Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Les Sabins adoptèrent les mois des Romains. Nous avons rapporté, dans la Vie de Numa[53], tout ce qu’il était bon de noter sur cet objet. Romulus leur emprunta l’usage du bouclier long, qu’il substitua, dans son armure et dans celle des Romains, au bouclier argien[54]. Les deux peuples firent en commun leurs sacrifices et leurs fêtes ; et, sans retrancher aucune de celles qu’ils célébraient chacun en particulier, ils en instituèrent de nouvelles. De ce nombre est la fête des Matronales[55], hommage rendu aux femmes en reconnaissance de la paix, et celle des Carmentales. Carmenta, s’il faut en croire quelquesuns, est la parque qui préside à la naissance des hommes ; et c’est pour cela que les mères lui vouent un culte. D’autres disent qu’elle était la femme de l’Arcadien Évandre, une prophétesse inspirée, qui prononçait des oracles en vers : on la surnomma Carmenta, du mot latin carmina, pièces de vers : son nom propre était Nicostrata, point sur lequel tous sont d’accord. D’autres cependant disent, avec plus de vraisemblance, que Carmenta signifie privée de sens, et désigne le délire de l’enthousiasme prophétique ; car, en latin, carere veut dire être privé de, et mens, entendement.

Nous avons déjà parlé de la fête des Palilies. Celle des Lupercales, à en juger par le temps où elle se célèbre, est une fête d’expiation : c’est un des jours néfastes du mois de février ; et le nom même de ce mois signifie expiatif. Ce jour s’appelait anciennement Februata. Le nom de Lupercales veut dire fête des loups : cela prouve, pense-t-on, qu’elle est très-ancienne, et qu’elle date des Arcadiens, compagnons d’Évandre. Ce n’est pas là une raison. Ce nom peut venir de la louve qui allaita Romulus ; et, en effet, nous voyons que les Luperques commencent leurs courses à l’endroit même où Romulus, dit-on, fut exposé. Au reste, il y a des pratiques qui sont loin d’éclaircir la question d’origine : on égorge des chèvres ; on fait approcher deux jeunes gens de noble maison ; des sacrificateurs leur touchent le front avec un couteau ensanglanté, et d’autres, à l’instant même, le leur essuient avec de la laine imbibée de lait. Une fois essuyés, les jeunes garçons sont obligés de rire. Puis les Luperques taillent en lanières les peaux des chèvres ; et, courant tout nus, avec une simple ceinture de cuir, ils frappent de leurs courroies tous ceux qu’ils rencontrent. Les jeunes épouses ne fuient pas ces coups, persuadées de leur bienfaisante influence sur la fécondité des femmes et sur les accouchements. Enfin, une autre particularité de cette fête, c’est que les Luperques sacrifient un chien. Un certain Butas[56] a fait des vers élégiaques sur les coutumes des Romains ; mais ses origines ne sont que fables. Il dit que Romulus, après avoir vaincu Amulius, courut, transporté de joie, jusqu’au lieu où, petits enfants, la louve leur avait donné la mamelle ; que cette fête est une imitation de sa course, et que les jeunes gens de noble maison courent,

Frappant devant eux, comme, l’épée à la main,
S’élançaient d’Albe Romulus et Rémus[57].

Il ajoute que la cérémonie de toucher le front avec un couteau ensanglanté est une allusion au carnage et aux périls de cette journée. Pour l’ablution de lait, elle rappellerait la première nourriture des deux frères.

Caïus Acilius[58] raconte qu’avant la fondation de Rome, Romulus et son frère perdirent un jour la trace de leur troupeau ; qu’après avoir fait leur prière au dieu Faune, ils se dépouillèrent de leurs habits, pour courir à la recherche sans être incommodés par la chaleur, et que c’est pour cela que les Luperques courent tout nus. Quant au chien immolé dans la fête, on pourrait dire, si cette fête est réellement un jour d’expiation, que c’est à titre de victime propre à purifier : en effet, les Grecs eux-mêmes se servent de ces animaux pour de semblables sacrifices ; et rien n’est fréquent chez eux comme les Périscylacismes[59]. Si c’est un acte de reconnaissance envers la louve qui nourrit et sauva Romulus, ce n’est pas sans raison qu’on immole un chien, l’ennemi né des loups : peut-être aussi punit-on cet animal de ce qu’il trouble les Luperques dans leurs courses.
On dit que Romulus institua le culte du feu sacré, et qu’il en confia le sacerdoce à des vierges nommées Vestales. D’autres rapportent cet établissement à Numa, tout en convenant que Romulus fut un homme très-pieux, qui même se connaissait dans l’art des augures, et qui portait le lituus augural : c’est une baguette recourbée par le bout, dont on se sert, au moment d’observer les oiseaux, pour déterminer les régions du ciel. On la gardait avec soin dans le Palatium : elle fut perdue à la prise de Rome par les Gaulois ; mais, après l’expulsion des barbares, on la retrouva sous un monceau de cendres, sans qu’elle fût endommagée par le feu, qui avait tout détruit, tout gâté aux environs.
Entre les lois que fit Romulus, il y en a une qui paraît très-dure : c’est celle qui, en défendant aux femmes de quitter leurs maris, autorise les maris à répudier leurs femmes, pour crime d’empoisonnement, pour supposition d’enfants[60], possession de fausses clefs, et pour adultère. Si un mari répudiait sa femme pour toute autre cause, la moitié de ses biens devait être dévolue à la femme, l’autre moitié consacrée à Cérès ; et le mari était tenu d’offrir un sacrifice aux dieux infernaux.
Romulus, chose étrange ! n’a porté aucune peine contre le parricide ; et ce nom de parricide, il le donne à toute espèce d’homicide : il regardait apparemment l’homicide comme un forfait exécrable, et le parricide comme impossible. Pendant des siècles, l’expérience justifia l’omission de Romulus. En effet, six cents ans s’écoulèrent sans qu’on eût vu se commettre à Rome rien qui ressemblât à un parricide. Lucius Hostius en donna le premier exemple ; et c’était après la guerre d’Annibal. Mais c’en est assez sur cette matière.
Il y avait cinq ans que Tatius régnait, lorsque quelques-uns de ses parents et de ses amis, ayant rencontré une députation qui venait de Laurente[61] à Rome, essayèrent de faire main-basse sur le butin des voyageurs. Ceux-ci résistèrent, et se mirent en état de défense ; mais ils furent massacrés. Romulus voulait que les auteurs de ce forfait atroce fussent livrés à l’instant au supplice ; mais Tatius rejetait ce parti, et cherchait à traîner l’affaire en longueur. C’est la seule occasion où on les ait vus en dissentiment déclaré : jusque-là ils s’étaient conduits avec la plus grande modération, et toujours ils avaient agi de concert. Les parents des victimes, désespérant d’obtenir justice, à cause de Tatius, se jetèrent sur lui, un jour qu’il faisait, avec Romulus, un sacrifice dans Lavinium[62], et ils le tuèrent. Pour Romulus, ils rendirent hommage à son équité, en le reconduisant avec des acclamations. Romulus emporta le corps de Tatius, lui fit des obsèques convenables à son rang, et l’ensevelit sur le mont Aventin, près du lieu appelé Armilustrium[63] ; mais il ne s’occupa nullement de venger sa mort. Quelques historiens racontent que les Laurentins effrayés lui livrèrent les meurtriers de Tatius, et qu’il les laissa aller, disant que le meurtre avait été payé par le meurtre. Cette conduite fit soupçonner et dire qu’il était bien aise d’être délivré d’un collègue. Toutefois il n’en résulta aucun trouble dans les affaires, et les Sabins n’en prirent pas occasion de se mutiner contre lui. Les uns, par amour pour sa personne, les autres, par crainte de sa puissance, d’autres enfin, parce qu’ils le regardaient comme un dieu, persévérèrent dans leurs sentiments de respect et d’admiration. Il y eut même plus d’un peuple étranger qui rendit à Romulus ce tribut d’honneur. Ainsi les anciens Latins députèrent vers lui, pour faire, avec les Romains, un traité d’alliance et d’amitié. Ce fut par surprise, selon quelques-uns, qu’il prit Fidènes, ville voisine de Rome : il aurait d’abord envoyé des cavaliers, avec ordre de briser les gonds des portes ; puis il se serait montré lui-même à l’improviste. D’autres disent que les Fidénates avaient fait les premiers des incursions sur le territoire de Rome, et dévasté outrageusement tout le pays et le faubourg même. Romulus, qui leur avait dressé une embuscade, tomba sur eux à leur retour, et il prit leur ville. Il ne la ruina point pourtant, ni ne la rasa : il y établit une colonie romaine, et il y envoya, le jour des ides d’avril[64], deux mille cinq cents citoyens pour l’habiter.
Peu de temps après, Rome lut frappée d’une peste qui causait la mort subitement et sans maladie. Elle s’étendit sur les arbres et sur les troupeaux, et elle les frappa de stérilité ; même il plut du sang dans la ville, de sorte qu’aux calamités qu’on avait à subir, se joignit une frayeur superstitieuse. Mais, lorsqu’on vit Laurente affligée des mêmes fléaux, on ne douta plus que ce ne fût le courroux céleste qui s’appesantissait sur les deux villes, pour punir le meurtre de Tatius et celui des députés. En effet, les assassins livrés de part et d’autre, on vit manifestement le mal perdre de son intensité. Romulus purifia Rome et Laurente, par des expiations, que l’on fait, dit-on, aujourd’hui encore, près de la porte Férentine[65].
Avant que la peste eût cessé, les Camériens[66] étaient venus assaillir les Romains, et faire des incursions par leur pays, s’imaginant qu’ils souffraient trop de la peste pour pouvoir se défendre. Romulus, sans perdre un instant, marcha contre eux, les défit, en laissa six mille sur la place ; et, s’étant rendu maître de la ville, il fit transférer à Rome la moitié des survivants, et il envoya, à Camérium, deux fois autant de Romains qu’il y avait laissé d’habitants. C’était le jour des calendes d’août[67]. Il n’y avait guère que seize ans que Rome était bâtie ; et voilà comment la population déjà surabondait ! Parmi les dépouilles de Camérium, il se trouva un char de bronze, à quatre chevaux. Romulus le consacra dans le temple de Vulcain, et il fit dresser dessus sa propre statue, couronnée par là Victoire[68].
Ce rapide accroissement de puissance força à ployer sous lui les plus faibles des voisins de Rome, trop contents qu’il voulût bien les laisser en paix. Ceux qui étaient forts furent saisis de crainte et d’envie, et sentirent que Romulus n’était pas un ennemi à mépriser ; qu’il fallait s’opposer à ses progrès, et réprimer son ambition. Maîtres d’un territoire étendu et d’une ville considérable, les Véiens, peuple d’Étrurie, furent les premiers à commencer la guerre. Ils demandèrent qu’on leur rendît Fidènes, comme une ville qui leur appartenait : prétention non-seulement injuste, mais ridicule, de la part de gens qui n’avaient porté aucun secours aux Fidénates en danger et aux prises avec les Romains, de venir, après avoir laissé tuer les personnes, réclamer les maisons et les terres, dont d’autres avaient maintenant la possession. Renvoyés avec mépris par Romulus, ils se partagèrent en deux corps, dont l’un vint attaquer les troupes romaines de Fidènes, et l’autre Romulus. À Fidènes, ils eurent l’avantage, et ils tuèrent deux mille Romains ; mais l’autre corps d’armée fut battu par Romulus, et perdit plus de huit mille hommes. Il y eut, près de Fidènes, une seconde action, où presque tout le succès, de l’aveu de tout le monde, fut l’œuvre de Romulus, qui déploya autant d’adresse que de courage, et qui fit paraître une force et une agilité plus qu’humaines. Mais ce qu’ont dit quelques-uns, que, de quatorze mille hommes qui restèrent sur le champ de bataille, Romulus en tua, de. sa propre main, plus de la moitié, est une pure fable, un récit impossible à croire. En effet, on taxe les Messéniens d’exagération pour avoir dit qu’Aristomène offrit trois fois le sacrifice de l’hécatomphonie[69], parce qu’il avait tué trois cents Lacédémoniens en trois combats. Romulus ne s’amusa pas à poursuivre les Véiens en déroute : il marcha droit à Véies ; et les habitants, consternés d’un si grand échec, ne firent aucune résistance. Ils obtinrent, par leurs prières, un traité de paix et d’alliance pour cent ans, à condition de livrer aux Romains une portion considérable de leur territoire, appelée Septempagium, c’est-à-dire la septième portion[70], et de leur céder les salines voisines du fleuve. Ils donnèrent pour otages cinquante de leurs principaux citoyens. Après cette victoire, Romulus triompha le jour des ides d’octobre[71], traînant après lui un grand nombre de prisonniers, entre autres le général des Véiens, homme déjà vieux, et qui, dans cette occasion, s’était conduit à l’étourdie, et non point avec l’expérience de son âge. De là vient qu’encore aujourd’hui, dans les sacrifices de victoire, on conduit au Capitole, par la place publique, un vieillard vêtu de la prétexte, et portant au cou la bulle des enfants. Le héraut crie : Sardiens à vendre ! parce que les Étrusques passent pour une colonie venue de Sardes en Lydie : or, Véies est une ville étrusque.
Ce fut la dernière guerre de Romulus. Dès ce moment, il ne sut pas éviter l’écueil ordinaire, sauf de rares exceptions, à ceux qui ont été portés, par de grandes et merveilleuses faveurs de la Fortune, au faîte de la puissance et des honneurs. Enflé de ses succès, plein d’une orgueilleuse confiance en lui-même, il se défit de son affabilité populaire, et il se laissa aller aux manières odieuses d’un despote. On fut choqué du faste de ses habits. Vêtu d’une tunique de pourpre, il portait, par-dessus, la toge prétexte. Il donnait ses audiences assis sur un siège renversé, et entouré de ces jeunes gens qu’on appelait Célères, à cause de leur promptitude à exécuter ses ordres. D’autres marchaient devant lui, armés de bâtons, avec lesquels ils écartaient la foule, et ceints de courroies dont ils garrottaient incontinent ceux qu’il ordonnait d’arrêter. C’est du mot latin ligare, qui signifiait autrefois lier, et qui a été remplacé depuis par alligare[72] que ces porteurs de verges sont appelés licteurs, et faisceaux les baguettes dont ils se servent dans leurs fonctions. On peut dire, toutefois, que c’est de l’ancien mot liteurs qu’on a fait licteurs, par l’interposition de la lettre c : liteurs, c’est notre grec liturges, officiers publics[73], Encore aujourd’hui, les Grecs emploient léïtos pour dire le peuple ; et laos est la populace.
À la mort de Numitor son aïeul, Romulus avait le droit de régner dans Albe ; mais il fut généreux envers ce peuple : il lui laissa le gouvernement de ses affaires, et se réserva seulement de nommer, tous les ans, un magistrat pour rendre la justice aux Albains. C’était éveiller, chez les puissants de Rome, le désir d’un État indépendant et sans roi, où ils pussent commander et obéir tour à tour. Les patriciens n’avaient aucune part aux affaires ; leur dignité n’était qu’un vain titre et une distinction honorifique : on les appelait au conseil par coutume, plutôt que pour y délibérer. Là, ils écoutaient en silence les ordres du roi ; et l’unique avantage qu’ils eussent sur le vulgaire, c’était d’être instruits les premiers de ce qui avait été décidé. Mais il y eut quelque chose qui les blessa bien davantage : Romulus, de sa seule autorité, et sans leur approbation, sans même les avoir consultés, distribua aux soldats les terres conquises, et rendit aux Véiens leurs otages.
Cette conduite fut, aux yeux du sénat, le comble de l’injure. Aussi ne manqua-t-on point de soupçonner les sénateurs d’un crime, et de les en accuser, quand Romulus, quelque temps après, eut subitement disparu. Quoi qu’il en soit, Romulus disparut le jour des nones de juillet[74], comme ce mois se nomme aujourd’hui, de Quintilis, comme on disait alors.
Tout ce qu’on sait sur cette mort, et le seul point sur lequel on s’accorde, c’est qu’elle est arrivée ce jour-là. En effet, il s’y pratique, maintenant encore, plusieurs cérémonies qui rappellent cet événement. Au reste, on ne doit pas s’étonner de cette incertitude. Quand Scipion l’Africain[75] lui-même fut trouvé mort après son souper, on ne put jamais ni connaître ni déterminer le genre de sa mort. Les uns disent que, valétudinaire et de faible complexion, il avait été pris d’une subite défaillance ; les autres, qu’il s’était empoisonné lui-même ; enfin, on croit que ses ennemis entrèrent chez lui pendant la nuit, et qu’ils l’étouffèrent. Et pourtant le corps de Scipion fut exposé à la vue du public, et chacun put y démêler les indices, y reconnaître les traces du genre de mort ; tandis que Romulus disparut tout à coup, sans qu’il restât aucune partie de son corps, aucun lambeau de son vêtement. Aussi a-t-on conjecturé que les sénateurs s’étaient jetés sur lui, dans le temple de Vulcain, et l’avaient mis à mort ; qu’ils avaient partagé le corps en morceaux, et que chacun en avait emporté, sous sa robe, une partie. D’autres ont dit que la disparition n’eut lieu ni dans le temple de Vulcain, ni en présence des seuls sénateurs, mais que Romulus tenait ce jour-là une assemblée du peuple hors de la Ville, près du marais de la Chèvre. Une tempête effroyable, impossible à décrire, se déchaîna soudain, et il se fit dans les airs une révolution étrange : la lumière du soleil s’éclipse ; la nuit se répand sur la terre, mais non le calme et le repos ; car on n’entendait de toutes parts que grands éclats de tonnerre, que vents impétueux soufflant avec violence. La foule, effrayée, se dispersa ; mais les sénateurs se rapprochèrent les uns des autres. Quand l’orage fut passé, et que le jour eut repris sa lumière, le peuple revint à l’assemblée. Son premier soin fut de s’inquiéter du roi, de s’informer où il était ; mais les sénateurs empêchèrent toute recherche et tout examen. Ils ordonnèrent à tous les Romains d’honorer Romulus, et de lui rendre un culte. « Romulus, dirent-ils, vient d’être enlevé parmi les dieux. C’était un roi doux et humain : ce sera pour vous une divinité propice. » La multitude les crut sur parole : ravie de joie et pleine d’espérance, elle se retira, en adorant le nouveau dieu. Mais il y en eut qu’animaient le ressentiment et la vengeance, et qui s’enquirent de la vérité du fait. Ils causèrent de vives inquiétudes aux sénateurs, en les accusant d’être les meurtriers du roi, et de chercher à couvrir leur crime par des contes ridicules.
Les choses étaient dans cette agitation, quand un des plus nobles patriciens, un homme dont tous estimaient la vertu, Julius Proculus, le confident et l’ami de Romulus, et l’un de ceux qui l’avaient suivi d’Albe à Rome, vint dans la place publique, et là, en présence de tout le peuple, jura, la main sur les autels, que, chemin faisant, il avait vu Romulus apparaître, plus grand et plus beau que jamais, et couvert d’armes brillantes comme le feu ; qu’à cet aspect, saisi d’effroi, il s’était écrié : « O roi, que t’avons-nous fait ? et pourquoi nous as-tu quittés, en nous exposant à d’injustes et perverses accusations, et en laissant la ville orpheline plongée dans un deuil inexprimable ? » Romulus lui avait répondu : « Les dieux l’ont voulu, Proculus. Après avoir vécu si longtemps avec les hommes, et bâti une ville qui surpassera toutes les autres en puissance et en gloire, fils du ciel je devais retourner habiter le ciel. Adieu ! va dire aux Romains qu’ils ont, dans la tempérance et le courage, les sûrs moyens de s’élever au faîte de la puissance humaine. Pour moi, sous le nom de Quirinus, je serai votre dieu tutélaire. » Les Romains crurent à ce récit, sur la foi du caractère de Proculus et du serment qu’il avait fait ; tous, d’ailleurs, se sentirent saisis d’une émotion indicible et d’une sorte d’inspiration divine ; personne ne pensa à contredire ; et, renonçant à leurs soupçons, tous se mirent à prier Quirinus, et à l’invoquer comme un dieu.

Cette histoire ressemble fort à ce que content les Grecs d’Aristéas le Proconésien, et de Cléomède d’Astypalée. Aristéas étant mort dans la boutique d’un foulon, ses amis s’y transportèrent, pour enlever le corps ; mais le corps avait disparu. Des gens qui arrivaient de voyage dirent qu’ils avaient rencontré Aristéas, faisant route vers Crotone. Pour Cléomède, c’était un homme d’une taille et d’une force extraordinaires, mais sujet à des accès de démence et de fureur, pendant lesquels il s’était souvent porté à des actes de violence. Un jour, il entra dans une école d’enfants, et il rompit par le milieu, d’un coup de poing, la colonne qui soutenait le comble : le toit s’écroula, et tous les enfants furent écrasés. Cléomède, voyant qu’on courait après lui, se jeta dans un grand coffre, qu’il ferma, et dont il tint le couvercle si fortement, que plusieurs personnes, en réunissant leurs efforts, ne purent venir à bout de l’arracher. Il fallut briser le coffre ; mais on n’y trouva point l’homme, ni vif ni mort. L’étonnement fut extrême, et l’on envoya consulter l’oracle de Delphes. Voici ce que leur dit la Pythie :

Cléomède d’Astypalée est le dernier des héros.

On débite aussi que le corps d’Alcmène disparut, comme on le portait au bûcher, et qu’il ne se trouva sur le lit qu’une pierre.

Il y a bien d’autres contes, non moins invraisemblables, où l’on a voulu faire partager, à ce qui est mortel dans la nature, l’immortalité des dieux. Sans doute, refuser tout caractère divin à la vertu, c’est impiété et basse jalousie ; mais confondre la terre avec le ciel, c’est pure sottise. Tenons-nous-en à ce qui est certain, et disons, avec Pindare : Le corps de tous les êtres obéit à la mort toute-puissante ; mais il reste une image qui vit durant l’éternité : c’est là tout ce qui nous vient des dieux. Oui, c’est d’eux que nous tenons cette partie de notre être ; et c’est auprès d’eux qu’elle retourne, non pas avec le corps, mais après qu’elle a été débarrassée du corps, qu’elle s’en est complètement séparée, et que, devenue pure et chaste, il ne lui reste rien de la chair mortelle. L’âme sèche, dit Héraclite, est la plus parfaite, et elle s’élance du corps comme l’éclair de la nue ; mais celle qui s’est détrempée avec le corps, et qui s’est rendue toute charnelle, semblable à une épaisse et ténébreuse vapeur, s’enflamme difficilement, et s’élève avec peine. Gardons-nous donc d’envoyer au ciel avec l’âme, contre leur nature, les corps des hommes vertueux, mais seulement leurs vertus et leurs âmes : c’est par là que naturellement, en vertu des lois d’une justice divine, ils ne manqueront pas, croyons-le bien, d’être changés d’hommes en héros, de héros en génies. Et, quand il y a pacification parfaite et complète sanctification ; quand ils ont fui, comme les nouveaux initiés, toutes les passions, tous les désirs d’une chair terrestre et mortelle, alors ils sont mis au rang des dieux, non par un décret public, mais en réalité, et pour cause légitime, et ils jouissent de la condition la plus belle et du suprême bonheur.
Le surnom de Quirinus, donné à Romulus, a, selon les uns, la même signification que le nom de Mars. D’autres le font venir de celui de Quirites, que portent les Romains. Suivant d’autres, enfin, les anciens nommaient quiris le fer d’une pique ou la pique même, et Quiritis la statue de Junon, qu’on portait au bout d’une pique. On appelait Mars la pique consacrée dans le palais du roi ; et ceux qui s’étaient distingués dans les combats recevaient une pique pour prix de leur valeur. Romulus fut donc surnommé Quirinus, parce qu’il était un favori de Mars, ou bien encore un dieu armé de la pique. Il y a un temple dédié à ce dieu sur la colline appelée, de son nom, le mont Quirinal.
Le jour auquel il disparut s’appelle Fuite du peuple, et nones Capratines[76], parce qu’on fait, ce jour-là, un sacrifice hors de la ville, près du marais de la Chèvre : la chèvre, en latin, se dit capra. Quand on sort pour le sacrifice, on prononce à hauts cris un certain nombre de noms romains, tels que Marcus, Lucius, Caïus, pour imiter ce qui se passa à cette déroute, et comment ils s’appelaient les uns les autres, dans leur trouble et leur frayeur. Suivant d’autres, ce n’est pas l’imitation d’une fuite, mais de l’empressement de gens qui font diligence ; et voici la raison qu’ils donnent. Quand les Gaulois, qui s’étaient rendus maîtres de Rome, en eurent été chassés par Camille, la ville avait bien de la peine à se remettre de l’état d’épuisement où elle était réduite. Plusieurs peuples du Latium marchèrent en armes contre elle. Livius Postumius, qui les commandait, vint camper en vue de Rome, et il envoya dire, par un héraut, que les Latins voulaient renouer l’ancienne alliance, qui commençait à s’affaiblir ; qu’il fallait que les deux nations s’unissent entre elles par de nouveaux mariages : si on leur envoyait un certain nombre de filles et de jeunes veuves, il y aurait paix et amitié, comme autrefois on s’était accommodé, et aux mêmes conditions, avec les Sabins. À cette proposition, les Romains se troublèrent. Si, d’un côté, ils craignaient la guerre, ils voyaient, de l’autre, que, livrer des femmes, c’était se mettre sous la dépendance absolue des Latins, Dans cette perplexité, une esclave nommée Philotis, ou Tutola, selon d’autres, vint leur conseiller de ne prendre ni l’un ni l’autre parti, mais d’employer la ruse, pour éviter et de faire la guerre, et de livrer de pareils otages. La ruse consistait à envoyer aux ennemis Philotis elle-même, avec les plus belles esclaves, vêtues en femmes de condition libre : la nuit, Philotis élèverait, du camp des ennemis un flambeau allumé ; les Romains alors sortiraient en armes, et ils surprendraient les Latins endormis. Le projet fut adopté, et les ennemis donnèrent dans le piège. Philotis éleva le flambeau, du haut d’un figuier sauvage. Elle avait étendu par-derrière elle des couvertures et des tapis, afin que les ennemis ne pussent voir la lumière, tandis qu’elle brillerait aux yeux des Romains. Dès que ceux-ci l’aperçurent, à l’instant ils sortirent, fort empressés, et, afin de s’animer encore, s’appelant les uns les autres à plusieurs reprises. Ils surprirent les ennemis à l’improviste, et les taillèrent en pièces. C’est pour conserver le souvenir de cette victoire qu’ils célébreraient la fête de la Fuite du peuple ; et ils appelleraient ce jour les nones Capratines, du mot caprificus, qui signifie, chez les Romains, un figuier sauvage. Ce jour-là, on donne aux femmes un festin hors de la ville, à l’ombre de branchages de figuier. Les servantes vont quêtant à la ronde, et folâtrant ; puis elles se frappent et se jettent des pierres, pour imiter celles qui vinrent alors en aide aux Romains dans la bataille, et combattirent à leurs, côtés. Mais peu d’historiens admettent cette tradition. Au reste, cette manière de s’appeler les uns les autres en plein jour, cette sortie de la ville pour aller sacrifier près du marais de la Chèvre, s’accordent mieux, ce semble, avec la première opinion ; à moins, toutefois, que les deux événements ne soient arrivés au même jour, à des époques différentes[77].
Quoi qu’il en soit, Romulus disparut d’entre les hommes, à l’âge de cinquante-quatre ans, et dans la trente-huitième année de son règne.

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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