Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Numa leur accorda de grands privilèges. Par exemple, elles peuvent tester, du vivant même de leur père, et, comme les femmes qui ont trois enfants, gérer à leur fantaisie, sans l’intervention d’un curateur. Quand elles sortent, des licteurs marchent devant elles ; et, si elles rencontrent par hasard un criminel qu’on mène à la mort, il est mis en liberté ; mais il faut que la vierge jure que la rencontre est involontaire et fortuite, et n’a pas été ménagée à dessein. Passer sous la litière où on les porte, est un crime puni de mort. Pour les fautes qu’elles-mêmes commettent, les Vestales sont frappées de verges par le grand Pontife ; quelquefois même elles subissent le châtiment dans un lieu obscur et retiré, nues et protégées d’un simple voile. Mais la Vestale qui a violé le vœu de virginité est enterrée vivante, près de la porte Colline[26]. Il y a, dans cet endroit, en dedans de la ville, un tertre d’une assez longue étendue, qu’en langue latine on appelle une levée[27]. On y construit un petit caveau, où l’on descend par une ouverture pratiquée à la surface du terrain. Il y a, dans le caveau, un lit, une lampe allumée, et une petite provision des choses nécessaires à la vie : du pain, de l’eau, un pot de lait et un peu d’huile, comme pour dissimuler qu’on force à mourir de faim une personne consacrée par les plus augustes cérémonies. Celle qui a été condamnée est mise dans une litière, qu’on ferme exactement, et qu’on serre avec des courroies, de manière que sa voix ne puisse pas même être entendue ; et on lui fait traverser le Forum. Alors tout le monde se range, et suit d’un air morne et dans un profond silence. Il n’est point de spectacle plus effrayant à Rome, point de jour où la ville présente un plus lugubre aspect. Quand la litière est apportée au lieu du supplice, les licteurs délient les courroies. Le grand Pontife, avant l’exécution, fait certaines prières secrètes, et il lève les mains au ciel. Il tire ensuite de la litière la patiente couverte d’un voile, la met sur l’échelle par où l’on descend dans le caveau, puis il s’en retourne avec les autres prêtres. Elle arrivée au bas, on remonte l’échelle, et l’on recouvre le caveau, en y amoncelant de la terre jusqu’à ce que le terrain soit de niveau avec le reste de la levée. Tel est le châtiment des Vestales qui ont violé leur vœu sacré de virginité.
C’est Numa qui construisit, dit-on, le temple circulaire de Vesta, pour servir d’abri au feu perpétuel. La forme préférée était l’imitation de la figure non de la terre prise pour Vesta, mais de l’univers, dont le milieu, suivant les pythagoriciens, est occupé par le feu, qu’ils appellent Vesta et la Monade[28]. Ils ne croient point que la terre soit immobile, ni placée au centre de la sphère : ils prétendent qu’elle décrit un cercle autour du feu ; et ils ne la comptent pas au nombre des plus précieuses parties, ni des premières, qui constituent le monde. On tient que Platon, dans sa vieillesse, adopta la même doctrine au sujet de la terre, à savoir qu’elle n’occupait pas le centre de l’univers, et qu’elle cédait cette place, la plus honorable, à un plus noble élément.
Ce sont aussi les Pontifes qui prescrivent les rites à observer dans les funérailles. Numa leur avait appris à ne point croire qu’il y ait rien qui souille dans ces cérémonies : on devait, suivant lui, honorer d’un culte les dieux des enfers, lesquels reçoivent les éléments principaux de notre être, et, entre toutes ces divinités, celle qu’il appelait Libitine, la déesse qui veille sur les droits des morts : soit qu’on la confonde avec Proserpine, ou plutôt avec Vénus, comme font les plus savants Romains, rattachant, non sans raison, à une même divinité la naissance et la mort des hommes. Pour le deuil, il en proportionna la durée à l’âge où étaient morts ceux qu’on pleurait. Ainsi, point de deuil pour un enfant au-dessous de trois ans ; depuis cet âge, jusqu’à celui de dix ans, autant de mois de deuil que l’enfant aurait vécu d’années. C’est là que s’arrêtait l’augmentation : le plus long deuil ne dépassait pas dix mois. C’est le temps que doit durer le veuvage des femmes qui ont perdu leurs maris : la femme qui se remariait avant ce délai sacrifiait une vache pleine, aux termes de la loi de Numa.
Numa institua encore plusieurs autres collèges de prêtres : je n’en citerai plus que deux, celui des Saliens et celui des Féciaux, parce qu’ils mettent dans tout son jour la piété du monarque. Les Féciaux me paraissent quelque chose comme des conservateurs de paix. Le nom qu’ils portent vient de leurs fonctions[29] : ils s’employaient à terminer à l’amiable les différends, et ils ne permettaient de recourir aux armes que lorsqu’on avait perdu tout espoir de conciliation ; car les Grecs ne donnent proprement le nom de paix qu’à l’accord que deux partis font entre eux par la voie de la raison, et non par la force. Les Féciaux des Romains allaient plusieurs fois eux-mêmes trouver les agresseurs, et ils cherchaient à s’entendre avec eux. S’ils n’obtenaient pas réparation, ils prenaient les dieux à témoin, et ils prononçaient de terribles imprécations, priant qu’elles retombassent sur eux-mêmes et sur leur pays, si la réclamation n’était pas juste : ils faisaient ensuite leur déclaration de guerre. Quand les Féciaux s’opposaient à une guerre, ou seulement la désapprouvaient, il n’était permis ni aux soldats romains, ni au roi même, de prendre les armes : il fallait qu’ils eussent autorisé le monarque à entrer en campagne, en déclarant que la guerre était juste ; et celui-ci délibérait ensuite sur les moyens d’exécution.
On prétend que le sac de Rome par les Gaulois eut pour cause la transgression de cette coutume sacrée. Les barbares assiégeaient Clusium[30] ; les Romains envoyèrent dans leur camp un député, Fabius Ambustus, pour négocier la levée du siège. Fabius, ayant reçu une réponse peu favorable, se crut déchargé de sa commission ; et, avec une témérité de jeune homme, il prit les armes pour les Clusiens, et il provoqua à un combat singulier le plus vaillant des barbares. Il vainquit son adversaire, le tua et le dépouilla de ses armes. Les Gaulois, à ce moment, le reconnurent : ils dépêchèrent donc à Rome un héraut, pour accuser Fabius d’avoir porté les armes contre eux, au mépris de la foi jurée, contre toute loi, et sans avoir déclaré la guerre. Le sénat, sur l’avis des Féciaux, résolut de livrer Fabius aux Gaulois ; mais Fabius eut recours au peuple, dont la décision lui fut favorable ; et il échappa ainsi au supplice. Les Gaulois ne tardèrent pas à marcher contre Rome, qu’ils saccagèrent toute, à l’exception du Capitole. Mais j’explique le fait plus en détail dans la Vie de Camille.
Voici à quelle occasion Numa institua les prêtres Saliens. La huitième année de son règne, une maladie pestilentielle, qui courait par l’Italie, vint aussi fondre sur Rome, et jeter le peuple dans la consternation. Mais un jour, dit-on, il tomba du ciel, entre les mains de Numa, un bouclier d’airain ; et le roi s’empressa de débiter, au sujet de ce bouclier, des choses merveilleuses, qu’il prétendait tenir d’Égérie et des Muses. Elles lui auraient dit que cette arme était envoyée pour le salut de la ville ; qu’il la fallait garder avec soin, et en faire onze autres semblables et pour la figure, et pour la grandeur et la forme, afin que ceux qui voudraient l’enlever ne pussent reconnaître, parmi les autres, le bouclier tombé du ciel. Le lieu où il était tombé, avec les prairies qui l’environnaient, devaient, ajoutait-il, être dédiés aux Muses, car c’est dans ces prairies qu’elles venaient si souvent le visiter ; enfin la source qui arrosait cette campagne serait consacrée aux Vestales : chaque jour elles iraient y puiser de l’eau, pour arroser et purifier leur temple. La cessation subite de la maladie fit ajouter foi à ces discours. Numa, tenant en main le bouclier, invita les artisans à essayer d’en faire de semblables. Tous désespérèrent d’y réussir, excepté Véturius Mamurius, un des plus excellents ouvriers, qui en imita si bien la forme et le contour, et qui fit les onze autres si semblables, que Numa lui-même ne pouvait plus distinguer le premier. C’est pour les garder et pour en prendre soin, que Numa institua les prêtres Saliens. Ce nom de Saliens ne vient pas, comme quelques-uns l’imaginent, d’un Salius de Samothrace ou de Mantinée, inventeur de la danse armée, mais plutôt de la danse même des Saliens[31], de ces sauts qu’ils font lorsqu’au mois de mars ils portent en procession ces boucliers sacrés dans les rues de Rome, vêtus d’une tunique de pourpre, de larges baudriers d’airain, un casque d’airain sur la tête, et faisant retentir les boucliers, en les frappant du plat de leurs courtes épées. Leur danse consiste surtout dans le mouvement des pieds : ce sont des pas gracieux et variés, des tours et des retours rapides et cadencés, qu’ils exécutent avec autant d’agilité que de vigueur.
Les boucliers en question sont appelés anciles, à cause de leur forme. Ce n’est ni un rond parfait, ni, comme pour les boucliers ordinaires, un contour régulier : c’est une ligne sinueuse brisée, dont les portions courbes se joignent les unes les autres par l’extrémité, et qui donne au bouclier une coupe échancrée[32]. Peut-être aussi ce nom vient-il du coude[33] autour duquel on les porte. Ce sont les étymologies que donne Juba, lequel veut à toute force dériver le mot ancile de la langue grecque. Le premier ancile pourrait bien avoir reçu son nom de sa chute d’en haut[34], ou de la guérison[35] des malades, ou de la fin de la sécheresse[36] ou de la suspension du fléau[37] ; de même que les Dioscures ont été appelés Anaces par les Athéniens[38]. Voilà ce qu’on peut dire, si l’on tient à ce que le mot vienne de la langue grecque. Mamurius eut, dit-on, pour récompense de son habileté, l’honneur d’être nommé dans le cantique que chantent les Saliens pendant leur danse armée. D’autres prétendent que, dans cet hymne, il ne s’agit pas de Véturius Mamurius, mais qu’il y a veterem mernoriam, c’est-à-dire ancienne mémoire[39].
Après avoir réglé les sacerdoces, Numa bâtit, près du temple de Vesta, un palais appelé Régia, maison du roi. Il y habitait d’ordinaire, s’occupant à faire des sacrifices, ou instruisant les prêtres, ou s’entretenant avec eux de quelques sujets de dévotion. Il avait, sur le mont Quirinal, une autre habitation, dont on montre encore la place. Dans les processions publiques, dans toutes les supplications des prêtres, des hérauts marchaient en tête, par les rues de la ville, criant qu’on restât en silence, et faisant cesser tout travail. Les pythagoriciens ne veulent pas qu’on adore les dieux et qu’on les prie en courant : on doit, suivant eux, sortir de sa maison dans ce dessein, après s’être bien préparé. Numa pensait aussi que les citoyens, dans ce qui regarde le culte des dieux, ne devaient rien faire négligemment et par manière d’acquit ; qu’il leur fallait quitter toute autre occupation, et appliquer uniquement leur esprit à celle-là, qui est l’acte de piété par excellence, et, par conséquent, suspendre ces bruits, ces cris, ces gémissements, inséparables des travaux mécaniques et mercenaires, et laisser les rues libres pendant le temps de la cérémonie. Il reste, encore à présent, des traces de cet usage. Lorsque le consul prend les augures ou fait un sacrifice, on crie à haute voix : Hoc age, c’est-à-dire : Fais ceci ; invitation, pour les assistants, à se recueillir et à être attentifs.
Les autres ordonnances de Numa ne ressemblent pas moins, pour la plupart, aux préceptes pythagoriciens. Les pythagoriciens défendaient de s’asseoir sur le boisseau, d’attiser le feu avec un poignard, et de regarder derrière soi quand on part pour un voyage. Ils prescrivaient de faire aux dieux célestes les offrandes par nombres impairs, et par nombres pairs aux dieux infernaux ; symboles dont ils cachaient au peuple le véritable sens. Certaines institutions de Numa contenaient de même un sens caché. Il avait défendu, par exemple, de faire des libations aux dieux avec le vin d’une vigne non taillée, et de sacrifier jamais sans farine ; il avait ordonné de tourner en rond en adorant les dieux, et de s’asseoir après les avoir adorés. Les deux premières ordonnances semblent recommander la culture de la terre, comme étant une partie de la religion. Le précepte de tourner en adorant les dieux avait, dit-on, pour objet d’imiter le mouvement de la rotation de l’univers ; mais, comme les temples regardaient l’orient, et que l’adorateur avait le dos tourné au soleil, c’était plutôt, je crois, vers le soleil qu’il se tournait, pour se remettre ensuite en présence du dieu. Par ces deux mouvements, il faisait un tour entier, pendant lequel il achevait sa prière. Ou bien, n’y aurait-il pas, dans ce tournoiement, une allusion aux roues égyptiennes[40] ? ne signifierait-il pas qu’il n’y a rien de stable dans les choses humaines, et que, de quelque manière que Dieu tourne et agite notre vie, nous devons nous soumettre et faire sa volonté ? S’asseoir après avoir adoré était, dit-on, un présage que les prières avaient été exaucées, et que les biens qu’on espérait seraient durables. On explique encore le fait autrement. Le repos sépare nos actions : or, après avoir terminé une première action, ils s’asseyaient devant les dieux pour en commencer une nouvelle. Cela peut se rapporter aussi au désir qu’avait le législateur de nous accoutumer, comme je l’ai dit, à ne pas prier les dieux quand nous sommes occupés d’autre chose, par passe-temps, et comme en courant, mais quand nous avons tout loisir, et que nous sommes libres de toute autre affaire.
Cette éducation religieuse rendit les Romains si dociles, et elle leur inspira, pour la puissance de Numa, une admiration telle, qu’ils accueillirent des opinions absurdes, de pures fables, et s’imaginèrent qu’il n’y avait, pour peu que Numa voulût, plus rien d’incroyable ni d’impossible. On conte, à ce sujet, qu’un jour il avait invité à souper un assez grand nombre de personnes : il leur fit servir, sur une vaisselle commune, un repas très-frugal et tout vulgaire. Comme on se mettait à table : « Voici, dit-il, ma déesse qui me vient faire visite ; » et soudain on vit la maison pleine de la plus riche vaisselle, et les tables couvertes des mets les plus exquis, et servies avec une extrême magnificence.
Mais ce qu’on rapporte d’une conversation qu’il eut avec Jupiter dépasse toute absurdité. Quand le mont Aventin n’était pas encore renfermé dans l’enceinte de Rome, ni même habité, ses sources abondantes et ses bois touffus attiraient souvent, dit la tradition, deux divinités, Picus et Faunus, qu’on peut comparer aux Satyres et aux Pans, sinon que Picus et Faunus allaient courant, dit-on, l’Italie, et opérant, par la vertu de certains remèdes et par des charmes magiques, les mêmes effets qu’attribuent les Grecs à leurs Dactyles Idéens[41]. Numa se serait rendu maître de Picus et de Faunus, en mettant du vin et du miel dans la source où ils avaient coutume de boire. Ses captifs changèrent plusieurs fois de figure, et ils se revêtirent, à ses yeux, de formes étranges, épouvantables ; mais, lorsqu’ils virent que leurs chaînes ne céderaient pas, et que toute fuite était impossible, ils révélèrent à Numa plusieurs choses futures, et ils lui enseignèrent l’expiation des foudres, telle qu’on la pratique aujourd’hui, par le moyen d’oignons, de cheveux et d’anchois.
Suivant d’autres, ce ne sont pas ces dieux qui lui apprirent cette expiation : seulement, par leurs charmes magiques, ils firent descendre Jupiter. Le dieu irrité dit à Numa : « Il faut, pour faire l’expiation, des têtes… - d’oignons, interrompit Numa ; - d’hommes, » continua Jupiter. Numa voulut encore éluder cet ordre cruel : « Avec leurs cheveux ? demanda-t-il. - Avec de vivants… répondit Jupiter ; - anchois, » se hâta de dire Numa. C’est Égérie qui lui avait suggéré le stratagème. Jupiter s’en retourna avec des dispositions favorables, ce qui fit donner à ce lieu le nom d’Ilicium[42] ; et les réponses de Numa furent la règle de l’expiation. Ces fables ridicules font connaître du moins quelle était, sur les hommes de ce temps, la puissance de la religion, et à quelle discipline Numa les avait façonnés. Pour lui, toutes ses espérances se reposaient si bien dans la protection divine, qu’un jour, qu’on vint lui annoncer que les ennemis approchaient : « Moi, dit-il en souriant, je sacrifie. »
Numa fut le premier qui bâtit un temple à la Foi et au dieu Terme, et qui « apprit aux Romains que le grand serment, c’est de jurer la Foi[43] : serment dont ils se servent encore aujourd’hui. Terme signifie une borne. On fait à ce dieu des sacrifices publics et particuliers, sur les limites des champs. On lui immole à présent des victimes vivantes ; mais le sacrifice, dans les temps anciens, se faisait sans effusion de sang. Numa, éclairé par la raison, avait compris que le dieu des bornes, le gardien de la paix et le témoin de la justice, doit être pur de tout meurtre. Ce fut encore lui, je pense, qui borna le territoire de Rome. Romulus n’avait pas voulu le faire, parce qu’en mesurant ce qui lui appartenait, il aurait montré ce qu’il usurpait sur autrui. En effet, les bornes, quand on les respecte, sont un lien qui enchaîne la puissance, et, quand on les arrache, une preuve qui convainc l’injustice. Rome, dans ses commencements, avait un territoire peu étendu ; mais il s’était bien agrandi par les armes de Romulus. Numa distribua ces nouvelles terres aux citoyens indigents, afin de détruire la misère, cause nécessaire de la perversité, et de tourner le peuple vers l’agriculture. Les Romains, en domptant la terre, devaient s’adoucir eux-mêmes. Car il n’est point d’exercices qui inspirent, aussi puissamment que la vie champêtre, le désir ardent de la paix[44]. On y conserve bien cette audace guerrière qui fait qu’on défend son bien par les armes ; mais l’on s’y dépouille de la convoitise et de la cupidité, qui entreprennent sur le bien des autres. Aussi Numa, qui voulait faire aimer aux citoyens l’agriculture, comme l’attrait le plus puissant de la paix, et qui voyait, dans cet art, un moyen de former leurs mœurs, bien plus encore que de les enrichir, partagea le territoire en plusieurs portions, qu’il appela bourgs, et il établit dans chacune des surveillants et des arbitres. Quelquefois il en faisait lui-même la visite ; et, jugeant des mœurs des citoyens par le travail, il avançait en honneurs et en pouvoir ceux qui se distinguaient par leur activité, blâmait les paresseux, et les corrigeait de leur négligence.
Le plus admiré des établissements de Numa, c’est la division qu’il fit du peuple, suivant les métiers. Rome, comme nous l’avons déjà dit, était composée de deux nations, ou plutôt séparée en deux partis, qui ne voulaient absolument ni se réunir, ni effacer les différences qui en faisaient comme deux peuples étrangers l’un à l’autre : c’étaient, entre les deux portions du peuple, des querelles et des débats interminables. Quand on veut unir des corps durs, et qui, naturellement, ne se mêleraient point ensemble, on les brise, on les réduit en parcelles, et l’union devient facile. Numa suivit cet exemple. Pour faire disparaître cette grande cause de division, et la disséminer, si je puis dire, en plusieurs petites parties, il distribua tout le peuple en plusieurs corps, qui reportaient leurs passions sur d’autres intérêts. C’étaient des corps de métiers : joueurs de flûte, orfèvres, charpentiers, teinturiers, cordonniers, tanneurs, forgerons, potiers de terre ; et ainsi des autres métiers, dont chacun forma aussi un corps. Chaque métier eut ses confréries, ses jours d’assemblée, et des cérémonies de religion réglées suivant sa dignité. C’est alors que commença à s’effacer cette distinction de Sabins et de Romains, de concitoyens de Tatius et de Romulus, à laquelle on avait si fort tenu des deux côtés ; de sorte que la division opéra le mélange, et, pour ainsi dire, l’amalgame de tous les citoyens ensemble.
On loue aussi l’ordonnance par laquelle Numa adoucit la loi qui autorisait les pères à vendre leurs enfants. Il fit une exception en faveur de ceux qui se seraient mariés du consentement de leur père et sur son invitation : il y avait, selon lui, une vraie cruauté à ce qu’une femme qui avait épousé un homme libre se trouvât, tout à coup, l’épouse d’un esclave.
Il s’occupa, en outre, du calendrier ; et, si sa réforme ne fut pas complète, elle n’était pas pour cela l’œuvre d’un ignorant. Sous le règne de Romulus, on ne suivait, pour les mois, aucune règle ni aucun ordre : les uns étaient à peine de vingt jours, et d’autres en avaient trente-cinq, et quelquefois davantage. On n’avait aucune idée de l’inégalité qu’il y a entre le cours de la lune et celui du soleil : on n’avait qu’un souci, c’était que l’année fut de trois cent soixante jours. Numa reconnut que l’inégalité était de onze jours ; que les révolutions de la lune se faisaient en trois cent cinquante-quatre jours, et celles du soleil en trois cent soixante-cinq[45] : il doubla donc ces onze jours, et il en fit un mois de vingt-deux jours, qu’il intercalait, tous les deux ans, après celui de février. Ce mois intercalaire est appelé par les Romains Mercédinus[46]. Au reste, le remède qu’il apporta à cette inégalité devait lui-même exiger dans la suite des remèdes plus grands encore.
Numa changea aussi l’ordre des mois. Mars était le premier de l’année : il en fit le troisième, et il mit à sa place janvier, qui, sous Romulus, était le onzième ; février était le douzième et dernier, et il devint désormais le second. Toutefois c’est une opinion accréditée que janvier et février ont été ajoutés par Numa, et qu’avant lui, l’année romaine n’était que de dix mois, comme il y en a de trois chez quelques peuples barbares, et comme, chez les Grecs, l’année des Arcadiens est de quatre mois, et celle des Acarnaniens de six. Les Égyptiens eurent, dit-on, d’abord des années d’un mois, puis des années de quatre mois. Voilà pourquoi ce peuple, bien qu’il habite un pays tout nouveau[47], fait l’effet de remonter si haut dans l’histoire : ils déroulent, dans leurs annales, ce nombre infini d’années, parce qu’il y a des mois qui comptent chacun pour un an. Ce qui prouve que l’année des Romains était autrefois de dix mois, et non de douze, c’est le nom de leur dernier mois, appelé encore aujourd’hui décembre. Mars était le premier : l’ordre actuel le montre assez ; car le cinquième, en commençant à mars, se nomme Quintilis, le sixième Sextilis ; et ainsi de suite pour les autres. Si janvier et février eussent toujours été placés avant mars, les Romains se seraient contredits, en appelant cinquième un mois qui était, en réalité, le septième. Il est vraisemblable d’ailleurs que mars, consacré par Romulus au dieu de ce nom, obtint la première place ; que le second fut avril, ainsi nommé d’Aphrodite : en effet, c’est dans ce mois que les femmes romaines font un sacrifice à cette déesse ; et elles se baignent, aux calendes d’avril, avec une couronne de myrte sur la tête. Il y en a qui veulent que le mot aprilis, qui s’écrit par une lettre simple[48], vienne, non point d’Aphrodite, mais de ce que c’est le mois où le printemps, dans sa force, ouvre et développe les germes des plantes : ce serait là, en latin, le sens de ce mot[49]. Des deux suivants, l’un est appelé mai, de la déesse Maïa, car il est consacré à Mercure[50], et l’autre juin, du nom de Junon. Quelques-uns prétendent que ces deux mois ont pris leur nom de deux des époques de la vie, la vieillesse et la jeunesse, parce que les vieillards, chez les Romains, se nomment majores, et les jeunes gens juniores. Les noms de tous les autres sont les noms mêmes du rang que chacun tenait d’abord dans le nombre des mois : cinquième, sixième, septième, huitième, neuvième, dixième[51]. Dans la suite, le cinquième fut nommé Julius[52], en l’honneur de César, celui qui vainquit Pompée ; et le sixième, Auguste[53], surnom du second des empereurs. Domitien remplaça par ses surnoms les noms de septembre et d’octobre[54], innovation qui dura peu : dès qu’il eut été assassiné, ces mois reprirent leurs anciens noms. Les deux derniers sont les seuls qui aient conservé de tout temps leur dénomination numérique. De ceux qui furent ajoutés ou transposés par Numa, l’un, février, peut s’expliquer mois des purifications. C’est là à peu près le sens du terme latin ; d’ailleurs, c’est dans ce mois qu’on sacrifie aux morts, et que l’on célèbre la fête des Lupercales, laquelle ressemble beaucoup à une purification[55].
Janvier, le premier mois de l’année, tire son nom de Janus. Je crois que Numa ôta de la première place mars, qui portait le nom du dieu de la guerre, parce qu’il avait à cœur de mettre partout, avant les qualités guerrières, les vertus civiles. Car Janus, qu’il ait été un dieu ou un roi, fut, dans la haute antiquité, un ami de la civilisation et de la paix, et il fit quitter aux hommes la vie dure et sauvage. Voilà pourquoi on le représente avec deux visages, comme ayant su accommoder ses manières et sa conduite à un double genre de vie.
Il y a, dans Rome, un temple de Janus, dont les deux portes se nomment portes de la guerre, car il est d’usage de les ouvrir pendant la guerre, et de les fermer en temps de paix. Rien n’est plus difficile et plus rare que de les voir fermées : l’empire, à cause de son étendue, a sans cesse quelque guerre à soutenir, pour se défendre contre les barbares qui l’environnent. Néanmoins ce temple fut fermé après la victoire de César Auguste sur Antoine ; et il l’avait été auparavant sous le consulat de Marcus Attilius et de Titus Manlius[56], peu de temps il est vrai : on le rouvrit presque aussitôt, parce qu’il survint une guerre nouvelle. Mais, sous le règne de Numa, on ne le vit pas ouvert un seul jour : il demeura constamment fermé, durant quarante-trois ans. Tant s’était amortie l’ardeur des combats ! et partout ; car le peuple romain n’était pas le seul qu’eussent adouci et charmé la justice et la bonté du roi : toutes les villes voisines, comme s’il eût soufflé de Rome quelque brise, un vent salutaire, commencèrent à réformer leurs mœurs ; tous se sentirent au cœur un désir de vivre sous de sages lois, au sein de la paix, occupés à cultiver la terre, à élever en repos leurs enfants, et à honorer les dieux. Ce n’étaient, dans toute l’Italie, que fêtes, que danses et festins : on s’invitait les uns les autres, on se visitait sans crainte ; on donnait, on recevait, une cordiale hospitalité. Il semblait que la sagesse de Numa fût une source abondante, d’où la justice et la vertu s’épanchaient sur le monde, et que le calme de son âme eût passé dans tous les cœurs. Aussi les exagérations des poëtes sont-elles, dit-on, trop faibles encore, pour peindre le bonheur de ce temps : « La brune araignée fait sa toile sur l’anneau de fer des boucliers ; » et encore : « La rouille consume et les lances à la pointe aiguë, et les épées au double tranchant ; on n’entend pas retentir le son des trompettes d’airain, et le doux sommeil n’est plus ravi à la paupière[57]. » Il n’y eut, en effet, durant tout le règne de Numa, ni guerre, ni sédition, ni désir de nouveauté dans le gouvernement. Numa ne s’attira la haine ni l’envie de personne ; et il ne se trouva pas un ambitieux qui osât conspirer contre lui, ou tenter un soulèvement. Soit crainte des dieux, qui donnaient à cet homme de sensibles preuves de leur protection, soit respect pour sa vertu, soit faveur de la Fortune, qui, sous Numa, conserva la vie des hommes exempte de toute souillure et de toute corruption, ce règne fut un frappant exemple et la preuve de cette vérité politique, que Platon osa proclamer bien des siècles plus tard, qu’il n’y a, pour les maux des hommes, qu’un remède unique et efficace, c’est que, par une faveur particulière des dieux, la puissance souveraine et la philosophie se trouvent réunies dans une même personne, qui rende à la vertu sa force, et qui la fasse triompher du vice[58]. Heureux sans doute, l’homme vertueux ! mais heureux aussi ceux qui entendent les paroles qui sortent de la bouche du sage ! Avec elles, la multitude n’a pas besoin, pour obéir, de contrainte et de menace ; les sujets, qui voient briller dans leur chef le plus beau modèle de vertu, embrassent volontairement la sagesse : unis ensemble par l’amitié et la concorde, ils pratiquent la justice et la tempérance, et ils vivent de cette vie irréprochable et vraiment heureuse, qui est la fin la plus parfaite que puissent se proposer nos travaux. L’homme le plus digne de régner est donc celui qui sait inspirer à son peuple ces sentiments, cette conduite ; et c’est ce que Numa sut faire mieux qu’aucun autre roi.
Il y a, chez des historiens, des opinions fort diverses, quant au nombre des femmes et des enfants de Numa. Suivant les uns, il n’épousa point d’autre femme que Tatia, dont il eut une fille unique, Pompilia. Il eut, selon d’autres, outre Pompilia, quatre fils : Pompon, Pinus, Calpus et Mamercus, qui furent les tiges des plus illustres maisons de Rome, les Pomponius, les Pinarius, les Calpurnius et les Mamercius ; et c’est à cette origine que ces familles devraient leur surnom de Reges, ou de rois[59]. D’autres enfin accusent ces derniers d’avoir voulu flatter ces quatre familles, en les faisant descendre de Numa par de fausses généalogies : ils prétendent que Pompilia n’était point fille de Tatia, mais d’une autre femme nommée Lucrèce, que Numa avait épousée depuis son élévation. Ils conviennent tous que Pompilia fut mariée à Marcius : c’était le fils de ce Marcius qui avait persuadé à Numa d’accepter l’empire ; qui l’avait suivi à Rome et qui avait été élevé au rang de sénateur ; qui, à la mort de Numa, disputa la royauté à Tullus Hostilius, fut vaincu, et se donna la mort. Son fils Marcius, mari de Pompilia, fixa son séjour à Rome, et il eut un fils, nommé Ancus Marcius, qui fut roi après Tullus Hostilius, et qui n’avait, dit-on, que cinq ans à la mort de Numa. Cette mort ne fut ni précipitée ni subite. Numa tomba dans une maladie de langueur, et il s’éteignit peu à peu de vieillesse, suivant le récit de Pison[60]. Il était âgé d’un peu plus de quatre-vingts ans.

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7 septembre 2024 à 04:18:44
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