Plutarque Vies des hommes illustres
COMPARAISON DE LYCURGUE ET DE NUMA.
Nous avons raconté la vie de Numa et celle de Lycurgue : comparons ces deux hommes l’un à l’autre, sans reculer devant la difficulté de l’entreprise, et mettons aussi en regard les différences.
Numa mit les jeunes filles sous[3] une garde très-sévère ; et il les assujettit à un genre de vie modeste, et convenable à leur sexe. Lycurgue leur laissa une liberté trop peu réservée et toute masculine, et il encourut les railleries des poëtes, lesquels donnent aux filles de Sparte les surnoms de montre-cuisses, ainsi Ibycus[4], et d’andromanes[5] Euripide dit aussi[6] :
Elles quittent leurs demeures pour suivre les garçons,
Toutes la cuisse nue, le péplum au vent.
Il est vrai que les pans de la tunique des jeunes filles n’étaient pas cousus par le bas, et qu’ils s’ouvraient de façon qu’elles ne pouvaient faire un pas sans montrer leur cuisse, comme Sophocle le fait clairement entendre dans ces vers[7] :
Et celle qui commence à avoir des désirs, et dont la robe encore ouverte des deux côtés.
Tombe sur la cuisse qu’elle laisse voir,
Hermione montre sa cuisse aux passants.
Aussi dit-on qu’elles étaient très-hardies, et que c’est surtout contre leurs maris que s’exerçait leur caractère altier : elles avaient tout pouvoir dans leurs maisons ; et, même dans les conseils, elles donnaient librement leur avis sur les affaires de la plus haute importance.
SOLON. (Né vers l’an 640 environ, et mort au milieu du sixième siècle avant J.-C.)
Didyme le grammairien[1], dans son écrit sur les Tables des lois de Solon, en réponse à Asclépiade[2], cite un passage d’un certain Philoclès[3], où il est dit, contre l’opinion de tous ceux qui ont parlé de Solon, que Solon eut pour père Euphorion. En effet, on s’accorde unanimement à le faire naître d’Exécestide, homme d’une fortune et d’un crédit médiocres parmi ses concitoyens, mais qui était de la plus illustre maison d’Athènes : Exécestide descendait de Codrus. Pour la mère de Solon, elle était, suivant Héraclide de Pont[4], cousine germaine de la mère de Pisistrate. Aussi y eut-il, dans l’origine, un lien d’amitié entre Pisistrate et Solon ; et ce ne fut pas seulement un effet de la parenté : le naturel heureux de Pisistrate et sa beauté avaient inspiré à Solon de l’amour. C’est pour cela sans doute que les dissentiments politiques qui éclatèrent entre eux dans la suite n’aboutirent pas à une haine violente : les droits de leur ancien attachement subsistèrent toujours dans leurs âmes, et y conservèrent un agréable souvenir de cet amour, de même qu’un grand feu laisse toujours après lui de vives étincelles.
Solon, au rapport d’Hermippus, trouva une fortune que la bienfaisance et la générosité de son père avaient considérablement diminuée. Il ne manquait pas d’amis disposés à lui fournir de l’argent ; mais, né d’une famille plus accoutumée à donner qu’à recevoir, il aurait eu honte d’en accepter ; et, comme il était jeune encore, il s’adonna au négoce. Cependant, suivant quelques-uns, ce fut moins dans la vue de trafiquer et de s’enrichir, que dans le dessein de connaître et de s’instruire, que Solon courut par le monde. En effet, il faisait ouvertement profession d’aimer la science ; et c’est lui qui répétait, tout vieux qu’il fût déjà : « J’apprends bien du nouveau chaque jour, en avançant en âge. » Il n’était pas ébloui par l’éclat des richesses ; car il n’y a, suivant lui, nulle différence entre
… celui qui a beaucoup d’argent,
Et de l’or, et des champs qui se couvrent de moissons,
Des chevaux, des mulets, et l’homme qui ne possède
Qu’un bon estomac, des flancs robustes et des pieds alertes.
Si l’on y joint des enfants, une femme,
Dans leur jeunesse et dans leur fleur, c’est là la parfaite harmonie.
Il dit pourtant, dans un autre endroit :
Oui, je désire des richesses ; mais ce n’est point de l’injustice
Que je les veux tenir : la justice finit toujours par arriver.
Mais rien n’empêche l’homme de bien, le citoyen dévoué à son pays, de garder un juste milieu : il peut ne point s’attacher à la poursuite du superflu, sans pour cela mépriser le nécessaire et ce qui suffit à ses besoins.
Dans ce temps-là, pour parler comme Hésiode[6], il n’y avait pas de travail qui fût honteux ; aucun art ne mettait de différence entre les hommes : le négoce surtout était honoré, qui met en possession des avantages dont jouissent les étrangers, gagne l’amitié des rois, et donne une grande expérience. On a même vu des trafiquants fonder de grandes villes : ainsi Protis bâtit Marseille, après s’être concilié l’amitié des Gaulois qui habitent les bords du Rhône. Thalès se livra, dit-on, au négoce, ainsi qu’Hippocrate le mathématicien[7] ; et Platon vendit de l’huile en Égypte, pour fournir aux frais de son voyage. On croit donc que les prodigalités de Solon, sa vie délicate et sensuelle, la licence de ses poésies, où il parle des voluptés d’une manière si peu digne d’un sage, furent des résultats de cette vie de négoce. C’est une profession qui expose à mille dangers formidables, et qui, en revanche, se dédommage par les plaisirs et la bonne chère. Toutefois, voici un passage où l’on voit qu’il se croyait lui-même plutôt au nombre des pauvres que des riches :
Bien des méchants sont riches, bien des bons sont pauvres ;
Pour moi je n’échangerais pas, avec ceux-là,
Ma vertu contre leur richesse : la vertu demeure en nous à jamais ;
La fortune passe sans cesse d’une main à une autre.
Solon ne s’appliqua d’abord à la poésie que par amusement, ce semble, et pour charmer ses loisirs, sans jamais traiter des sujets sérieux. Mais depuis, il mit en vers des maximes philosophiques, et il fit entrer dans ses poëmes plus d’un trait de son administration politique ; non point pour faire de l’histoire et conserver un souvenir, mais pour servir à l’apologie de sa conduite, et quelquefois pour adresser aux Athéniens des exhortations, des conseils, ou de vives censures. Quelques-uns disent aussi qu’il avait entrepris de mettre ses lois en vers, et ils citent le commencement, qui est tel :
Je prie d’abord le roi Jupiter, fils de Saturne,
D’accorder à ces institutions bonne chance et gloire.
Il s’attacha, comme presque tous les sages d’alors, à cette partie de la philosophie morale qui traite de la politique. Pour la philosophie naturelle, il en était aux rudiments, et aux notions du vieux temps sans plus ; voici qui le prouve assez :
De la nue sortent la neige et la grêle ;
La foudre vient de l’éclair étincelant ;
Ce sont les vents qui troublent la mer : qu’aucun souffle
Ne l’agite, et c’est de tous les éléments le plus calme.
Aussi bien n’y eut-il, en somme, que Thalès dont la science dépassât alors les notions d’un usage vulgaire : tous les autres ne durent qu’à leurs connaissances politiques leur réputation de sagesse.
Données du topic
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- Loose-Sutures
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- 7 septembre 2024 à 04:18:44
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