Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Ce fut quatre mois après la fondation que Romulus, selon le récit de Fabius[28], exécuta l’entreprise hardie de l’enlèvement des Sabines. On croit que, porté naturellement à la guerre, persuadé d’ailleurs, sur la foi de certains oracles, que les destins réservaient à Rome la plus grande puissance, moyennant qu’elle fût nourrie dans les armes, et qu’elle grandit par elles, Romulus fit cet acte de violence pour provoquer les Sabins. Aussi n’en-leva-t-il qu’un petit nombre de jeunes filles, trente seulement, parce qu’il avait plus besoin de guerre que de mariages. Mais il est plus vraisemblable que, voyant sa ville tout d’abord remplie d’étrangers, dont très-peu avaient des femmes, et dont le reste n’était qu’un mélange confus de gens nécessiteux et obscurs, qui, méprisés par les autres, ne paraissaient pas devoir lui rester longtemps attachés, il espéra, par cet enlèvement, préparer pour eux un commencement d’alliance avec les Sabins, lorsqu’ils seraient parvenus à apaiser leurs femmes. Voici comment il exécuta son dessein. Il fit d’abord répandre le bruit qu’il avait trouvé, sous terre, l’autel d’un dieu : c’était le dieu Consus, ou du conseil ; car, aujourd’hui encore, les Romains donnent le nom de conseils à leurs assemblées publiques, et, à leurs premiers magistrats, celui de consuls ou conseillers. D’autres veulent que le dieu soit Neptune équestre ; car cet autel, placé dans le grand Cirque, reste toujours invisible, excepté au temps des courses de chevaux. Suivant d’autres, le secret dont on enveloppe les délibérations explique pourquoi l’autel du dieu reste sous terre et dérobé aux regards. Pour fêter sa découverte, Romulus fit publier qu’à certain jour il ferait, en l’honneur du dieu, un sacrifice solennel, suivi de jeux et de spectacles. On s’y rendit en foule de toutes parts. Romulus, vêtu de pourpre et entouré des principaux citoyens, était assis au premier rang. Voici quel devait être le signal de l’attaque : Romulus se lèverait debout, replierait un pan de sa robe, et puis s’en envelopperait de nouveau. Un bon nombre des siens, armés d’épées, avaient l’œil au guet. Le signal est donné : ils mettent l’épée à la main, s’élancent en jetant de grands cris, enlèvent les filles des Sabins, et laissent ceux-ci s’enfuir sans les poursuivre.
Quelques auteurs prétendent qu’il n’y en eut que trente d’enlevées, qui donnèrent leurs noms aux curies : toutefois, selon Valérius d’Antium[29], il y en eut sept cent vingt sept ; et, selon Juba[30], six cent quatre-vingt-trois. Elles étaient toutes filles : observation singulièrement à la décharge de Romulus. Il ne se trouvait, dans le nombre, qu’une seule femme, Hersilie : encore l’avait-on prise par mégarde. Il ne s’agissait donc, pour les ravisseurs, ni d’outrager les Sabins, ni de satisfaire une passion brutale, mais de conjoindre les deux peuples ensemble, à l’aide des plus étroits liens qu’il y ait au monde. Hersilie eut pour époux, disent les uns, Hostilius, l’un des plus illustres entre les Romains, d’autres disent Romulus lui-même ; et Romulus aurait eu d’elle deux enfants : une fille, Prima, ainsi appelée, parce qu’elle naquit la première ; et un fils qu’il aurait nommé Aollius[31], en mémoire du concours du peuple qui s’était rassemblé sous son commandement, et que la postérité nomme Abillius. Mais ce récit de Zénodote de Trézène[32] a beaucoup de contradicteurs.
Certains plébéiens, qui faisaient partie des ravisseurs, s’occupaient, dit-on, d’emmener une jeune Sabine d’une beauté et d’une taille dont rien n’approchait. Ils furent rencontrés par des citoyens d’un rang distingué, qui la leur voulurent enlever ; mais ils s’écrièrent qu’ils la menaient à Talasius : c’était un jeune homme, mais de mérite, et fort estimé. À ce nom, les autres marquèrent leur approbation par des applaudissements ; et quelques-uns d’entre eux retournèrent même avec le cortège, par amitié pour Talasius et pour lui faire honneur, répétant son nom à grands cris. De là, chez les Romains, cet usage de chanter, dans leurs noces, le nom de Talasius, comme, chez les Grecs, on chante celui d’Hyménée : cette épouse avait fait le bonheur, dit-on, de Talasius. Sextius Sylla[33], le Carthaginois, écrivain non moins favorisé des Grâces que des Muses, m’a dit que Romulus avait donné à ses soldats ce nom pour le mot d’ordre de l’enlèvement ; que ceux qui emmenaient les jeunes filles criaient tous ; Talasius ! et que c’est de là que l’usage s’en est depuis conservé dans les noces. Mais le plus grand nombre des auteurs, entre autres Juba, croient que c’est, pour les femmes mariées, une exhortation, un encouragement à aimer le travail, et à filer de la laine, ce qu’ils nommaient talasia ; car c’est ainsi qu’alors[34] les mots latins se confondaient avec les mots grecs.
Si cette observation est exacte, et si les Romains se servaient alors, comme nous, du mot talasia, on pourrait trouver à la coutume une origine-plus probable, dans le traité qui termina la guerre des Sabins et des Romains. Les premiers stipulèrent que leurs filles ne seraient pas assujetties, par les époux, à d’autre travail qu’à filer de la laine. La tradition se perpétua depuis, à chaque mariage. Si les parents de l’épousée et ceux qui l’accompagnent, et tous ceux qui assistent à la cérémonie, crient, tous ensemble et par jeu : Talasius ! c’est pour rappeler au mari qu’on ne lui mène une femme à charge d’autres services que de filer de la laine.
Une autre coutume qui s’observe encore, c’est que la nouvelle mariée ne passe pas d’elle-même le seuil de la maison de son mari, et qu’on la porte pour le lui faire franchir, parce qu’alors les Sabines n’y entrèrent point, mais y furent emportées de force. Quelques-uns veulent que l’usage de séparer avec la pointe d’un javelot les cheveux de la nouvelle épousée signifie que les premiers mariages des Romains furent faits par violence et par la voie des armes. Nous en avons parlé plus au long dans les Questions romaines.

Cet enlèvement se fit le dix-huitième jour du mois alors nommé Sextilis et maintenant Auguste : c’est le jour où l’on célèbre les fêtes Consuales.

Les Sabins étaient un peuple nombreux et guerrier ; ils habitaient des bourgs sans murailles : c’était, pensaient-ils, un devoir pour eux, colonie de Lacédémone[35], de défier le péril et de le braver sans crainte. Mais, se voyant liés par les otages précieux que leurs ennemis avaient entre les mains, et craignant pour leurs filles, ils envoyèrent des députés faire à Romulus des propositions justes et modérées : c’était de leur rendre leurs filles ; de réparer l’acte de violence qui avait été commis ; d’employer, à l’avenir, la persuasion et les voies légitimes, pour unir les deux nations par l’amitié et les alliances. Romulus refusa de rendre les filles, et il exhorta les Sabins à ratifier les mariages.

Tandis que les autres délibéraient sur cette réponse, et qu’ils passaient le temps en préparatifs, Acron, roi des Céniniens, commença la guerre. C’était un homme d’un grand courage, un capitaine habile ; et depuis longtemps il avait suspecté les premières entreprises de Romulus : aussi jugea-t-il, à l’enlèvement des Sabines, que c’était un voisin redoutable, et qu’on ne pourrait plus réduire, si on ne se hâtait de le réprimer. Il marcha donc contre Romulus, à la tête d’une nombreuse armée ; et Romulus, de son côté, sortit à sa rencontre. Quand ils furent en présence, ils se mesurèrent l’un l’autre des yeux, et ils se défièrent à un combat singulier, pendant lequel les deux armées resteraient immobiles sous les armes. Romulus fit vœu, s’il remportait la victoire, de consacrer à Jupiter les armes d’Acron. Il le vainquit, le tua de sa main, mit son armée en déroute, et se rendit maître de sa ville. Il ne fit d’autre mal à ceux qu’il y trouva, que de les obliger de démolir leurs maisons, et de le suivre à Rome, pour y devenir citoyens et y partager tous les droits des autres habitants. Il n’y a rien qui ait plus contribué à l’agrandissement de Rome, que cette incorporation incessante des peuples vaincus.
Romulus, pour rendre son offrande encore plus agréable à Jupiter, et pour donner aux citoyens un spectacle intéressant, coupa un grand chêne, qui se trouvait dans le camp, le tailla en forme de trophée, y suspendit et ajusta les armes d’Acron, chacune dans son ordre ; puis il ceignit sa robe, il mit sur ses cheveux une couronne de laurier, il chargea le trophée sur son épaule droite, et il s’avança entonnant un chant de victoire, et suivi de tous ses soldats en armes. Il fut reçu à Rome avec de vifs témoignages de joie et d’admiration. Cette pompe fut l’origine et le modèle de tous les triomphes qui suivirent. On appela ce trophée l’offrande de Jupiter Férétrien, du mot ferire, qui signifie, chez les Romains, frapper[36] ; parce que Romulus avait demandé à Jupiter de frapper Acron, et de le tuer.
Varron dit que ces dépouilles sont appelées opimes, du mot latin ops, richesse ; mais il est plus probable que c’est du mot opus, action[37], car les dépouilles opimes ne peuvent être consacrées que par un général d’armée qui a tué de sa propre main le général ennemi ; ce qui n’est encore arrivé qu’à trois généraux romains ; d’abord à Romulus, après avoir tué Acron le Céninien ; ensuite à Cornélius Cossus, qui avait mis à mort Tolumnius, chef des Étrusques ; enfin à Claudius Marcellus, vainqueur de Viridomare, roi des Gaulois. Cossus et Marcellus entrèrent dans Rome sur un char attelé de quatre chevaux, portant eux-mêmes leurs trophées sur leurs épaules. Mais Denys[38] a tort de dire que Romulus s’était servi d’un char ; car on assure que Tarquin, fils de Démarate[39] fut le premier des rois de Rome qui éleva à cette hauteur l’appareil et la magnificence des triomphes. Selon d’autres, Publicola fut le premier triomphateur qui entra dans Rome sur un char. Quant à Romulus, on peut voir à Rome que ses statues triomphales sont toutes à pied.
Après la défaite des Céniniens, pendant que les autres Sabins faisaient encore leurs préparatifs, les habitants de Fidènes, de Crustumérium et d’Antemne se réunirent pour attaquer les Romains. Comme les Céniniens, ils succombèrent dans la bataille : leurs villes furent prises, leurs terres partagées entre les vainqueurs, et eux-mêmes transférés à Rome. Romulus distribua toutes leurs terres aux citoyens, excepté celles qui appartenaient aux pères dont on avait enlevé les filles : ce furent les seuls qu’il maintint en possession.
Les autres Sabins s’indignent de ces affronts ; ils nomment Tatius chef de toute leur armée, et ils marchent droit à Rome. Les approches de la ville n’étaient pas aisées : elle avait pour défense ce qu’on appelle aujourd’hui le Capitole, et, dans cette forteresse, une garnison commandée par Tarpéius, et non point par sa fille Tarpéia, comme le prétendent quelques auteurs, lesquels prêtent à Romulus une pure sottise. Ce qui est vrai, c’est que Tarpéia, fille du commandant, eut envie d’avoir les bracelets d’or des Sabins ; qu’elle leur livra la forteresse, et qu’elle demanda, pour prix de sa trahison, ce que les Sabins portaient à leur bras gauche. Tatius le lui promit. Elle ouvrit donc, pendant la nuit, une des portes, et elle fit entrer les Sabins. Plus d’un a dit, ce semble, avec Antigonus[40], qu’il aimait ceux qui trahissent, mais non pas ceux qui ont trahi ; et, avec César[41] parlant du Thrace Rhymitalcès : « J’aime la trahison, mais je hais le traître. » Cette disposition est commune à tous ceux qui se servent des méchants, comme on se sert du venin et du fiel de certains animaux : on est bien aise de les trouver quand on a besoin d’eux ; mais, après avoir obtenu ce qu’on voulait, on déteste leur malice. Ainsi fit Tatius avec Tarpéia. Il ordonne aux Sabins, pour remplir les conditions du traité, de ne pas lui épargner ce qu’ils portaient au bras gauche. Lui-même, le premier, il détache son bracelet, et il le lui jette à la tête avec son bouclier. Tous les soldats suivent son exemple ; et, dans un instant, Tarpéia, en butte à tous les coups, mourut écrasée sous le poids de l’or et des boucliers.

Sulpicius Galba[42], cité par Juba, écrit que Tarpéius lui-même fut condamné à mort par Romulus, comme coupable de trahison. Dans les autres récits qu’on a faits sur Tarpéia, il y en a d’absurdes. Ainsi on a dit qu’elle était fille de Tatius, général des Sabins ; qu’obligée, malgré elle, de vivre avec Romulus, elle livra la forteresse à son père, qui la punit de sa trahison. Telle est la version d’Antigonus[43]. Quant au poëte Simylus[44], il délire complétement, lorsqu’il fait livrer par Tarpéia le Capitole non aux Sabins, mais aux Gaulois, dont le roi lui aurait inspiré une passion violente. Voici ses vers :

Près de là, sur le sommet du Capitole, Tarpéia
Habitait, celle qui causa la ruine des remparts de Rome.
Brûlant de partager la couche nuptiale du roi des Celtes,
Elle ne garda point les demeures de ses pères.

Et, un peu plus loin, en parlant de sa mort :

Ni les Boïens, ni les innombrables nations des Celtes,
Ne se coupèrent les cheveux sur sa tombe, par delà le fleuve du Pô ;
Mais ils détachèrent leurs armes de leurs bras belliqueux,
Et ils en accablèrent la jeune fille infortunée : ce fut là l’ornement de ses funérailles.

Tarpéia fut enterrée dans le lieu même ; et la colline porta le nom de Tarpéienne, jusqu’à ce que Tarquin l’Ancien l’eut consacrée à Jupiter. Alors on transporta ailleurs les os de Tarpéia, et un autre nom prévalut. Il y a, toutefois, une des roches du Capitole qui s’appelle encore aujourd’hui la roche Tarpéienne : c’est celle d’où l’on précipite les criminels.
Romulus, voyant les Sabins maîtres de la forteresse, ne contient plus sa colère, et il les défie au combat. Tatius accepta sans balancer, assuré qu’il était d’une retraite bien fortifiée, au cas où il leur faudrait lâcher pied. La plaine où l’on devait combattre était resserrée entre plusieurs collines : le combat s’offrait difficile et rude aux yeux des deux partis, à cause de la fâcheuse disposition du terrain. L’espace était si resserré, qu’il ne permettait ni de fuir l’ennemi, ni de le poursuivre. Le Tibre, d’ailleurs, était sorti de son lit quelques jours auparavant, et il avait laissé, dans la plaine où est aujourd’hui le Forum, un bourbier profond : on n’en voyait rien à l’œil ; rien n’avertissait de s’en garantir ; impossible de s’en tirer, car la vase s’affaissait sous les pas. Les Sabins, qui ne connaissaient pas le terrain, allaient donner dans cette fondrière : un heureux hasard les en préserva. Curtius, guerrier distingué, tout fier de son courage et de sa réputation, s’était avancé à cheval loin en avant des autres Sabins : son cheval tomba dans le bourbier, et s’y enfonça. Curtius fit son possible, du fouet et de la voix, pour le dégager ; mais, voyant ses efforts inutiles, il laissa son cheval et se sauva. L’endroit s’appelle, encore aujourd’hui, de son nom, le lac Curtius[45]. Les Sabins, après s’être préservés de ce danger, engagèrent la bataille, qui fut sanglante et longtemps douteuse : il y périt beaucoup de monde, entre autres Hostilius, mari d’Hersilie, et, à ce qu’on croit, l’aïeul de ce Tullus Hostilius qui fut roi de Rome après Numa.
Il y eut, en peu de jours, plusieurs combats, comme on peut croire ; mais le dernier est mémorable entre tous. Romulus, blessé à la tête d’un coup de pierre qui manqua de le renverser, cesse de résister aux Sabins : à l’instant les Romains plient, et ils sont repoussés jusqu’au mont Palatin. Romulus, un peu revenu de sa blessure, voulait courir aux fuyards et les rallier : il leur criait, de toute sa force, de tenir ferme, de faire face à l’ennemi ; mais, comme la fuite était générale, et que personne n’osait retourner, il lève les mains au ciel, et il prie Jupiter d’arrêter ses troupes, et de sauver la fortune des Romains de sa ruine. À peine avait-il fini sa prière, qu’un grand nombre de fuyards eurent honte à l’aspect de leur roi ; et le courage prit en eux, par un changement subit, la place de la frayeur. Ils s’arrêtèrent à l’endroit où est maintenant le temple de Jupiter Stator, c’est-à-dire qui arrête. Là, ils se rallient, et ils repoussent les Sabins jusqu’au lieu où sont maintenant le palais appelé Régia et le temple de Vesta.
On se préparait à recommencer le combat ; mais tout s’arrête en présence d’un spectacle étrange, et que les paroles ne sauraient dépeindre. Les Sabines qui avaient été enlevées accourent de tous côtés, en jetant des cris de douleur et d’alarme ; et, poussées par une sorte de fureur divine, elles se précipitent au travers des armes et des morts, se présentent à leurs maris et à leurs pères, les unes avec leurs enfants dans les bras, les autres les cheveux épars, mais toutes adressant tantôt aux Sabins, tantôt aux Romains, les noms les plus chers. Romains et Sabins se sentirent attendris, et leur firent place entre les deux armées. Leurs clameurs lamentables percèrent jusqu’aux derniers rangs ; et leur aspect remplit tous les cœurs d’un sentiment de pitié, qui devint plus vif encore lorsque, après des remontrances à la fois libres et justes, elles finirent par les supplications les plus pressantes : « Qu’avons-nous fait ? dirent-elles, et par quel crime, par quelle offense avons-nous mérité et les maux affreux que nous avons déjà soufferts, et ceux que vous nous faites souffrir encore ? Ravies de force, et contre toute loi, par les hommes à qui nous appartenons maintenant, nos frères, nos pères et nos proches n’ont plus songé à nous, jusqu’au jour où le temps a fini par nous rendre chers ces Romains qui étaient l’objet de toute notre haine, et par nous contraindre à trembler en voyant combattre, à pleurer en voyant mourir, ceux qui nous ont fait subir leur violence et leur injustice. Vous n’êtes pas venus nous venger de nos oppresseurs alors que nous étions vierges ; et vous venez aujourd’hui arracher des femmes à leurs maris, des mères à leurs enfants ! Infortunées ! cet abandon et cet oubli furent moins déplorables pour nous que vos secours ne le sont aujourd’hui. Voilà les marques de tendresse que nous avons reçues de nos ennemis ; voilà les marques de pitié que vous nous avez données ! Si quelque autre motif vous avait mis les armes à la main, il fallait vous arrêter, pour l’amour de nous, qui vous avons unis, par les titres de beaux-pères, d’aïeuls et d’alliés, avec les hommes que vous traitez en ennemis. Mais, si c’est pour nous que vous combattez, emmenez-nous avec vos gendres et vos petits-fils ; rendez-nous nos pères et nos proches, sans nous priver de nos maris et de nos enfants. Nous vous en conjurons, épargnez-nous un second esclavage. »
Hersilie insista avec véhémence, et toutes s’unirent à ses prières. Enfin, il y eut une suspension d’armes, et les chefs s’abouchèrent ensemble. Cependant les femmes mènent leurs maris et leurs enfants à leurs pères et à leurs frères ; elles apportent des provisions à ceux qui en manquent, font transporter chez elles les blessés et les pansent avec soin ; elles font voir comme elles sont maîtresses dans leurs maisons, comme leurs maris sont pleins d’attentions pour elles et les traitent avec toute sorte d’affection et de respects. D’après cela, on régla les conditions suivantes : Que les femmes qui voudraient rester avec leurs maris ne seraient assujetties (je l’ai déjà dit) à nul autre travail ni service que de filer de la laine ; que Romains et Sabins habiteraient la ville en commun ; qu’elle serait toujours appelée Rome, du nom de Romulus, et que les Romains prendraient celui de Quirites, du nom de la patrie de Tatius[46] ; enfin, que Romulus et Tatius régneraient ensemble, et qu’ils partageraient le commandement des armées. Le lieu où le traité fut fait s’appelle, encore à présent, Comice, du mot latin coire[47], qui signifie s’assembler.
La ville se trouvant augmentée de moitié, on prit, entre les Sabins, cent patriciens nouveaux, qu’on adjoignit aux anciens. On porta les légions à six mille hommes de pied et six cents chevaux[48]. Le peuple fut divisé en trois tribus : la première, des Rhamnenses, du nom de Romulus ; la seconde, des Tatienses, du nom de Tatius, et la troisième, des Lucérenses, en mémoire du bois sacré où Romulus avait ouvert un asile, et où s’étaient réfugiés la plupart de ceux qui devinrent les citoyens de Rome[49] : le mot lucus, en latin, signifie un bois sacré.
Qu’il n’y ait eu d’abord que trois de ces divisions, c’est ce que témoigne le nom même de tribus, qu’elles portent encore, et celui de tribuns, qu’on donne à leurs chefs. Chaque tribu contenait dix curies, qui avaient reçu, disent quelques-uns, des noms de Sabines ; mais je crois cette opinion fausse, car la plupart ont des noms de lieux. Au reste, on décerna plusieurs honneurs aux femmes : par exemple, il fut réglé qu’on leur céderait le haut du pavé dans les rues ; qu’on ne proférerait, en leur présence, aucune parole déshonnête ; qu’on ne se montrerait point nu à leurs yeux ; que les juges qui connaissaient des crimes capitaux ne pourraient les citer à leur tribunal ; que leurs enfants porteraient la bulle, ornement de cou ainsi appelé à cause de sa ressemblance avec les bulles qui se forment sur l’eau, et qu’ils auraient des robes bordées de pourpre.
Les deux rois ne réunissaient pas tout le conseil dès le début d’une affaire : chacun d’eux l’examinait séparément avec ses cent sénateurs ; puis tous étaient convoqués ensemble, pour décider. Tatius habitait à l’endroit où est maintenant le temple de Monéta[50], et Romulus près de ce qu’on nomme les degrés de Belle-Rive, qui sont sur le chemin par où l’on descend du mont Palatin au grand Cirque. C’est là que se trouvait, dit-on, le cormier sacré, dont on fait le conte suivant. Romulus, pour éprouver sa force[51], avait lancé, du haut de l’Aventin, un javelot dont le bois était de cormier. La pointe entra si avant dans le sol, qu’il fut impossible de l’arracher ; et, comme le terrain était bon, le bois eut bientôt germé : il prit racine, jeta des branches, et devint, avec le temps, une belle tige de cormier. Les successeurs de Romulus, jaloux de conserver cet arbre, qu’ils honoraient comme chose sainte et sacrée entre toutes, le firent entourer de murailles. Un passant croyait-il s’apercevoir que son feuillage n’était plus ni vert ni touffu, et qu’il se flétrissait faute de nourriture, vite il allait faisant retentir devant lui la nouvelle. Alors c’étaient des cris : À l’eau ! à l’eau ! comme pour un incendie. On accourait de toutes parts ; on apportait au cormier des vases pleins d’eau. On dit que, lorsque Caïus César[52] fit réparer les degrés, les ouvriers, en creusant près de l’arbre, offensèrent par mégarde ses racines, et le firent périr.

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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