sur sa tête à la ronde : c’était là son suffrage. Quand on agréait, on jetait simplement la boulette dans le vase : repoussait-on le postulant, on aplatissait fortement la boulette entre les doigts. La boulette aplatie représentait le signe de condamnation : une seule de cette espèce suffisait pour faire refuser le postulant ; car on ne voulait admettre personne qui ne fût agréable à tous les convives. Celui qu’on avait refusé était appelé décaddé, parce qu’on nomme caddique le vase où se jettent les boulettes de mie de pain.
Le mets le plus vanté, chez eux, était le brouet noir. Les vieillards, quand on en servait, n’avaient plus d’appétit pour les viandes : ils les laissaient aux jeunes gens, et ils mangeaient le brouet de grand cœur. Un roi de Pont acheta exprès, dit-on, un cuisinier lacédémonien, pour qu’il lui fit du brouet : lorsqu’il en eut goûté, il le trouva détestable. « O roi, dit le cuisinier, il faut, pour savourer ce brouet, s’être baigné dans l’Eurotas. » Après avoir bu sobrement, les convives s’en retournaient sans lumière. Il ne leur était permis de se faire éclairer sur la route ni dans cette occasion, ni dans aucune autre : on voulait les accoutumer à marcher hardiment, intrépidement ; la nuit dans les ténèbres. Voilà quel était l’ordre des repas publics.
Lycurgue n’écrivit point ses lois : il y a même une de ses ordonnances, appelées rhètres, qui défend qu’aucune loi soit écrite. Ce qui a le plus de pouvoir et de force pour rendre un peuple heureux et sage devait, pensait-il, avoir sa base dans les mœurs et dans les habitudes des citoyens. Les principes sont alors fermes et inébranlables ; car ils ont pour lien la volonté, plus forte que toute contrainte, et qui naît, chez les jeunes gens, de l’éducation, la véritable législatrice du premier âge. Quant aux contrats moins importants, qui ne regardent que des objets d’intérêt, et qui changent en tout sens selon le besoin, il était utile aussi de ne les pas assujettir à des formalités écrites et à des coutumes invariables, mais de laisser à l’expérience le soin d’y ajouter ou d’en retrancher ce que les circonstances feraient juger nécessaire. Lycurgue, on le voit, faisait de l’éducation le but suprême où se rapporteraient toutes ses lois ; et c’est pour cela, comme nous venons de le dire, qu’il avait défendu, par une de ses ordonnances, qu’il y eût des lois écrites.
Il y avait, contre le luxe, une autre ordonnance encore : elle prescrivait d’employer la cognée pour façonner les planchers des maisons, et la scie pour les portes, et jamais d’autre outil. Épaminondas, longtemps après, disait, en parlant de sa table, que la trahison n’avait pas de prise sur un tel dîner. Lycurgue s’était dit, bien auparavant, à la façon d’Épaminondas, que, dans une maison ainsi faite, il n’y avait point de place pour le luxe et les superfluités. Y a-t-il, en effet, un homme assez dénué de goût et de bon sens pour porter, dans une maison simple et même grossière, des lits à pieds d’argent, des tapis de pourpre, des coupes d’or, et toutes les somptuosités qui vont à la suite ? N’est-on pas, au contraire, forcé d’assortir et d’appareiller le lit à la maison, la couverture au lit, et tous les autres meubles à la couverture ? C’est à cette habitude de simplicité qu’on doit le mot de Léotychidas l’ancien. Ayant remarqué, en soupant à Corinthe, que le plafond de la salle était magnifiquement lambrissé, il demanda à son hôte si le pays produisait des arbres à quatre pans.
On rapporte une troisième rhètre de Lycurgue, par laquelle il défendait aux citoyens de faire longtemps la guerre aux mêmes ennemis, afin que ceux-ci ne pussent s’aguerrir, à force de s’habituer à repousser l’agression. Ce qu’on blâma surtout, dans la suite, chez le roi Agésilas, ce fut d’avoir, par de fréquentes et continuelles expéditions dans la Béotie, rendu les Thébains assez braves pour tenir tête aux Lacédémoniens. Aussi, Antalcidas, le voyant blessé : « Tu reçois des Thébains, lui dit-il, le digne prix de l’apprentissage que tu leur as fait faire. Ils ne voulaient ni ne savaient combattre ; et tu leur as donné des leçons. » Lycurgue appela ces trois ordonnances rhètres, à titre de décrets et d’oracles prononcés par Apollon.
Persuadé que l’éducation des enfants est le plus beau et le plus important ouvrage d’un législateur, il la prépara de loin, en réglant dès l’abord ce qui regardait les mariages et les naissances ; car il n’est pas vrai que Lycurgue, comme le prétend Aristote[30], eût d’abord entrepris de réformer les femmes, et qu’il y renonça, n’ayant pu refréner leur licence, ni réduire l’autorité excessive que leur avaient laissé prendre les maris, obligés qu’ils étaient, durant leurs fréquentes expéditions de guerre, de leur laisser tout pouvoir, et qui, dès lors, assujettis outre mesure à leurs caprices, leur donnaient le nom de maîtresses. Au contraire, le législateur prit d’elles tout le soin dont elles étaient susceptibles. Il voulut que les filles se fortifiassent, en s’exerçant à la course, à la lutte, à lancer le disque et le javelot, afin que les enfants qu’elles concevraient prissent de fortes racines dans des corps robustes, pour pousser avec plus de vigueur, et qu’elles-mêmes, envisageant l’enfantement sans crainte, résistassent avec plus de courage et de facilité contre les douleurs. Il ôta aux jeunes filles la mollesse de leur vie, leur éducation à l’ombre, et la faiblesse de leur sexe : il les accoutuma à paraître nues en public, comme les jeunes gens ; à danser, à chanter dans certaines solennités, en présence de ceux-ci, et sous leur coup d’œil. Parfois elles leur lançaient quelque brocard bien à point, gourmandant ceux qui avaient fait quelque faute, comme elles donnaient des louanges à qui les avait méritées : double aiguillon qui excitait, dans le cœur des jeunes gens, l’émulation du bien et l’amour de la vertu. Celui qui s’était vu louer pour quelque trait de courage, et qui était devenu célèbre parmi les jeunes filles, s’en retournait tout glorieux des éloges qu’il avait reçus, tandis que les piqûres de la raillerie portaient aux autres de non moins sensibles atteintes que les remontrances les plus sévères ; car, non-seulement les citoyens assistaient à ce spectacle, mais les sénateurs et les rois mêmes. La nudité des filles n’avait rien de honteux : la pudeur était là, et nul ne songeait à l’intempérance ; et c’était, au contraire, ce qui servait à les habituer à la simplicité, à leur donner une émulation de vigueur et de force ; c’était ce qui élevait leur cœur au-dessus des sentiments de leur sexe, en leur montrant qu’elles pouvaient partager, avec les hommes, le prix de la gloire et de la vertu. Aussi les femmes Spartiates pouvaient-elles penser et dire avec confiance ce qu’on attribue à Gorgo, femme de Léonidas. Une femme étrangère lui disait : « Vous autres Lacédémoniennes, vous êtes les seules qui commandiez aux hommes. C’est que nous sommes les seules, répondit-elle, qui mettions au monde des hommes. »
C’était aussi une amorce pour le mariage : j’entends ces processions de jeunes filles nues, et leurs exercices, en cet état, sous les yeux des jeunes gens, qui se sentaient attirés, non par une nécessité géométrique, mais, comme dit Platon, par la nécessité de l’amour[31]. Lycurgue alla plus loin encore : il attacha au célibat une note d’infamie. Les célibataires étaient exclus du spectacle des gymnopédies[32] ; et les magistrats les obligeaient, pendant l’hiver, de faire le tour de la place tout nus, en chantant, dans la marche, une chanson faite contre eux, où il était dit qu’on les punissait avec justice, pour avoir désobéi aux lois. D’ailleurs, ils étaient privés des honneurs et des égards respectueux que les jeunes gens rendaient aux vieillards. Voilà pourquoi personne ne blâma ce qui fut dit à Dercyllidas, qui était pourtant un général de grande réputation. Comme il entrait dans une assemblée, il y eut un jeune homme qui ne se leva point de son siège pour lui faire honneur, et qui dit : « C’est que tu n’as point de fils qui puisse se lever un jour à mon entrée. »

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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