Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Pour se marier, il fallait enlever sa femme ; et ce devait être non une enfant, ni une adolescente impubère, mais une fille mûre pour le mariage. Après l’enlèvement, la jeune fille était remise aux mains de l’assistante des noces, comme on disait, qui lui rasait la tête, lui donnait un habit et une chaussure d’homme, la faisait coucher sur une couche de feuillage, et l’y laissait seule et sans lumière. Le nouveau marié, non point pris de vin ni énervé par une journée de plaisir, mais sobre à son ordinaire, et après le repas de la table commune, se glissait aux côtés de sa fiancée, lui déliait la ceinture, et la portait dans un lit. Il ne passait que quelques instants près d’elle, puis il se retirait modestement dans la chambre où il dormait d’habitude avec les autres jeunes gens. Il continuait ce manège, passant les jours et les nuits avec ses camarades, et n’allant voir sa femme qu’avec précaution, et comme à la dérobée, pour n’avoir pas la honte d’être aperçu par ceux de la maison. La femme, de son côté, l’aidait de son adresse, en lui faisant saisir à point les occasions favorables pour un rendez-vous secret. Cela durait assez longtemps ; et quelquefois des maris étaient devenus pères, qu’ils n’avaient pas encore vu leurs femmes au jour. De pareilles relations n’étaient pas seulement un exercice de tempérance et de sagesse : elles entretenaient, dans les corps, la vigueur et la fécondité, conservaient la vivacité de la première ardeur, renouvelaient l’amour, et prévenaient la satiété d’un commerce habituel qui use le désir et les forces : en se quittant, ils se laissaient l’un à l’autre un reste de flamme amoureuse, et un aiguillon de tendresse.
Après avoir mis, dans les mariages, tant de pudeur et de réserve, Lycurgue n’eut pas moins d’attention à en bannir toute vaine et féminine jalousie. Il estimait que le bien consiste non-seulement à exclure du mariage la violence et le désordre, mais encore à permettre, à ceux qu’on en jugerait dignes, d’avoir des enfants en commun. Il fallait se moquer, pensait-il, de ceux qui font du mariage une société isolée, sans aucun partage avec les autres, et qui vengent, par des meurtres et des guerres, toute entreprise sur leurs droits. Il fut permis à un vieillard, mari d’une jeune femme, d’introduire auprès d’elle un jeune homme honnête, pour qui il avait de l’estime et de l’amitié, et de reconnaître, comme s’il était de lui, l’enfant qui naissait d’un sang généreux. De même, si un galant homme s’était pris d’admiration pour une femme de bien et mère de beaux enfants, qui fût l’épouse d’un autre, il lui était permis de la demander au mari, pour semer, comme en terre féconde, et faire naître des enfants bien conformés, et à qui des gens de cœur auraient transmis leur sang et leur lignée. Premièrement, en effet, Lycurgue prétendait que les enfants n’étaient pas chacun en particulier à leurs pères, mais qu’ils appartenaient tous ensemble à l’État. Il voulait donc que les citoyens eussent pour pères, non pas les premiers venus, mais les plus méritants. En second lieu, il taxait de sottise et de vanité les règlements des autres législateurs sur le mariage. « Ils cherchent, disait-il, pour les chiennes et les juments les meilleurs chiens et les meilleurs étalons ; ils les obtiennent des possesseurs, à force de prières, ou à prix d’argent : les femmes, au contraire, ils les mettent sous clef, et ils font bonne garde autour d’elles, décidant qu’elles ne doivent faire des enfants que de leurs maris, fussent-ils imbéciles, décrépits, valétudinaires. Comme si ce n’était pas au grand dommage de leurs pères, tous les premiers, et de ceux qui les élèvent, que des enfants naissent contrefaits de pères défectueux ; et comme si des enfants nés de parents robustes, et qui leur ressemblent, ne faisaient pas leur bonheur[33]. »
C’est dans la nature et dans la politique que Lycurgue avait trouvé ses raisons ; et, loin que ces usages rendissent les femmes aussi faciles qu’elles l’ont été, dit-on, dans la suite, l’adultère n’était pas même connu à Lacédémone. On cite le mot de Géradas, un Spartiate des plus vieux temps. Un étranger lui demandait quelle peine on infligeait, dans son pays, aux adultères : « Mon ami, dit Géradas, il n’y a point chez nous d’adultères. - Mais s’il y en avait ? reprit l’étranger. - Il payerait, répondit Géradas, un grand taureau qui pût boire, en allongeant le cou, du haut du Taygète[34] dans l’Eurotas. - Mais, répliqua l’étranger, comment trouver un taureau aussi grand ? - Mais, dit en riant Géradas, comment trouver à Sparte un adultère ? » Voilà quels étaient, au rapport de l’histoire, les règlements sur les mariages.
Un père n’était pas maître d’élever l’enfant qui venait de lui naître. Il devait le porter dans un lieu appelé Leschée[35], où s’assemblaient les plus anciens de chaque tribu. Ceux-ci visitaient l’enfant ; et, s’il était bien conformé, et de complexion robuste, ils ordonnaient qu’on le nourrît, et ils lui assignaient, pour son apanage, une des neuf mille parts de terre : s’il était chétif ou contrefait, ils l’envoyaient jeter dans un gouffre voisin du mont Taygète, et qu’on appelait les Apothètes[36]. Ils ne voyaient aucun avantage, ni pour lui-même, ni pour l’État, à le laisser vivre, destiné, comme il l’était dès sa naissance, à n’avoir jamais ni santé ni vigueur. Les femmes, pour éprouver la constitution des nouveau-nés, ne les lavaient point avec de l’eau, mais avec du vin ; car les enfants épileptiques ou maladifs ne peuvent, dit-on, soutenir l’épreuve : le vin les fait tomber dans le marasme et mourir ; mais, s’ils ont une complexion saine, le vin leur donne, pour ainsi dire, une trempe plus forte, et il endurcit leur tempérament. Les soins que leur donnaient les nourrices étaient réglés par une sorte d’art : elles n’emmaillottaient point leurs nourrissons ; elles leur laissaient l’entière liberté de leurs membres, et elles permettaient à leurs formes de se dégager. C’est d’elles qu’ils apprenaient à n’être point délicats pour la nourriture, à se contenter des mets les plus simples, à ne s’effrayer ni des ténèbres ni de la solitude, à s’interdire les cris, la mauvaise humeur et les larmes, tous signes de faiblesse et de lâcheté. Aussi des étrangers achetaient-ils, pour leurs enfants, des nourrices de Lacédémone. Amycla, dit-on, la femme qui nourrit l’Athénien Alcibiade, était Spartiate ; mais Périclès, au rapport de Platon, donna au jeune homme, pour instituteur, un esclave nommé Zopyre, qui n’avait rien au-dessus des gens de son état, tandis que Lycurgue n’avait pas voulu que l’on confiât les enfants de Sparte à des esclaves achetés à prix d’argent, ni à des précepteurs mercenaires.
On n’était pas libre d’élever, d’instruire son fils comme on le voulait : tous les enfants qui avaient atteint l’âge de sept ans, il les prenait, et il les distribuait en différentes classes, pour être élevés en commun, sous la même discipline ; et il les accoutumait à jouer et à étudier ensemble. Chaque classe devait avoir pour chef celui d’entre eux qui avait le plus d’intelligence, et qui s’était montré le plus brave dans les luttes. C’est sur lui que les autres fixaient leurs regards ; ils exécutaient tous ses ordres, et ils souffraient sans murmurer toutes les punitions qu’il infligeait. Cette éducation était donc proprement un apprentissage d’obéissance. Les vieillards assistaient à leurs jeux, et jetaient souvent entre eux des sujets de dispute et de querelle, afin de connaître à fond leur caractère, et de juger s’ils auraient de la hardiesse, et s’ils seraient incapables de fuir dans la bataille. Ils n’apprenaient, en fait de lettres, que l’indispensable ; tout le reste de leur instruction consistait à savoir obéir, à endurer courageusement la fatigue, à vaincre au combat. À mesure qu’ils avançaient en âge, on les appliquait à des exercices plus forts : on leur rasait la tête, on les habituait à marcher sans chaussure, et à jouer ensemble, la plupart du temps tout nus.
Parvenus à l’âge de douze ans, ils ne portaient plus de tunique, et on ne leur donnait qu’un manteau chaque année. Ils étaient sales, et ils ne se baignaient ni ne se parfumaient jamais, hormis certains jours, où on leur laissait goûter cette douceur. Chaque bande dormait dans la même salle, sur des jonchées qu’ils faisaient eux-mêmes, avec les bouts des roseaux qui croissent sur les bords de l’Eurotas : ils les cueillaient en les rompant de leurs mains seules, sans se servir d’aucun ferrement. L’hiver, ils étendaient sur la jonchée, et ils mêlaient aux bouts de roseaux des lycophons[37], comme on les appelle, matière à laquelle on attribue la vertu d’échauffer. C’était à cet âge que ceux qui s’étaient distingués commençaient à voir les amoureux s’attacher à leurs pas ; c’était alors aussi que les vieillards les surveillaient davantage, et se rendaient plus assidus à leurs exercices, à leurs combats et à leurs jeux ; et les vieillards le faisaient, non par manière d’acquit, mais avec autant d’intérêt que s’ils eussent été les pères, les instituteurs, les gouverneurs de tous les enfants. Aussi n’y avait-il pas un seul instant, pas un seul endroit, où l’enfant qui faisait une faute ne trouvât quelqu’un pour le reprendre et le châtier. Ajoutez que les maîtres de l’enfance se choisissaient parmi les plus gens de bien. Les maîtres donnaient pour chef à chaque bande le plus sage et le plus courageux d’entre les irènes[38]. Irènes est le nom qu’ils donnent à ceux qui, depuis deux ans, sont sortis de l’enfance ; les plus grands enfants s’appellent mellirènes[39]. L’irène dont je parle, âgé de vingt ans, marche à la lutte en tête de sa bande ; quant aux choses domestiques, il dispose des siens pour le service de la table : il enjoint aux plus forts d’apporter du bois ; aux plus petits, des légumes ; et, ce qu’ils apportent, ils l’ont dérobé ou en escaladant les jardins, ou en se glissant dans des salles de repas publics avec autant de précaution que d’adresse. Celui qui se laissait surprendre était frappé rudement, pour sa négligence ou sa maladresse. Ils dérobent également tout ce qu’ils peuvent trouver de viandes ; et ils savent à merveille profiter des occasions : c’est sur ceux qui dorment ou font mal le guet, qu’ils exercent leurs larcins. Celui qu’on surprend est puni du fouet, et forcé de jeûner ; ils ne font même ordinairement qu’un léger repas, afin qu’obligés de fournir eux-mêmes à leurs besoins, l’audace et la ruse soient pour eux une nécessité. C’était là le but principal qu’on se proposait, en leur épargnant la nourriture : un motif accessoire, dit-on, c’était de les faire grandir ; car le corps croît en hauteur, lorsque les esprits animaux n’ont pas à élaborer cette quantité d’aliments dont le poids les captive et les déprime, ou ne leur donne de champ qu’en largeur : ils s’élèvent facilement, à cause de leur légèreté, et le corps s’allonge sans nulle entrave et sans nul obstacle. C’est là encore, pense-t-on, une cause de la beauté : des natures minces et déliées obéissent mieux aux lois d’une belle conformation, tandis que celles que chargent l’embonpoint et un excès de nourriture y résistent, par leur pesanteur. On a observé de même que les enfants dont les mères ont été purgées pendant leur grossesse ont la taille plus fine et sont plus beaux, parce que la matière dont leur corps est formé est plus légère, et reçoit mieux l’impression qui doit la façonner[40]. Mais ne décidons rien sur la question ; et que d’autres recherchent la cause de ce phénomène.
Voici un exemple de la crainte extrême qu’avaient ces enfants de voir leurs larcins découverts. Un d’eux avait dérobé un renardeau, et il l’avait caché sous sa robe : il se laissa déchirer le ventre, par les ongles et les dents de l’animal, sans jeter un cri, et il mourut sur la place, pour garder le secret. Ce fait n’est pas incroyable, à en juger par les jeunes Spartiates d’aujourd’hui : j’en ai vu, plus d’une fois, qui expiraient sous les verges, sur l’autel de Diane Orthia[41].
L’irène, après le souper, et avant de quitter la table, ordonnait à quelqu’un des enfants de chanter ; il proposait à un autre quelques questions : par exemple, quel était le plus homme de bien de la ville, ou encore ce qu’il fallait penser de telle action. Par là on les accoutumait, dès leur enfance, à juger du bien et du mal, et à s’enquérir des mœurs des citoyens ; car, hésiter de répondre à ces questions : Qui est bon citoyen ? Qui n’a pas une bonne réputation ? c’était, au jugement des Spartiates, la marque d’un naturel lâche, qu’aucun sentiment d’honneur n’excitait à la vertu. La réponse devait être accompagnée de sa raison et de sa preuve, et renfermée en quelques mots pertinents et précis. Celui qui répondait négligemment était puni : l’irène le mordait au pouce. Souvent c’était en présence des vieillards et des magistrats, que l’irène châtiait les enfants, afin qu’ils pussent juger s’il punissait avec raison et ainsi qu’il appartenait. On ne l’arrêtait jamais pendant qu’il infligeait la peine ; mais, après que les enfants s’étaient retirés, il était puni à son tour, s’il avait montré ou une sévérité outrée, ou trop de laisser-aller et d’indulgence. Les amoureux partageaient la honte ou la gloire des enfants auxquels ils s’étaient attachés ; et l’on rapporte qu’un enfant qui se battait contre un autre, ayant laissé échapper un cri qui prouvait un manque de courage, l’amoureux fut mis à l’amende par les magistrats. L’amour était si chaste à Lacédémone, que les femmes les plus honnêtes s’attachaient aussi à de jeunes filles ; mais la jalousie était inconnue, et ces attachements étaient une source d’amitié entre ceux qui aimaient les mêmes personnes : ils travaillaient tous à l’envi à qui rendrait l’ami plus vertueux.
On formait les enfants à une manière de parler vive et piquante, assaisonnée de grâce, et qui renfermât beaucoup de sens en peu de paroles. Lycurgue, comme nous l’avons dit, avait donné à la monnaie de fer un grand poids et peu de valeur : il fit tout le contraire pour la monnaie du langage ; car il voulut qu’elle contînt, dans un petit nombre de mots simples, beaucoup de sens et des pensées d’un grand prix. Il accoutumait les enfants, par un long silence, à se montrer sentencieux et serrés dans leurs reparties ; car, de même que la débauche énerve l’homme et le rend impuissant, de même l’intempérance de la langue rend le discours lâche et vide de sens. Un Athénien se moquait, un jour, devant Agis, roi de Sparte, des courtes épées des Lacédémoniens, et il disait que les bateleurs les avalent sans peine en plein théâtre. « Hé bien, c’est avec ces courtes épées, répondit Agis, que nous atteignons si loin nos ennemis. » De même il m’est avis que le discours laconien, malgré sa brièveté, va très-bien au but, et pénètre dans la pensée des auditeurs. Lycurgue était lui-même très-concis dans son langage, et très-sentencieux, à en juger par les réponses qu’on a conservées de lui. Voici un de ses mots sur le gouvernement. Un homme lui conseillait d’établir la démocratie à Lacédémone : « Commence par mettre la démocratie dans ta maison. » En voici un autre, sur les sacrifices. On lui demandait pourquoi il n’avait prescrit que des victimes si petites et de si mince valeur : « Afin, dit-il, que nous ayons toujours de quoi honorer les dieux. » Il dit, à propos des luttes gymnastiques : « Je n’ai défendu aux citoyens que les combats où l’on tend les mains. » On cite de lui d’autres réponses semblables, qu’il avait faites dans des lettres à ses concitoyens. « Comment pourrons-nous repousser l’incursion des ennemis ? - Si vous demeurez pauvres ; si personne ne convoite une part plus grande que celle des autres. » Et, au sujet des murailles : « Une ville n’est jamais sans murailles, quand elle est environnée non de briques, mais d’hommes de cœur. » Au reste, on ne saurait ni nier ni affirmer sans hésitation l’authenticité de ces lettres et d’autres semblables.
Quant à l’aversion des Lacédémoniens pour les longs discours, c’est ce que prouvent les bons mots que je vais rapporter. Un homme disait un jour, à contre-temps, des choses qui ne manquaient pas de bon sens. « Mon ami, lui dit le roi Léonidas, tu tiens, hors de propos, de fort bons propos. » On demandait à Charilaüs, neveu de Lycurgue, pourquoi Lycurgue avait fait si peu de lois. « C’est, répondit-il, qu’il faut peu de lois à des gens qui parlent peu. » On blâmait le sophiste Hécatée[42], qui avait été admis à un repas commun, de n’y pas prononcer un mot. « Celui qui sait parler, dit Archidamidas, sait aussi à quel instant il faut parler. » Voici des exemples de ces reparties piquantes où la grâce, comme je l’ai dit plus haut, tient aussi sa place. Démarate, importuné par les questions déplacées d’un faquin, et l’entendant demander sans cesse quel était le plus homme de bien de Lacédémone, lui répondit : « Celui qui te ressemble le moins. » On louait, devant Agis, l’équité des jugements que portaient les Éléens aux fêtes d’Olympie[43]. « Belle merveille, dit-il, que les Éléens soient, en cinq ans, justes un jour ! » Un étranger faisait montre de dévouement aux Spartiates : « Dans notre ville, disait-il, on m’appelle l’ami des Lacédémoniens. - Il vaudrait mieux, dit Théopompe, qu’on t’y appelât l’ami de tes concitoyens. » Un rhéteur athénien traitait les Spartiates d’ignorants. « Tu as raison, dit Plistonax, fils de Pausanias ; car nous sommes les seuls, dans la Grèce, qui n’ayons appris de vous rien de mal. » « Combien êtes-vous de Spartiates ? demandait-on à Archidamidas. - Assez, mon ami, pour chasser les méchants. »

On peut, à leurs plaisanteries même, juger de leur habitude de ne rien dire d’inutile, et de ne laisser échapper aucune parole qui ne renfermât une pensée de quelque valeur. On proposait à un Spartiate d’aller entendre un homme qui imitait le rossignol. « J’ai entendu. dit-il, le rossignol lui-même. » Un autre, après avoir lu cette épitaphe :

Tandis qu’ils éteignaient la tyrannie, l’impitoyable Mars
Fit d’eux sa proie ; et ils périrent aux portes de Sélinonte.

« Ils avaient bien mérité leur mort, dit-il ; car ils devaient laisser brûler la tyrannie tout entière[44]. » On promettait à un jeune homme de lui donner des coqs qui se faisaient tuer en combattant. « Je n’en veux point, dit-il ; donne-m’en de ceux qui tuent en combattant. » Un autre, voyant des hommes qui s’en allaient à la campagne dans des litières : « À Dieu ne plaise, dit-il, que je m’asseye jamais en une place d’où je ne pourrais me lever devant un vieillard ! » Tel était leur sentencieux langage. Aussi a-t-on pu dire, avec raison, que laconiser consiste moins dans l’application aux exercices du corps, que dans l’amour de la sagesse.

Ils s’adonnaient à l’étude du chant et à la poésie lyrique avec la même ardeur qu’ils mettaient à chercher l’élégance et la pureté du langage. Il y avait, dans leurs chants, un aiguillon qui excitait le courage, et qui inspirait l’enthousiasme et les belles actions. Le style en était simple et mâle, les sujets graves et propres à former les mœurs. C’était, le plus souvent, l’éloge et l’apothéose de ceux qui étaient morts pour Sparte ; c’était la censure de ceux qui avaient montré de la peur, et dont on dépeignait la vie triste et malheureuse ; c’était, selon la convenance des âges, ou la promesse d’être un jour vertueux, ou le fier témoignage de l’être maintenant. Il ne sera pas hors de propos d’expliquer ma pensée par un exemple. Dans les fêtes publiques, il y avait trois chœurs, suivant les trois différents âges. Le chœur des vieillards entonnait ainsi le chant :
Nous avons été jadis jeunes et braves.

Le chœur des jeunes gens répondait :

Nous le sommes maintenant. Approche, tu verras bien !

Le troisième chœur, celui des enfants, disait, à son tour :

Et nous un jour le serons, et bien plus vaillants encore.

En général, si l’on examine les poésies des Lacédémoniens, dont quelques-unes se sont conservées jusqu’à nous, et les airs militaires qu’ils chantaient sur la flûte quand ils marchaient à l’ennemi, on reconnaîtra que Terpandre[45] et Pindare n’ont pas eu tort de faire du courage le compagnon de la musique. Le premier dit, en parlant de Lacédémone :

Là fleurissent et le courage des guerriers, et la muse harmonieuse,
Et la justice protectrice des cités.

Et Pindare : « C’est là qu’on voit des conseils de vieillards, et des guerriers vaillants la pique à la main, et des chœurs, et des chants, et des fêtes. » Tous deux ils nous représentent les Spartiates aussi passionnés pour la musique que pour la guerre. C’est qu’en effet,

Il y a deux choses qui se valent : tenir le fer, et bien manier la lyre,

comme dit le poëte laconien[46].

Avant le combat, le roi sacrifiait toujours aux Muses, sans doute pour rappeler aux soldats l’éducation qu’ils avaient reçue et le jugement qu’on porterait d’eux, et pour les animer, par ce souvenir, à braver les dangers, et à faire des actions dignes de mémoire. C’est aussi dans ces occasions qu’on relâchait, en faveur des jeunes gens, la rigueur de la discipline : on ne les empêchait plus d’avoir soin de leur chevelure, d’orner leurs habits et leurs armes ; on aimait à les voir, comme de jeunes coursiers, attendre la bataille, l’œil étincelant d’audace et d’orgueil. Ces cheveux, dont ils prenaient tant de soin dès l’adolescence, ils les soignaient encore davantage aux jours du danger ; ils les parfumaient, et ils les séparaient en deux, se remettant en mémoire le mot de Lycurgue : qu’une longue chevelure pare la beauté, et qu’elle rend la laideur plus terrible. Leurs exercices étaient plus doux dans les camps que dans les gymnases, leur genre de vie moins dur et sujet à moins d’exigences ; et les Spartiates étaient le seul peuple au monde pour qui la guerre fût un délassement des exercices qui les préparaient à la guerre.
Quand l’armée était rangée en bataille, et qu’on se trouvait en face de l’ennemi, le roi immolait une chèvre, et il ordonnait à tous les soldats de mettre des couronnes sur leur tête, et aux musiciens de jouer sur la flûte l’air de Castor ; lui-même il entonnait le chant de guerre, signal de la charge. C’était un spectacle à la fois majestueux et terrible, de les voir marcher en cadence, au son de la flûte, chacun à son rang de bataille ; personne ne rompait ; pas une âme n’était troublée par la crainte : c’était d’un pas grave et d’un air joyeux qu’ils allaient, au son de la musique, affronter le péril. C’est qu’il est vraisemblable que des hommes, avec les sentiments qui les animaient, ne sont agités ni par la crainte ni par la colère ; ils sont pleins d’assurance, d’espoir et d’audace, et ils comptent sur la protection des dieux.
Le roi marchait à l’ennemi, accompagné d’un guerrier ayant vaincu dans les jeux de la Grèce, et ayant remporté une couronne. On conte, à ce sujet, qu’un athlète Spartiate refusa une somme considérable qu’on lui offrait, pour l’engager à ne pas combattre aux jeux olympiques. Il terrassa son adversaire, non sans de rudes efforts. « Quel si grand avantage, ô Laconien ! lui dit quelqu’un, as-tu gagné à ta victoire ? » Il répondit, en souriant : « Je combattrai en bataille devant le roi. »
Quand ils avaient mis en déroute l’ennemi, et qu’ils étaient vainqueurs, ils ne poursuivaient les fuyards qu’autant qu’il le fallait pour assurer l’avantage. Ils s’arrêtaient alors, persuadés qu’il n’était ni généreux, ni digne d’un peuple grec, de tailler en pièces et de massacrer des gens qui s’avouent vaincus, et qui ont lâché pied : conduite non moins utile que noble et digne des grandes âmes ; car ceux qui combattaient contre eux, voyant qu’ils faisaient main basse sur tout ce qui résistait, et qu’ils épargnaient les fuyards, trouvaient plus d’avantage à fuir qu’à leur tenir tête.
Hippias[47] le sophiste dit que Lycurgue fut lui-même un grand homme de guerre, et qu’il se trouva à plusieurs expéditions. C’est à Lycurgue que Philostéphanus[48] attribue la division de la cavalerie en ulames[49]. L’ulame, tel qu’il l’avait constitué, était composé de cinquante cavaliers et formait un carré. Mais Démétrius de Phalère prétend que Lycurgue ne prit jamais en main les armes, et qu’il établit son gouvernement en temps de paix. Il est certain que l’idée d’instituer la trêve olympique prouve son caractère doux et porté à la paix. Toutefois quelques écrivains, au rapport d’Hermippus[50], disent que Lycurgue, dans le commencement, n’y songeait pas, et qu’il n’en avait rien dit à Iphitus : il était venu aux jeux pendant ses voyages, et en simple spectateur. Mais il entendit, derrière lui, comme la voix d’un homme qui le gourmandait, avec un accent de surprise, de ce qu’il n’obligeait pas ses concitoyens à prendre part à une fête si solennelle. Il se retourna, pour voir qui lui parlait, et il ne vit personne : aussi prit-il ces paroles pour un avertissement des dieux. Il alla trouver Iphitus, et régla avec lui toute l’ordonnance des fêtes, dont il augmenta l’éclat et assura pour longtemps la célébration.
J'ai lu toute la 1ere page.
Ça rappelle les contes de provence.

Données du topic

Auteur
Loose-Sutures
Date de création
7 septembre 2024 à 04:18:44
Nb. messages archivés
569
Nb. messages JVC
568
En ligne sur JvArchive 297