Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

La succession des rois descendus d’Énée était arrivée aux mains de deux frères, Numitor et Amulius. Amulius fit de l’héritage deux parts : il mit d’un côté le royaume, et de l’autre l’argent comptant, avec l’or qu’on avait apporté de Troie. Numitor choisit le royaume. Amulius, devenu, par ses trésors, plus puissant que son frère, lui enleva facilement la couronne ; mais, craignant que la fille de Numitor ne mît au monde des enfants, il la fit prêtresse de Vesta, pour qu’elle ne se mariât point, et qu’elle usât ses jours dans la virginité. Les uns la nomment Ilia, d’autres Rhéa, et quelques-uns Silvia. Peu de temps après, elle se trouva enceinte, contrairement à la règle que la loi impose aux vestales. Antho, fille du roi, la préserva du dernier supplice, en intercédant pour elle auprès de son père ; mais Amulius, de peur qu’elle n’accouchât à son insu, l’enferma dans une étroite prison, où personne n’avait la liberté de la voir. Elle mit au monde deux jumeaux, grands et beaux à merveille. Alors Amulius, encore plus alarmé, chargea un de ses domestiques de les exposer. Il s’appelait, dit-on, Faustulus : selon d’autres, Faustulus est le nom de celui qui les recueillit. Le domestique, ayant mis les enfants dans un berceau, descendit vers le Tibre, pour les y jeter ; mais il vit le courant si enflé et si rapide, qu’il n’osa s’approcher : il les posa près du rivage, et se retira. L’eau finit par déborder ; et, soulevant doucement le berceau, elle le porta sur un terrain mou et uni, qu’on appelle aujourd’hui Cermanum, et qui se nommait autrefois Germanum, à raison, je crois, de ce que les Latins donnent le nom de germains aux frères de père et de mère. Il y avait, près de là, un figuier sauvage, qu’on nommait ruminal : soit, ainsi que le pensent la plupart, à cause de Romulus ; soit parce que les bêtes ruminantes allaient, au milieu du jour, se reposer sous son ombre ; ou plutôt parce que ces enfants y furent allaités. Car les anciens Latins appelaient la mamelle ruma ; et ils donnent le nom de Rumilia à une déesse qui préside, d’après leur opinion, à la nourriture des enfants : il n’entre point de vin dans ses sacrifices, et les libations s’y font avec du lait.
C’est là que les deux enfants, posés ainsi à terre, furent allaités par la louve, et qu’un pivert venait partager avec elle le soin de les nourrir et de les garder. Ces deux animaux passent pour être consacrés à Mars ; et les Latins honorent le pivert d’un culte particulier[7]. Aussi ne manqua-t-on point d’ajouter foi au témoignage de la mère, que les deux enfants étaient nés du dieu Mars. Quelques auteurs disent que c’était erreur chez elle : Amulius, qui lui avait ravi sa virginité, serait entré dans sa prison tout armé, pour lui faire violence. D’autres veulent aussi que le nom de la nourrice ait été, par l’effet d’une équivoque, l’occasion de cette fable. Les Latins appelaient louves et les femelles des loups et les femmes qui se prostituent : or, telle était la femme de ce Faustulus, qui avait élevé chez lui les enfants. Elle se nommait d’ailleurs Acca Larentia. Les Romains lui font encore des sacrifices : au mois d’avril, le prêtre de Mars fait, en son honneur, des libations funèbres ; et la fête se nomme Larentia[8].

Ils honorent encore une autre Larentia ; et voici à quel sujet.

Un jour, le gardien du temple d’Hercule imagina, sans doute dans un moment d’ennui où il ne savait que faire, de proposer au dieu une partie de dés, à condition que, s’il gagnait, Hercule lui accorderait une grâce à son choix, et que, s’il perdait, il donnerait au dieu un festin splendide, et lui amènerait une belle femme pour coucher avec lui. L’arrangement fait, il jette les dés, d’abord pour Hercule, ensuite pour lui, et il perd manifestement la partie. Pour tenir sa parole et remplir ses engagements, il dresse au dieu un repas magnifique, et il fait venir, en payant, Larentia, qui était dans toute sa jeunesse, et peu renommée encore. Le lit du festin était dressé dans le temple. Le repas fini, il y enferma Larentia, pour que le dieu jouît de ses faveurs. On dit qu’en effet Hercule posséda la femme, et qu’il lui ordonna d’aller dès le matin sur la place, d’embrasser le premier homme qu’elle rencontrerait, et d’en faire son ami. Le premier qu’elle rencontra fut un citoyen déjà vieux et fort riche, qui avait passé jusque-là sa vie dans le célibat : il se nommait Tarrutius. Il fit bon accueil à Larentia, et il s’attacha tellement à elle, qu’en mourant il lui laissa des biens considérables, dont elle donna, par testament, la plus grande partie au peuple romain. Elle avait déjà un nom célèbre, dit-on, et on l’honorait comme l’amie d’un dieu, lorsqu’elle disparut tout à coup, près du lieu où était enterrée la première Larentia. C’est aujourd’hui le Vélabre : ce nom vient de ce que, le Tibre étant sujet à se déborder, on traversait en bateau dans cet endroit, pour se rendre au Forum ; manière de passer l’eau qui s’appelle velatura[9]. Il y en a qui disent que ceux qui donnaient des jeux au peuple faisaient tendre de toiles les rues qui mènent de la place au Cirque, à commencer par cet endroit-là : or, les Romains donnent à une toile le nom de velum. Telle est l’origine des honneurs qu’on rend, chez les Romains, à la seconde Larentia.

Faustulus, porcher d’Amulius, éleva les deux enfants chez lui, à l’insu de tout le monde. Quelques-uns néanmoins prétendent, et avec plus de vraisemblance, que Numitor le savait, et qu’il fournissait secrètement à leur nourriture. Dans la suite, ajoute-t-on, ils furent menée à Gabies[10], pour y apprendre la grammaire et tout ce que doivent savoir les gens bien nés.
Les noms de Romulus et de Romus leur vinrent, dit-on, du mot qui signifie mamelle[11], parce qu’on avait vu la louve les allaiter. Leur taille avantageuse et la noblesse de leurs traits annonçaient déjà, dès leurs plus tendres années, ce qu’ils seraient un jour. En grandissant, ils devenaient l’un et l’autre plus courageux et plus hardis, et ils montraient, dans les dangers, une audace et une intrépidité à toute épreuve ; mais Romulus l’emportait sur son frère par le bon sens, et par son habileté à traiter les affaires. S’agissait-il de pâturages, de chasse, partout, dans ses relations avec ses voisins, il donnait bien à connaître qu’il était né plutôt pour commander que pour obéir. Aussi étaient-ils fort aimés l’un et l’autre, de leurs égaux et de leurs inférieurs. Quant aux intendants et aux chefs des troupeaux du roi, à qui ils ne voyaient aucun avantage sur eux du côté du courage, ils les méprisaient, et ils ne tenaient compte ni de leurs menaces, ni de leurs colères. Leur vie, leurs occupations étaient celles d’hommes libres ; et ce qu’ils regardaient comme digne d’un homme libre, ce n’était pas de rester oisif et de ne rien faire, mais bien d’exercer son corps, de chasser, de courir, de détruire les brigands et les voleurs, et de défendre les opprimés contre la violence. Par cette conduite, ils avaient acquis un grand renom.
Un jour, les bouviers de Numitor s’étaient pris de querelle avec ceux d’Amulius, et leur avaient enlevé quelques troupeaux : les deux frères, indignés, se mirent à leur poursuite, les battirent, les dispersèrent, et reprirent le butin qu’ils avaient emmené. Numitor se courrouça ; mais eux s’en mirent peu en peine. Ce n’est pas tout : ils se formèrent une troupe ; ils accueillirent auprès d’eux nombre d’indigents et d’esclaves, à qui ils suggérèrent des prétextes de désobéissance et de révolte. Mais, pendant que Romulus était retenu ailleurs par un sacrifice (car il aimait les cérémonies religieuses, et il s’entendait à la divination), les bergers de Numitor, ayant rencontré Romus peu accompagné, tombèrent brusquement sur lui. On se battit ; il y eut plusieurs blessée de part et d’autre ; mais l’avantage resta aux gens de Numitor : ils firent Romus prisonnier, le menèrent à Numitor, et exposèrent leurs griefs contre lui. Numitor n’osa punir, parce qu’il craignait la colère d’Amulius. Il va le trouver, lui demande justice de l’insulte qu’il avait subie, lui, son frère, de la part des serviteurs mêmes du roi. Les Albains s’émurent de son indignation : à les entendre, le rang de Numitor eût dû le préserver de l’offense. Amulius, touché de ces réclamations, livra Romus à Numitor, pour en disposer à son gré. Numitor le mène en sa demeure ; et là, il ne peut s’empêcher d’admirer ce jeune homme, d’une taille et d’une force singulières, cette hardiesse et cette fermeté qui éclatent sur son visage, et qui le rendent insensible au danger dont il est menacé. D’ailleurs, ce qu’on racontait de ses actions répondait à ce qu’il voyait ; mais il y avait là surtout, je crois, l’inspiration de quelque dieu décidant les commencements des grandes choses qui arrivèrent depuis. Numitor eut un pressentiment ; il devina la vérité. Il demande au jeune homme qui il est, quelle a été sa naissance ; il lui parle d’un ton de douceur et de bonté, propre à lui donner la confiance et l’espoir.
Romus répondit hardiment : « Je ne te cèlerai rien, car tu me parais plus digne de régner qu’Amulius. Tu écoutes du moins, et tu juges, avant de punir : lui, il livre, sans les juger, les accusés au supplice. Nous nous étions crus, jusqu’à présent, les fils de Faustulus et de Larentia, serviteurs du roi ; nous sommes deux jumeaux. Depuis qu’on nous a calomnieusement accusés devant toi, et que nous avons à défendre notre vie, nous entendons dire de nous des choses surprenantes : sont-elles dignes de foi, c’est ce que va éclaircir le danger où je me trouve. Nés secrètement, dit-on, nous avons été nourris, allaités, dans notre enfance, de la façon la plus étrange : les oiseaux carnassiers et les bêtes sauvages auxquels on nous avait jetés en proie nous ont nourris ; une louve nous a donné la mamelle, et un pivert nous a apporté la becquée, alors que nous étions exposés dans un berceau, sur le bord du grand fleuve. On conserve encore ce berceau : il est garni de bandes de cuivre, sur lesquelles sont des caractères à demi-effacés, qui peut-être seront un jour, pour nos parents, des signes d’une reconnaissance inutile, après que nous aurons péri. »
Numitor, comparant ce discours, et l’âge que paraissait avoir Romus, avec l’époque de l’exposition des enfants, ne rejeta pas une flatteuse espérance ; mais d’abord il songea au moyen d’en conférer secrètement avec sa fille, qui était toujours étroitement gardée.
Cependant Faustulus, informé que Romus avait été fait prisonnier, et qu’Amulius l’avait livré à Numitor, presse Romulus d’aller à son secours, et lui découvre enfin le secret de sa naissance : jamais auparavant il n’en avait parlé qu’en termes obscurs ; et ses révélations se bornaient à ce qu’il en fallait pour leur inspirer, à la réflexion, de nobles sentiments. Lui-même il prend le berceau, et il court le porter à Numitor en grande hâte, et tout tremblant du danger de Romus. Arrivé aux portes, son air effaré inspira des soupçons aux gardes du roi : ces soupçons, les réponses embarrassées qu’il fit, amenèrent la découverte du berceau, qu’il cachait sous son manteau. Il y avait, par hasard, au nombre des gardes, un des hommes qu’Amulius avait chargés de jeter les enfants, et qui avaient assisté à l’exposition. Il n’eut pas plutôt vu le berceau, qu’il le reconnut, à sa forme et aux caractères qui y étaient gravés. Il se douta d’abord du fait ; et il ne s’en tint pas au doute. Il alla sur-le-champ trouver le roi, et lui mena Faustulus, afin qu’il tirât de lui la vérité. Dans cette pressante conjoncture, Faustulus, sans céder entièrement à la crainte, ne conserva pas cependant toute sa fermeté : il avoua que les enfants vivaient, mais il dit qu’ils étaient loin d’Albe, à paître des troupeaux ; que, quant à lui, il portait ce berceau à Ilia, qui avait eu souvent le désir de le voir et de le toucher, pour se fortifier dans l’espérance que ses enfants vivaient encore.
Amulius, par une imprudence ordinaire aux gens perplexes, et qui agissent sous l’impression de la crainte ou de la colère, dépêcha en hâte un homme de bien, et qui était ami de Numitor, pour lui demander s’il n’avait pas entendu dire que les enfants d’Ilia fussent en vie. Cet homme arrive, et il trouve Numitor déjà tout prêt à se jeter au cou de Romus et à le serrer dans ses bras : il confirme son espérance ; il le presse de saisir l’occasion ; il se joint à eux, et il s’offre à seconder leurs efforts. La circonstance ne permettait aucun retard : Romulus était déjà proche, et la plupart des habitants de la ville couraient se joindre à lui, déterminés par la crainte et la haine que leur inspirait Amulius. Romulus amenait un corps considérable de troupes, divisées en compagnies de cent hommes. Chaque compagnie avait pour guide un homme armé d’une perche, que surmontait un faisceau de foin et de menu bois : c’est ce que les Latins appellent des manipules[12] ; et les soldats qui suivent ces enseignes portent, encore aujourd’hui, dans les armées, le nom de manipulaires. Romus, de son côté, gagnait les citoyens qui étaient restés dans Albe, tandis que Romulus s’avançait avec ceux du dehors. Le tyran, effrayé, et ne sachant rien faire ni rien résoudre pour sa défense, fut saisi et mis à mort.
La plupart de ces faits, rapportés par Fabius, et par Dioclès de Péparèthe, le premier, je pense, qui ait écrit l’histoire de la fondation de Rome, sont, aux yeux de quelques-uns, suspects d’embellissements dramatiques et d’ornements fabuleux. Mais peut-on se refuser à y croire, quand on considère quels poëmes sait composer la Fortune, et lorsqu’on pense aux succès de Rome, qui ne serait jamais parvenue à un si haut degré de puissance, si elle n’eût eu une origine divine, et signalée par quelque chose de grand et de miraculeux ?
La mort d’Amulius avait rétabli le calme dans la ville. Romulus et Romus ne voulurent ni demeurer à Albe sans y régner, ni y régner du vivant de leur aïeul. Après avoir rendu l’autorité souveraine à Numitor, et à leur mère des honneurs convenables, ils résolurent d’aller habiter là où ils seraient chez eux, et, pour cela, de bâtir une ville dans le lieu même où ils avaient été nourris. Ils ne pouvaient donner un prétexte plus honnête ; mais peut-être était-ce pour eux un parti nécessaire. Comme ils n’avaient, sous leurs ordres, que des troupes de bannis et d’esclaves fugitifs, il leur fallait ou s’exposer à voir leur puissance détruite, par la dispersion de pareils soldats, ou s’en aller avec eux s’établir quelque part, car les Albains n’avaient voulu ni s’allier avec ces bannis et ces esclaves, ni les admettre au nombre des citoyens. Une première preuve de ce refus, c’est l’enlèvement des Sabines, œuvre non de passion brutale, mais de nécessité, ces hommes ne trouvant pas à contracter de mariages volontaires : en effet, ils eurent les plus grands égards pour les femmes qu’ils avaient enlevées. Une seconde preuve, c’est que, leur ville commençait à peine à prendre pied, qu’ils y bâtirent, pour les fugitifs, un lieu de refuge, qu’ils appelèrent le temple du dieu Asyle[13]. Ils y accueillaient tout le monde ; et ils ne rendaient ni l’esclave à son maître, ni le débiteur à son créancier, ni le meurtrier à son juge : alléguant un oracle d’Apollon, qui garantissait l’inviolabilité de la franchise à tous les fugitifs. Aussi Rome se peupla-t-elle promptement, elle qui, dans l’origine, ne comptait pas plus de mille feux. Mais j’en parlerai plus tard.

À l’instant même où les deux frères s’apprêtaient à bâtir la ville, il s’éleva entre eux une contestation, au sujet de l’emplacement. Romulus fonda ce qu’on appelle Rome carrée[14] ; et c’est là qu’il voulait qu’on se fixât. Romus avait choisi, sur le mont Aventin, un lieu fort d’assiette, qui prit de lui le nom de Rémonium[15], et qu’on appelle aujourd’hui Rignarium[16]. Ils convinrent de s’en remettre de leur litige au présage des oiseaux favorables, et ils allèrent se poster chacun de leur côté. Il apparut, dit-on, six vautours à Romus, et douze à Romulus. D’autres prétendent que Romus vit véritablement les siens, mais que Romulus trompa son frère, et qu’il ne vit les douze vautours qu’après que Romus se fut approché de lui. Quoi qu’il en soit, voilà d’où vient qu’aujourd’hui encore, les Romains préfèrent, à tous les autres augures, les augures par les vautours. Hercule aussi, suivant ce qu’écrit Hérodore de Pont, était charmé quand il voyait, au début d’une entreprise, un vautour se montrer à lui. En effet, le vautour est, de tous les animaux, le moins nuisible : il ne fait tort à rien de ce que les hommes sèment, plantent et nourrissent ; il vit de corps morts, et il ne tue ni ne blesse aucun être qui ait vie ; il ne touche pas aux oiseaux, même morts, et il respecte en eux son espèce : différent en cela des aigles, des hiboux et des éperviers, qui attaquent et déchirent tout vivants les oiseaux mêmes. Or, comme dit Eschyle :

L’oiseau qui a mangé un oiseau peut-il être pur[17] ?

D’ailleurs, les autres oiseaux passent, pour ainsi dire, leur vie sous nos yeux ; partout ils s’offrent d’eux-mêmes à nous : tandis que c’est chose rare que l’apparition d’un vautour. L’on sait aussi combien il est difficile de trouver leurs aires. Cette rareté a donné quelque crédit à l’absurde opinion que les vautours viennent chez nous par immigration, et qu’ils sortent de quelques autres contrées : ainsi font-ils, du reste, dans les cas surnaturels où il s’agit, au jugement des devins, non du cours ordinaire des choses, mais de la volonté des dieux se manifestant par des signes visibles.
Romus, en apprenant qu’il avait été trompé, ressentit un violent chagrin : aussi, pendant que Romulus faisait creuser le fossé qui devait entourer les murailles, il le raillait sur son ouvrage, et il en entravait l’exécution ; et il en vint jusqu’à sauter le fossé. Il fut tué sur-le-champ, par Romulus en personne, disent les uns, et, selon d’autres, par Celer, un des amis de Romulus. Faustulus périt lui-même dans le combat, ainsi que Plistinus : Plistinus était son frère, et l’avait, dit-on, aidé à élever Romulus. Celer s’enfuit en Étrurie : c’est de son nom que les Romains ont appelé célères les gens prompts et légers. Ils surnommèrent ainsi Quintus Métellus, parce qu’il avait donné, fort peu de jours après la mort de son père, un combat de gladiateurs : c’était l’expression de l’étonnement qu’avait causé la rapidité des préparatifs.
Romulus, après avoir enterré Romus et ses deux nourriciers dans le Rémonium, s’occupa de bâtir la ville. Il avait fait venir d’Étrurie des hommes qui lui apprirent et lui expliquèrent certaines cérémonies et formules qu’il fallait observer, comme pour la célébration des mystères. Un fossé fut creusé autour du lieu qui est aujourd’hui le Comice ; et on y jeta les prémices de toutes les choses dont on use légitimement comme bonnes, et naturellement comme nécessaires. À la fin, chacun apporta une poignée de la terre du pays d’où il était venu : on y jeta la terre, et on mêla le tout ensemble. Ils appellent ce fossé comme l’univers même : un monde. Puis, de ce point pris comme centre, on décrivit l’enceinte de la ville. Le fondateur met un soc d’airain à une charrue, y attelle un bœuf et une vache, et trace lui-même, sur la ligne qu’on a tirée, un sillon profond ; ceux qui le suivent ont la charge de rejeter en dedans de l’enceinte les mottes de terre que la charrue fait lever, et de n’en laisser aucune en dehors. La ligne tracée marque le contour des murailles. On la nomme, par syncope, Pomœrium[18], comme qui dirait derrière ou après le mur. À l’endroit où l’on veut marquer une porte, on retire le soc de terre, on porte la charrue, et l’on interrompt le sillon. Voilà pourquoi les Romains regardent les murailles comme sacrées, excepté les portes. Si les portes étaient sacrées, on ne pourrait, sans blesser la religion, y faire passer ni les choses nécessaires qui doivent entrer dans la ville, ni les choses impures qu’il faut en faire sortir.
Rome fut fondée le onzième jour avant les calendes de mai[19] : c’est là un point hors de discussion. Les Romains fêtent encore à présent cet anniversaire, ou, comme ils l’appellent, le jour natal de leur patrie[20]. Dans l’origine, ils n’y sacrifiaient, dit-on, aucun être qui eût vie ; ils croyaient qu’une fête consacrée à la naissance de leur ville devait être entièrement pure, et qu’il ne fallait pas la souiller de sang. Au reste, avant même la fondation de Rome, ils célébraient, en ce même jour, une fête champêtre, qu’ils appelaient Palilies[21]. Aujourd’hui, les néoménies[22] des Romains ne répondent nullement à celles des Grecs : on dit toutefois que la date précise du jour où Romulus fonda la ville concordait justement avec le 30 du mois des Grecs[23], et qu’il y eut, ce jour-là, une éclipse de soleil, la même, pense-t-on, qui fut observée par le poëte Antimachus de Téos[24], dans la troisième année de la sixième Olympiade.
Au temps du philosophe Varron[25], de tous les Romains le plus versé dans la connaissance de l’histoire, il y avait un certain Tarutius, son ami, philosophe et mathématicien, qui se mêlait d’horoscopes par curiosité, et qui passait pour y exceller. Varron lui proposa de déterminer le jour et l’heure de la naissance de Romulus, par des raisonnements déduits de ses actions connues, comme on fait pour la solution des problèmes de la géométrie. La même théorie qui, sur une naissance donnée, prédit quelle sera la vie d’un homme, devait aussi, disait-il, une vie étant connue, découvrir le moment de la naissance. Tarutius fit ce que Varron demandait. Après avoir attentivement considéré et les aventures de Romulus, et ses faits et gestes, et la durée de sa vie, et le genre de sa mort, et ce qui s’ensuit, le tout bien et dûment comparé, il prononça intrépidement, et sans nulle hésitation, que Romulus avait été conçu la première année de la deuxième Olympiade, le 23 du mois égyptien Chœac, à la troisième heure du jour, pendant une éclipse totale de soleil ; et il ajouta que Romulus était né le 21 du mois Thoth, vers le lever du soleil, et qu’il avait fondé Rome le 9 du mois Pharmouthi, entre la deuxième et la troisième heure. C’est, en effet, l’opinion des mathématiciens, que la fortune d’une ville, comme celle d’un particulier, a son temps préfix, qui s’observe par les positions des étoiles au premier instant de sa fondation. Au reste, ce qu’il y a de neuf et de curieux, dans ces détails et d’autres du même genre, n’est pas peut-être d’un agrément qui compense, aux yeux des lecteurs, ce que des fables ont de rebutant.
Quand la ville fut bâtie, Romulus divisa d’abord en plusieurs corps militaires tout ce qu’il y avait d’hommes valides : chaque corps était de trois mille hommes de pied et de trois cents chevaux. On appela ces corps de troupes légions, pour désigner qu’on avait choisi[26], entre tous les citoyens, ceux qui étaient propres à la guerre. Les autres citoyens faisaient la fonction de peuple ; et c’est le nom qu’ils portèrent. Romulus y prit cent des plus considérables, pour en former un conseil : il les appela patriciens, et le corps entier sénat, c’est-à-dire conseil des vieillards. Les sénateurs furent, dit-on, nommés patriciens, ou parce qu’ils étaient pères d’enfants libres, ou plutôt, selon d’autres, parce qu’ils pouvaient montrer leurs pères, ce que n’eussent pu faire qu’un petit nombre des premiers habitants de la ville. D’autres voient l’origine de ce mot dans le patronage : c’est ainsi qu’on appelait, et qu’on appelle encore, la protection que les grands accordent aux petits. Le patronage tirerait son nom de Patron, l’un des compagnons d’Évandre. C’était un homme secourable, et le protecteur zélé des faibles. Mais il y aurait plus de vraisemblance à dire que Romulus les nomma ainsi parce que, selon lui, les premiers et les plus puissants devaient avoir, pour les petits, un soin et une sollicitude paternelle ; et qu’en même temps il apprenait à ceux-ci qu’il leur fallait non pas craindre les grands et s’affliger des honneurs dont ils jouissent, mais avoir pour eux du respect et de l’affection, les regarder comme des pères, et leur en donner le titre[27]. Aussi les sénateurs sont-ils, même à présent, qualifiés de seigneurs et chefs par les étrangers, et, par les Romains, de pères conscrits : titre d’honneur par excellence, mais qui n’expose point à l’envie celui qui en est revêtu. D’abord on les appela simplement pères ; mais depuis, comme on leur en eut adjoint plusieurs autres, on les nomma pères conscrits. C’était la dénomination la plus vénérable qui pût distinguer le sénat des simples citoyens.
Romulus fit une seconde division des grands et du peuple : il appela les uns patrons ou protecteurs, et les autres clients, c’est-à-dire attachés à la personne. Il établit entre eux d’admirables rapports de bienveillance, fondés sur des obligations réciproques. Les patrons expliquaient les lois à leurs clients ; ils plaidaient leurs causes dans les tribunaux, les éclairaient par leurs conseils, et prenaient toutes leurs affaires en main. Les clients, à leur tour, se dévouaient tout entiers à leurs patrons : ils avaient pour eux le plus grand respect, et même ils contribuaient à doter les filles et à payer les dettes de ceux qui étaient pauvres ; enfin il n’y avait ni lois ni magistrats qui pussent contraindre un client à déposer contre son patron, ni un patron contre son client. Ces droits ont toujours subsisté : seulement, dans la suite, les grands ont regardé comme une honte et une bassesse de recevoir de l’argent des petits. Mais en voilà assez sur ce point.

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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