Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Voilà ce qui vaut la peine d’être noté au sujet des Amazones. L’auteur de la Théséide[79] a écrit, il est vrai, qu’Antiope suscita l’attaque des Amazones contre Thésée, pour se venger, avec leur secours, de ce qu’il allait épouser Phèdre, et qu’elles furent exterminées par Hercule ; mais ce récit a trop évidemment l’air d’une fable inventée à plaisir. Thésée n’épousa Phèdre qu’après la mort d’Antiope, dont il avait un fils nommé Hippolyte, ou, selon Pindare, Démophon.

Quant aux malheurs qu’il éprouva à l’occasion de son fils et de Phèdre, comme les historiens sont d’accord sur ce point avec les poëtes tragiques, on doit admettre que les choses se sont passées comme ceux-ci les racontent unanimement.

Il est question encore d’autres mariages de Thésée, qu’on n’a jamais représentés sur la scène, et qui n’ont eu, pourtant, ni des commencements honnêtes ni des fins heureuses. Il enleva une Trézénienne, nommée Anaxo ; et, après avoir tué Sinnis et Cercyon, il fit violence à leurs filles. Il épousa Peribée, mère d’Ajax, puis aussi Phérébée, puis lopé, fille d’Iphiclès. On reproche à son amour pour Églé, fille de Panopéus, de lui avoir fait abandonner Ariadne, comme je l’ai dit plus haut, avec autant de lâcheté que d’ingratitude. Enfin, l’enlèvement d’Hélène, qui remplit de guerre toute l’Attique, fut, comme je le raconterai plus tard, la cause de son exil et de sa mort.
Tandis que les héros de ce temps se signalaient par mille beaux faits d’armes, Thésée ne prit part, suivant l’opinion d’Hérodore, qu’au combat des Lapithes contre les Centaures. D’autres, au contraire, disent qu’il accompagna Jason en Colchide ; qu’il défit, avec Méléagre, le sanglier de Calydon, et que c’est de là qu’est venu le proverbe : Non sans Thésée. Pour lui, ajoutent-ils, il sut accomplir, seul et sans secours, plusieurs entreprises glorieuses ; et l’on disait de lui : « C’est un autre Hercule. » Ce fut lui qui aida Adraste à recouvrer les corps de ceux qui avaient péri sous les murs de Thèbes ; non pas, comme le dit Euripide dans sa tragédie[80], en gagnant une bataille sur les Thébains, mais en leur persuadant de faire une trêve : telle est, du moins, la tradition la plus accréditée. Philochorus prétend que ce fut là la première trêve qu’on eût faite pour retirer les morts après la bataille ; mais il est écrit, dans les histoires d’Hercule[81], qu’Hercule fut le premier qui rendit les morts à ses ennemis. On montre, à Éleuthères, les tombeaux des soldats d’Adraste ; ceux des chefs sont à Éleusis : autre faveur qu’Adraste obtint encore de Thésée. La tradition d’Euripide, dans les Suppliantes, a pour contre-poids le témoignage d’Eschyle, dans les Éleusiniens[82], où Thésée lui-même rapporte ce que je viens de dire.
Voici quelle fut l’occasion de l’amitié qu’il contracta avec Pirithoüs. La force et le courage de Thésée étaient devenus célèbres : Pirithoüs voulut s’assurer de ce qui en était, et se mesurer avec lui. Il enleva de Marathon un troupeau de bœufs, qui lui appartenait ; et, instruit que Thésée en armes courait après lui, il ne prit point la fuite ; il fit volte-face, et l’attendit de pied ferme. Mais, à peine se furent-ils vus, que, frappés réciproquement de leur beauté et de la fierté de leur contenance, ils ne pensèrent plus à se battre. Pirithoüs tendit le premier la main à Thésée, et lui dit d’estimer le dommage que lui avait causé l’enlèvement des bœufs, se déclarant prêt à en passer par toutes ses conditions. Thésée le tint quitte de toute amende, le pria d’être son ami et son compagnon d’armes ; et ils se jurèrent un attachement inviolable.
Quelque temps après, Pirithoüs, qui épousait Déidamie, invita Thésée à venir, pour visiter le pays, et pour faire connaissance avec les Lapithes. Il avait aussi convié les Centaures au festin. Ceux-ci y perdirent toute retenue ; et ils portèrent, dans l’ivresse, la main sur les femmes. Les Lapithes en tirèrent vengeance : ils se jetèrent sur les Centaures, tuèrent les uns sur place, vainquirent les autres en bataille, et finirent, avec le secours de Thésée, par les chasser du pays.
Hérodore raconte le fait autrement. Il dit que, lorsque Thésée alla au secours des Lapithes, la guerre était déjà commencée ; que ce fut alors qu’il connut pour la première fois Hercule de vue, ayant profité du voisinage pour l’aller voir à Trachine, où il se reposait de ses courses et de ses travaux. Là, ils se seraient donné réciproquement les plus grands témoignages d’estime et d’amitié. Il vaut mieux s’en rapporter néanmoins à ceux qui disent qu’ils s’étaient déjà vus plusieurs fois, et que c’est à la faveur de Thésée qu’Hercule avait dû son initiation aux mystères, et, avant l’initiation, la purification dont il avait besoin pour les fautes qu’il avait involontairement commises.
Thésée, suivant Hellanicus, avait déjà cinquante ans lorsqu’il enleva Hélène, qui n’était pas encore nubile. Aussi quelques-uns, pour le disculper d’un si grand crime, disent-ils que ce ne fut pas lui-même qui l’enleva, mais qu’Ida et Lyncée, ses ravisseurs, la mirent en dépôt entre ses mains, et qu’il refusa de la rendre aux réclamations des Dioscures. Il y a plus : on a soutenu que ce fut Tyndare lui-même qui la lui confia, parce qu’il craignait Énarsphorus, fils d’Hippocoon, lequel eût fini par la ravir de force, tout enfant qu’elle fut encore ; mais le récit le plus vraisemblable, et qu’appuient le plus grand nombre de témoignages, c’est que Thésée et Pirithoüs, étant allés ensemble à Sparte, enlevèrent Hélène, pendant qu’elle dansait dans le temple de Diane Orthia, et prirent aussitôt la fuite. Ceux qu’on envoya courir après eux ne les poursuivirent que jusqu’à Tégée. Les ravisseurs, se voyant en sûreté, et ayant traversé le Péloponnèse, convinrent de tirer Hélène au sort, à condition que celui dont elle serait devenue la femme aiderait son compagnon à chercher un autre hymen. Elle échut en partage à Thésée. La jeune fille n’était point nubile encore : Thésée l’emmena à Aphidnes[83], et il mit auprès d’elle sa mère Éthra. Il les confia aux soins d’Aphidnus, qui était son ami, en lui recommandant une exacte surveillance et le secret. Ensuite, fidèle à son engagement envers Pirithoüs, il l’accompagna en Épire, pour enlever la fille d’Aïdonéus, roi des Molosses. Aïdonéus avait donné à sa femme le nom de Proserpine, à sa fille celui de Coré, et à son chien celui de Cerbère. Il faisait combattre contre ce chien ceux qui recherchaient sa fille en mariage, avec promesse de l’accorder à celui qui triompherait de l’animal ; mais, averti que Pirithoüs venait pour l’enlever, et non pour la demander en mariage, il s’assura de la personne des ravisseurs, fit dévorer sur-le-champ Pirithoüs par Cerbère, et retint Thésée prisonnier.
Cependant Ménesthée, fils de Pétéus, et petit-fils d’Ornéus, fils d’Érechthée, le premier, dit-on, d’entre les hommes qui ait affecté la popularité, et qui se soit mis à essayer sur la multitude l’effet des discours flatteurs, soulevait les citoyens les plus considérables, et les animait contre Thésée. Depuis longtemps, du reste, Thésée les avait mécontentés. En ôtant aux nobles l’empire qu’ils exerçaient chacun dans leurs dèmes, et en les renfermant dans une seule ville, Thésée les avait rendus, pensaient-ils, ses sujets, ou plutôt ses esclaves. Ménesthée agitait aussi la multitude, en lui reprochant de s’être laissé séduire par un fantôme de liberté, tandis qu’on dépouillait en réalité les citoyens de leurs patries et de leurs sanctuaires ; et de souffrir devant ses yeux, à la place de plusieurs rois pleins de bonté et ses chefs légitimes, le despotisme d’un étranger et d’un intrus.

Mais rien ne favorisa mieux ses projets et ses intrigues, que la guerre des Tyndarides, qui entrèrent en armes dans l’Attique, appelés, suivant quelques auteurs, par Ménesthée lui-même. Ils ne commirent d’abord aucune hostilité, et ils demandèrent seulement qu’on leur rendit leur sœur. Ceux d’Athènes répondirent qu’ils ne l’avaient pas, et qu’ils ignoraient même où elle était. Alors les Tyndarides se disposèrent à l’attaque ; mais Académus, qui avait découvert, on ne sait comment, le secret, leur donna avis qu’Hélène était cachée dans Aphidnes. En reconnaissance de ce bienfait, les Tyndarides le comblèrent d’honneurs pendant sa vie ; et les Lacédémoniens, qui firent plus tard de si fréquentes incursions dans l’Attique, et qui mirent si souvent tout le pays au pillage, respectèrent toujours l’Académie[84], en mémoire d’Académus. Mais Dicéarque raconte qu’il y avait, dans l’armée des Tyndarides, deux Arcadiens, Échédémus et Marathus ; qui le premier donna le nom d’Échédémie à ce qu’on appelle aujourd’hui l’Académie ; et que le bourg de Marathon prit son nom de Marathus, qui s’était volontairement offert, sur la demande d’un oracle, pour être sacrifié à la tête de l’armée. Les Tyndarides marchèrent droit à Aphidnes, y gagnèrent la bataille, et prirent la ville d’assaut. On dit que c’est là que périt Alycus, fils de Sciron, qui combattait pour les Dioscures ; et que l’endroit du territoire de Mégare où son corps fut enterré s’appelle encore, de son nom, Alycus. Héréas écrit qu’Alycus périt dans Aphidnes, de la main de Thésée lui-même ; et il allègue pour preuve ces vers où il est dit qu’Alycus,

… dans Aphidnes aux vastes campagnes,
Combattant pour reconquérir la belle Hélène, Thésée
Le tua[85].

Toutefois, il n’est pas vraisemblable que, si Thésée eût été présent, sa mère fût tombée, ainsi qu’Aphidnes, aux mains des ennemis.

Aphidnes prise, ceux d’Athènes tremblaient pour eux. Ménesthée persuada au peuple d’ouvrir les portes aux Tyndarides, et de les recevoir comme amis. Ils ne faisaient la guerre, à l’entendre, que contre Thésée, qui avait été le premier agresseur ; ils étaient les bienfaiteurs, les sauveurs des autres citoyens. Leur conduite justifia son témoignage. Tout maîtres absolus qu’ils se voyaient, ils ne demandèrent qu’à être initiés aux mystères, à titre de parents des Athéniens au même degré qu’Hercule. Aphidnus les adopta pour fils, comme Pylius avait adopté Hercule ; et ils reçurent les honneurs divins sous le nom d’Anaces, qui leur fut donné, soit parce qu’ils avaient accordé la paix à la ville[86], soit pour avoir mis le plus grand soin à empêcher que les Athéniens ne reçussent aucun dommage, bien qu’une si nombreuse armée séjournât au milieu d’eux. Ce terme désigne ceux qui prennent soin, les protecteurs ; et c’est pour cela probablement qu’on donne aux rois le nom d’anactes[87]. D’autres veulent qu’on ait appelé Anaces les Tyndarides, à cause de l’apparition de leurs étoiles dans le ciel ; et ils dérivent ce nom des mots dont se sert la langue attique pour marquer ce qui est en haut[88].

On dit qu’Éthra, mère de Thésée, fut prise dans Aphidnes, et emmenée captive à Lacédémone, d’où elle suivit Hélène à Troie ; et on s’appuie de ce vers d’Homère[89] :

Éthra, fille de Pitthéus, et Clymène aux grands yeux.

D’autres rejettent ce vers comme supposé, aussi bien que la fable de Munitus, qui serait né des amours clandestines de Démophon et de Laodice, et qu’Éthra aurait élevé dans Ilion. Ister[90] dans son treizième livre des Attiques, fait, au sujet d’Éthra, un autre récit, et bien différent. Il rapporte, d’après quelques auteurs, qu’Alexandre ou Pâris, ayant été vaincu dans un combat par Achille et Patrocle, en Thessalie, près du fleuve Sperchius, Hector s’empara de la ville de Trézène, la livra au pillage, et emmena Éthra, qu’on y avait laissée. Mais ce récit est par trop invraisemblable.

Aïdonéus le Molosse reçut un jour chez lui Hercule ; et, comme il lui eut conté, par hasard, que Thésée et Pirithoüs étaient venus, et dans quel dessein, et la punition qu’il en avait tirée, Hercule, affligé de la mort honteuse de l’un, et inquiet du danger que l’autre courait de la vie, mais voyant qu’il serait inutile de se plaindre du traitement fait à Pirithoüs, demanda comme grâce la remise de Thésée entre ses mains. Aïdonéus lui octroya sa demande. Thésée, délivré, retourna à Athènes, où ses amis n’étaient pas encore entièrement vaincus. En arrivant, son premier soin fut de consacrer à Hercule les temples que les Athéniens lui avaient dédiés à lui-même. Il changea leur nom de Théséia en celui d’Héracléia, ne s’en réservant que quatre pour lui, selon Philochorus. Il prétendit, dès les premiers jours, gouverner comme auparavant, et reprendre l’administration des affaires ; mais il se vit entravé par des séditions et des troubles civils, et il se convainquit bientôt que ses ennemis d’autrefois avaient ajouté, à la haine qu’ils lui portaient, le mépris de sa faiblesse ; que le peuple, presque tout entier corrompu, au lieu d’obéir en silence, voulait être flatté. Il essaya de le réduire par la force ; mais les démagogues et les factieux rendirent ses efforts inutiles. Désespérant de rétablir son autorité, il envoya secrètement ses enfants en Eubée, auprès d’Éléphénor, fils de Chalcodon : pour lui, après avoir prononcé, à Gargettus, des imprécations contre les Athéniens, dans un lieu qui porte, encore aujourd’hui, le nom d’Aratérion[91], il s’embarqua pour Scyros : il pensait y avoir des amis, et il possédait dans l’île quelques domaines paternels.
Lycomède était alors roi des Scyriens. Thésée alla le trouver, et le pria de lui rendre ses terres, disant que son intention était de faire son séjour dans l’île ; mais il lui demanda, suivant d’autres, du secours contre les Athéniens. Lycomède, soit pour la crainte que lui inspirait la renommée d’un tel homme, soit dans le but de complaire à Ménesthée, conduisit Thésée sur les montagnes de l’île, soi-disant pour lui montrer de là ses terres, et le précipita du haut des rochers. Thésée périt dans la chute. Quelques-uns disent qu’il tomba en faisant un faux pas, comme il se promenait après souper, selon son usage. Personne, dans le temps même, ne tint compte de sa mort. Ménesthée régna paisiblement dans Athènes ; et les fils de Thésée vécurent en simples particuliers, chez Éléphénor, qu’ils suivirent au siège de Troie. Mais Ménesthée mourut à ce siège : ils retournèrent donc à Athènes, et ils rentrèrent en possession de la royauté. Plusieurs siècles après, les Athéniens honorèrent Thésée comme un héros. Ils en avaient plus d’un motif ; mais ce qui les détermina, c’est qu’à Marathon, plusieurs soldats, pendant la mêlée, crurent voir apparaître Thésée en armes, à la tête des troupes, et combattant contre les barbares.
Après les guerres Médiques, Phédon étant archonte, la Pythie ordonna aux Athéniens, qui l’avaient consultée, de recueillir les ossements de Thésée, de leur donner une sépulture honorable, et de les garder avec soin. Mais il n’était pas facile de recouvrer, ni même de reconnaître le tombeau, à cause de la férocité des Dolopes, habitants de l’île, qui n’avaient aucun commerce avec les autres peuples. Cependant, Cimon, s’étant rendu maître de Scyros, comme je l’ai écrit dans sa "Vie", s’occupait activement de cette recherche, lorsqu’il aperçut, dit-on, un aigle qui frappait à coups de bec sur une sorte de tertre, et qui y fouillait avec ses serres. Cimon, saisi tout à coup d’une inspiration divine, fit creuser en cet endroit ; et l’on y trouva la bière d’un homme de grande taille, et, à côté, un fer de pique et une épée. Cimon fit charger ces restes sur sa trirème. Les Athéniens, ravis de joie, les accueillirent avec des processions et des sacrifices : on eût dit que Thésée lui-même revenait dans la ville. Ils les placèrent au centre d’Athènes, près de l’endroit où est maintenant le Gymnase. C’est un lieu d’asile aux esclaves, et à tous les citoyens faibles qui craignent l’oppression des puissants. En effet, Thésée, pendant sa vie, avait été le protecteur des opprimés, et recevait avec humanité les prières de ceux qui venaient implorer son secours.
Les Athéniens célèbrent, en son honneur, un sacrifice solennel, le 8 du mois Pyanepsion[92], jour où il était revenu de Crète avec les autres jeunes gens. On l’honore aussi le 8 de chaque mois, soit parce qu’il arriva pour la première fois de Trézène à Athènes le 8 du mois Hécatombéon[93], comme l’a écrit Diodore le Périégète[94], ou qu’ils crussent que ce nombre lui convenait mieux que tous les autres, parce qu’il passait pour fils de Neptune, et qu’on fait des sacrifices à ce dieu le 8 de chaque mois. La raison, c’est que le nombre huit, étant le premier cube formé du premier nombre pair, et le double du premier carré, représente naturellement la puissance ferme et immuable de Neptune, ce dieu que nous surnommons Asphalius[95] et Gééochus[96].

ROMULUS. (Né en l’an 769, mort en l’an 715 avant J.-C.)

Il y a désaccord, entre les écrivains, et sur l’auteur du nom de Rome, ce nom si grand et dont la gloire s’est répandue chez tous les peuples, et sur la cause qui l’a fait donner à la ville. Les uns disent que les Pélasges, après avoir parcouru l’univers presque entier, et dompté une foule de nations, se fixèrent en ce lieu, et qu’ils donnèrent à leur ville le nom de Rome, à raison de la force de leurs armes[1]. Suivant d’autres, quand Troie fut prise, quelques-uns s’échappèrent, et ils purent se procurer des navires : entraînés par les vents, ils abordèrent en Étrurie, et ils jetèrent l’ancre près du fleuve du Tibre. Leurs femmes étaient déjà fatiguées du voyage, et elles supportaient impatiemment les incommodités de la mer. Une d’entre elles, nommée Roma, non moins distinguée par son intelligence que par la noblesse de sa race, leur proposa de mettre le feu aux navires : elles suivirent ce conseil. Les maris se fâchèrent d’abord ; puis, cédant à la nécessité, ils s’établirent aux environs du mont Palatin. Bientôt leur bonheur eut dépassé leurs espérances : ils reconnurent, dans cette terre, une grande fécondité ; et les habitants du pays leur firent bon accueil. Aussi rendirent-ils à Roma de grands honneurs : ils donnèrent, par exemple, son nom à la ville dont elle avait provoqué la naissance. De là, dit-on, l’usage où sont les femmes romaines de saluer du baiser sur la bouche leurs parents et leurs amis ; parce que les Troyennes, après avoir brûlé la flotte, embrassèrent ainsi et caressèrent leurs maris, en leur adressant des prières, et en les conjurant d’apaiser leur courroux. Il y en a qui prétendent que cette Roma, dont la ville reçut le nom, était fille d’Italus et de Leucaria ; d’autres, qu’elle l’était de Télèphe, fils d’Hercule, et qu’elle avait épousé Énée ; d’autres encore, qu’Ascagne, fils d’Énée, était son époux. Quelques-uns veulent que Rome ait été bâtie par Romanus, fils d’Ulysse et de Circé, et d’autres, par Romus, fils d’Émathion, que Diomède avait envoyé de Troie ; d’autres enfin ont dit qu’elle avait été fondée par Romus, roi des Latins, après qu’il eut chassé du pays les Tyrrhéniens, lesquels avaient passé d’abord de Thessalie en Lydie, puis de Lydie en Italie.

Il y a plus : ceux qui croient, avec tant de raison, que Romulus donna son nom à la ville, ne s’accordent pas eux-mêmes sur l’origine de Romulus. Les uns le font fils d’Énée et de Dexithéa, fille de Phorbas. Tout enfant encore, il aurait été transporté en Italie, avec son frère Romus[2] ; et, le débordement du Tibre ayant fait périr les autres barques, celle où étaient les deux enfants, poussée doucement par les flots sur un rivage uni, aurait été sauvée, contre toute espérance, et le lieu aurait reçu le nom de Rome. D’autres ont dit que Roma, fille de cette même Dexithéa, épousa Latinus, fils de Télémaque, dont elle eut Romulus. Certains auteurs font naître Romulus du commerce secret d’Émilia, fille d’Énée et de Lavinie, avec le dieu Mars.
Il y en a qui ne content, sur sa naissance, que de pures fables. Tarchétius, disent-ils, roi des Albains, le plus injuste et le plus cruel des hommes, eut dans son palais une apparition divine : il vit sortir de son foyer un phallus ; et cette figure y resta plusieurs jours. Il y avait alors, en Étrurie, un oracle de Téthys[3], que Tarchétius envoya consulter. L’oracle répondit qu’il fallait qu’une vierge eût commerce avec cette figure ; qu’il naîtrait d’elle un fils très-illustre, et qui, par son courage, sa force et son bonheur, surpasserait tous les hommes de son temps. Tarchétius fit part à une de ses filles de la réponse de l’oracle, et il lui ordonna de l’accomplir. Elle ne jugea point à propos d’en rien faire, et elle envoya, à sa place, une de ses suivantes. Tarchétius, à cette nouvelle, fut saisi d’un tel dépit, qu’il les fit prendre toutes deux, pour les faire mourir. Mais Vesta lui apparut en songe, et lui défendit de leur ôter la vie. Il donna alors à ces jeunes filles une toile à tisser dans la prison, et il leur promit de les marier quand elle serait achevée. Elles y travaillaient pendant le jour ; mais, pendant la nuit, d’autres femmes venaient, par ordre de Tarchétius, défaire leur ouvrage. Cependant la suivante mit au monde, des œuvres du phallus, deux jumeaux, que le roi donna à un certain Tératius, avec ordre de les faire périr. Cet homme les exposa sur le bord du fleuve ; et là, une louve accourut pour donner la mamelle aux deux enfants, et des oiseaux de toute sorte leur apportèrent la becquée. Cela dura jusqu’au jour où un bouvier s’en aperçut : tout émerveillé, il prit la hardiesse de s’approcher, et il emporta les enfants. Sauvés de la sorte, ceux-ci allèrent, après qu’ils furent devenus grands, attaquer Tarchétius, et le défirent. Tel est le récit d’un certain Promathion[4], dans son Histoire d’Italie.
Mais la tradition la plus vraisemblable, et qui est confirmée par le plus de garants, c’est celle dont Dioclès de Péparèthe[5] a le premier publié, parmi les Grecs, les principales circonstances, et à laquelle Fabius Pictor[6] s’est presque partout conformé. Ce récit lui-même a des variantes ; mais il se ramène, en somme, à ce qui va suivre.

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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