Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Le lendemain, à la pointe du jour, il convoqua ses amis ; et il fit venir Thémistocle, qui n’espérait rien de bon, depuis qu’il avait vu les grands de la porte, aussitôt qu’ils avaient su son nom, lui témoigner leur malveillance, et lui dire des injures. Ajoutez que Roxanès, chef d’un corps de mille hommes, à l’instant où Thémistocle passait devant lui, lorsque le roi était déjà sur son trône et tout le monde dans un profond silence, avait dit tout bas, en soupirant : « Serpent artificieux de Grèce, c’est le bon génie du roi qui t’amène ici. » Mais, quand il eut paru devant le roi, et qu’il l’eut adoré de nouveau, celui-ci le salua, et lui dit avec bonté : « Je te dois déjà deux cents talents ; car, puisque tu es venu toi-même te remettre entre mes mains, il est juste que tu reçoives la récompense promise à celui qui t’aurait amené. » Il lui en promit encore davantage, le rassura pleinement, et l’invita à exprimer sans aucun détour sa pensée, quelle qu’elle pût être, sur les affaires de la Grèce. Thémistocle répondit : « Le discours humain est semblable aux tapisseries à personnages. Il a besoin, comme elles, d’être développé pour qu’on en contemple les figures : replié, il cache les figures, et il gâte leurs proportions. Par conséquent, il me faut du temps pour satisfaire à ta demande. » Le roi goûta la comparaison, et lui permit de prendre le temps qu’il voudrait. Thémistocle demanda un an ; et, dans cet intervalle, il apprit assez bien la langue perse, pour pouvoir s’entretenir désormais sans interprète avec le roi.
On crut, dans le public, que Thémistocle ne lui parlait que des affaires de la Grèce ; mais les changements que le roi fit subir à sa cour, et la disgrâce dont il frappa, en ce temps-là, quelques-uns de ses amis, valurent à Thémistocle la haine des grands, persuadés qu’il avait eu la hardiesse de dire franchement au roi ce qu’il pensait d’eux. Il est vrai que les honneurs qu’on faisait aux étrangers n’approchaient nullement de ceux que recevait Thémistocle. Thémistocle était de toutes les parties de chasse du roi, de tous ses divertissements d’intérieur. Le roi le présenta même à la reine sa mère, qui l’admit dans sa familiarité. Enfin il fut instruit, par ordre du roi, dans la doctrine des Mages. Un jour, Démarate le Spartiate, invité par le roi à lui demander un présent, demanda qu’il lui fût permis de se promener à cheval dans Sardes, la tiare sur la tête, comme les rois de Perse. Mithropaustès, cousin du roi, lui prenant la main, lui dit : « Démarate, cette tiare n’aurait point assez de cervelle à couvrir. Prisses-tu en main la foudre, tu ne serais pas pour cela Jupiter. » Le roi, irrité de la demande, repoussa durement Démarate ; et rien ne semblait pouvoir calmer son ressentiment. Thémistocle sollicita pour Démarate, et il vint à bout de la réconciliation. Aussi dit-on que, dans les temps qui suivirent, alors que les Perses eurent avec la Grèce des relations plus fréquentes, ce que les rois promettaient toujours, dans leurs lettres aux Grecs qu’ils voulaient attirer près d’eux, c’était de les faire plus grands que n’avait été Thémistocle. On ajoute que Thémistocle, au milieu de cette fortune, et déjà l’objet de tous les empressements, dit à ses enfants, un jour qu’il vit sa table magnifiquement servie : « Ô mes enfants ! nous étions perdus, si nous n’eussions été perdus ! » Presque tous les auteurs assurent que le roi lui donna trois villes pour son pain, son vin et sa viande : Magnésie, Lampsaque et Myonte. Néanthès de Cyzique[70] et Phanias en ajoutent deux autres, Percote et Palescepsis[71] pour le mobilier et les vêtements.
Il descendait vers les côtes maritimes de l’empire, pour les affaires de la Grèce ; et c’est alors qu’un Perse, nommé Épixyès, satrape de la haute Phrygie, lui dressa des embûches, et aposta des Pisidiens pour l’assassiner, pendant la nuit qu’il passerait dans la ville de Léontocéphale[72]. Mais, comme il dormait sur le midi, la mère des dieux lui apparut, et lui dit : « Thémistocle, évite la tête de lion, de peur de tomber dans les griffes du lion. Pour prix de cet avertissement, je demande que tu voues à mon service ta fille Mnésiptoléma. » Thémistocle s’éveille en sursaut, fait sa prière à la déesse, quitte le grand chemin, prend un détour pour éviter l’endroit fatal, et ne s’arrête qu’à la nuit fermée. Une des bêtes de somme, qui portait sa tente, était tombée dans la rivière : les gens de Thémistocle étendirent les tapisseries, pour les faire sécher. Cependant les Pisidiens accoururent, l’épée à la main ; et, ne reconnaissant pas, au clair de la lune, les tapisseries qui séchaient, ils les prirent pour la tente de Thémistocle ; et ils comptaient bien l’y trouver endormi. Ils en étaient tout près, et ils levaient déjà la tapisserie ; mais ceux des gens de Thémistocle qui faisaient le guet tombèrent sur eux, et se saisirent de leurs personnes. Échappé ainsi au danger, Thémistocle, pour remercier la déesse de cette apparition merveilleuse, bâtit à Magnésie un temple de Dindymène[73], et il en institua prêtresse sa fille Mnésiptoléma.
En passant à Sardes, il profita de son loisir pour y visiter les temples, qui sont magnifiques, et pour examiner la multitude des offrandes qu’on y avait consacrées. Il vit, dans le temple de la mère des dieux, la jeune fille Hydrophore[74], comme on nommait une statue de bronze haute de deux coudées, que lui-même avait fait faire, pendant qu’il était intendant des eaux à Athènes : c’était l’emploi du produit des amendes auxquelles il condamnait ceux qui détournaient les eaux publiques dans des canaux particuliers ; et il l’avait consacrée dans un temple. Soit qu’il souffrît de voir son offrande ainsi prisonnière, ou qu’il voulût faire montre aux Athéniens de tous les honneurs et du crédit dont il jouissait dans les États du roi, il parla de la statue au satrape de Lydie, et il lui demanda la permission de la renvoyer à Athènes. Le barbare, irrité de cette demande, lui dit qu’il allait en écrire au roi. Thémistocle, effrayé, recourut au gynécée, et il se concilia, à prix d’argent, les concubines du satrape. Celui-ci s’apaisa ; mais ce fut pour Thémistocle une leçon d’être à l’avenir plus réservé, et de se mettre en garde contre l’envie des barbares. Aussi ne parcourut-il point les autres contrées de l’Asie, quoi qu’en dise Théopompe ; il se fixa à Magnésie, où il recueillait le fruit des grands bienfaits du roi, et où il recevait les mêmes honneurs que les grands de la Perse. Il y vécut longtemps paisible ; car le roi n’avait pas le temps de songer aux affaires de la Grèce, occupé qu’il était dans les hautes provinces de l’empire.
Mais la révolte de l’Égypte, soutenue par les Athéniens, et les progrès de la flotte des Grecs, qui s’était avancée jusqu’à Cypre et aux côtes de la Cilicie, et enfin toute la mer soumise par Cimon, tournèrent la pensée du roi du côté des Grecs : il songea à s’opposer à leurs entreprises, et à les empêcher de se fortifier contre lui. Déjà ses troupes se mettaient en mouvement, et les généraux se rendaient à leurs postes. Des courriers sont expédiés à Magnésie, et ils portent à Thémistocle, au nom du roi, l’ordre de prendre en main le commandement de l’expédition contre les Grecs, et de s’acquitter de ses promesses. Mais Thémistocle ne retrouva plus dans son cœur assez de ressentiment contre ses concitoyens ; et la gloire et la puissance qui lui étaient offertes ne purent pas davantage le décider à la guerre. Peut-être croyait-il le succès impossible ; car la Grèce avait alors plus d’un grand général, entre autres Cimon, qu’un bonheur singulier accompagnait dans toutes ses entreprises. Mais un motif surtout l’arrêtait, c’était la honte qu’il y aurait, pour lui, à flétrir la gloire de ses exploits et tant de trophées illustres. Aussi prit-il la magnanime résolution de couronner sa vie par une fin digne de lui. Il fit un sacrifice aux dieux, assembla ses amis ; et, après un embrassement d’adieu, il but, suivant la tradition vulgaire, du sang de taureau, ou, comme d’autres disent, un poison très-actif. C’est ainsi qu’il mourut à Magnésie, âgé de soixante-cinq ans, après une vie passée presque tout entière dans l’administration des affaires publiques et dans le commandement des armées[75]. L’admiration du roi pour Thémistocle s’accrut encore, dit-on, quand il eut appris la cause et le genre de sa mort ; et toujours depuis il traita avec une grande bonté sa famille et ses amis.
Thémistocle laissa trois fils d’Archippe, fille de Lysandre, du dème d’Alopèce : Archéptolis, Polyeucte et Cléophante. Platon le philosophe parle de Cléophante comme d’un écuyer habile[76], mais qui n’avait du reste nul mérite. Avant ceux-là il en avait eu deux autres : Néoclès, qui était mort, dans son enfance, d’une morsure de cheval, et Dioclès, que Lysandre, son aïeul, avait adopté pour fils. Il eut aussi plusieurs filles : Mnésiptoléma, née d’un second mariage, qui avait épousé Archeptolis son frère, fils d’une autre mère ; Italia, femme de Panthoïde de Chios ; Sybaris, femme de Nicomède, Athénien ; Nicomaché, qu’après la mort de son père, ses frères donnèrent à Phrasiclès, fils d’un frère de Thémistocle, et qui était venu d’Athènes à Magnésie. C’est Phrasiclès qui éleva chez lui la plus jeune des sœurs, Asia.

On voit encore, sur la place publique de Magnésie, le splendide tombeau de Thémistocle. On ne doit pas ajouter foi à ce que dit Andocide[77], dans son discours à ses amis, que les Athéniens déterrèrent ses restes, et qu’ils les jetèrent au vent. Ce n’est là qu’un mensonge, imaginé comme un moyen d’irriter les nobles contre le peuple. Phylarque[78] dans son histoire, a eu recours à une sorte de machine tragique : il fait intervenir, pour exciter la pitié et émouvoir vivement les cœurs, je ne sais quels Néoclès et Démopolis, fils de Thémistocle. Mais c’est une pure fiction, et qui saute aux yeux du premier venu. Diodore le Périégète[79] dit, dans son livre des Tombeaux, mais plutôt par conjecture que comme chose certaine, qu’il y a, près du Pirée, en venant du promontoire Alcimus, une langue de terre qui s’avance en forme de coude ; et qu’on trouve, après avoir doublé cette pointe, dans un endroit où la mer est toujours calme, une base fort grande, sur laquelle s’élève, en forme d’autel, le tombeau de Thémistocle. C’est ce que témoignerait, suivant lui, Platon le comique[80], dans ces vers ;

Ta tombe s’élève dans un lieu favorable,

Où elle sera l’éternel objet de la vénération des voyageurs.
Elle verra et ceux qui sortent du port, et ceux qui arrivent ;
Et, quand les vaisseaux combattront, ce sera son spectacle.

Les descendants de Thémistocle sont encore en possession, à Magnésie, de quelques honneurs particuliers, dont jouissait Thémistocle l’Athénien, qui fut mon camarade et mon ami, à l’école du philosophe Ammonius.

CAMILLE. (Né en l’an 446 et mort en l’an 365 avant J.-C.)

Quant à Furius Camillus[1], entre toutes les grandes choses qu’on rapporte de lui, ce qu’il y a de vraiment singulier et d’étrange, c’est qu’un homme qui avait tant de fois commandé les armées et remporté des victoires éclatantes, qui exerça cinq fois la dictature, qui obtint quatre triomphes, et qui reçut le titre de second fondateur de Rome, n’ait pas été une seule fois consul. Il en faut chercher la cause dans les circonstances politiques. C’était alors le temps des discussions du sénat et du peuple. Le peuple s’opposait à l’élection des consuls : et il nommait, pour gouverner à leur place, des tribuns qui exerçaient, dans toute leur plénitude, la puissance et l’autorité consulaires, mais dont le pouvoir était moins odieux, à cause de leur nombre. C’était une consolation, pour ceux qui n’aimaient pas l’oligarchie, que de voir, à la tête des affaires, six personnes au lieu de deux. Camille, qui était alors dans toute la fleur de sa gloire, et qui se signalait par ses exploits, ne voulut point devenir consul contre le gré du peuple, bien qu’on eût tenu plusieurs fois, à Rome, dans l’intervalle, les comices consulaires. Quant aux autres magistratures, il en obtint une foule, et dans tous les genres : et il s’y comporta de telle façon, que l’autorité, même lorsqu’il commandait seul, lui fût commune avec d’autres, tandis que la gloire lui restait en propre, alors même qu’il avait des collègues. C’était, d’une part, l’effet de sa modération : il voulait exercer le pouvoir sans exciter l’envie : et de l’autre, c’était le fruit de sa prudence, qualité qui lui donnait une incontestable supériorité.

La maison des Furius n’avait pas eu jusque-là un grand lustre : il fut le premier Furius qui se fit un nom[2]. Son mérite personnel le fit remarquer dans la grande bataille contre les Èques et les Volsques, où il servait sous le dictateur Postumius Tubertus[3]. C’est lui qui avait commencé la charge, en piquant des deux en avant : blessé à la cuisse, il n’avait point quitté la mêlée : il avait arraché le trait enfoncé dans la plaie, et il s’était acharné sur les plus vaillants des ennemis, jusqu’à ce qu’ils eussent pris la fuite. Plusieurs fonctions honorables furent la récompense de sa bravoure, entre autres celle de censeur, dignité des plus considérables en ce temps-là. Un des actes de sa censure, qu’on cite avec de justes éloges, ce fut de déterminer, et par la persuasion, et par des menaces d’amendes, les célibataires à épouser les veuves, dont les guerres continuelles avaient fort augmenté le nombre. Il ne fit que céder à la nécessité, quand il soumit à l’impôt les orphelins, exempts jusqu’alors de toute redevance : il fallait bien fournir aux énormes dépenses qu’exigeaient des guerres continuelles.
Ce fut surtout pour soutenir le siège de la ville des Véiens, que d’autres appellent Vénétaniens, qu’on eut besoin d’argent. Véies[4] était le boulevard de l’Étrurie, une ville qui ne le cédait à Rome ni pour la quantité des munitions de guerre, ni pour le nombre des combattants. Enflée de ses richesses, de son luxe, de sa magnificence et de ses délices, les Romains avaient trouvé en elle une rivale de gloire et de puissance ; et plus d’une fois, dans les combats, ils avaient éprouvé sa valeur. Mais aujourd’hui, elle était affaiblie par la perte de plusieurs batailles, et elle avait renoncé à son ambition. Les Véiens, contents de s’être entourés de fortes murailles, et d’avoir rempli la ville d’armes, de traits, de vivres, et de toutes les autres provisions nécessaires, soutenaient tranquillement le siège. Il durait depuis longtemps, non moins pénible et non moins fâcheux pour les assiégeants que pour les assiégés. En effet, les Romains, accoutumés à ne faire que des campagnes d’été, et fort courtes, et à hiverner dans leurs foyers, s’étaient vus forcés alors, pour la première fois, par les tribuns, de construire des forts, de retrancher leur camp, de passer les étés et les hivers dans le pays ennemi. Il y avait près de sept ans que la guerre durait, lorsque le peuple, mécontent des généraux, qu’il accusait de presser trop mollement le siège, leur ôta le commandement, et en élut d’autres pour continuer la guerre. Camille fut du nombre : et c’était la seconde fois qu’il était tribun. Mais il ne fut pas d’abord employé au siège de Véies : il eut pour lot l’expédition contre les Falisques et les Capénates[5], qui, voyant les Romains occupés ailleurs, étaient entrés sur leurs terres, et qui les avaient fort inquiétés durant la guerre d’Étrurie. Camille les battit, fit un grand carnage des leurs, et les força de se renfermer dans leurs murailles.
La guerre était dans tout son feu, quand le lac d’Albe présenta un phénomène des plus étranges qu’on pût voir, et qui effraya tout le monde, parce qu’il n’y avait à lui assigner aucune des causes ordinaires, aucune raison physique. On était près de l’automne ; et l’été, qui finissait, n’avait eu ni des pluies abondantes, ni des vents violents du midi : les lacs, les ruisseaux et les sources, qu’on trouve à chaque pas en Italie, ou étaient entièrement taris, ou n’avaient que très-peu d’eau ; les rivières, toujours basses en été, étaient restées presque à sec ; mais le lac d’Albe, qui a sa source en lui-même, et qui n’a point d’écoulement, fermé qu’il est de tous côtés par des montagnes fertiles, grossit tout à coup, et il s’enfla visiblement, sans cause aucune, sinon la volonté des dieux : il gagna les flancs des montagnes ; et, sans avoir éprouvé ni agitation ni bouillonnement, il s’éleva au niveau de leurs sommets. Les pâtres et les bouviers, premiers témoins du phénomène, n’y virent qu’un spectacle étonnant ; mais, lorsque l’espèce de digue qui contenait le lac, et qui l’empêchait d’inonder les campagnes, eut été rompue par la quantité et le poids des eaux, et qu’un torrent impétueux roula vers la mer, à travers les guérets, alors un sentiment d’effroi saisit et les Romains et tous les peuples d’Italie, et l’on aperçut, dans ce prodige, le signe de quelque événement extraordinaire. On ne parlait d’autre chose dans le camp de devant Véies ; et le bruit en passa ainsi jusqu’aux assiégés eux-mêmes.
C’est l’ordinaire, durant un long siège, qu’il s’établit, entre les deux peuples ennemis, des communications fréquentes et des conférences. Un Romain s’était lié familièrement avec un des Véiens, homme fort versé dans la connaissance des antiquités, et estimé habile entre tous dans l’art de la divination. Le Romain lui parla du débordement du lac : et, voyant que cette nouvelle lui causait une joie extrême, et qu’il plaisantait à propos du siège, il lui dit que ce n’était pas le seul prodige dont les Romains eussent été en ce temps-là les témoins : qu’il y en avait eu de bien plus merveilleux encore, et qu’il les lui voulait raconter, pour savoir s’il n’y avait pas pour lui-même, dans le commun malheur, quelque moyen de pourvoir à sa sûreté personnelle. Le Véien consentit volontiers : et il prêtait une oreille attentive aux propos du Romain, dans l’espérance d’apprendre des secrets importants. Tout en causant, le Romain marchait, et le Véien suivait toujours. Mais, une fois arrivés à suffisante distance de la ville, le Romain, profitant de la supériorité de sa force, saisit son homme, l’enlève, et, secondé par quelques soldats accourus du camp, le remet aux mains des généraux. Le Véien, réduit en cette nécessité, et persuadé d’ailleurs que nul ne saurait éviter sa destinée, révéla les oracles secrets qui intéressaient sa patrie : il dit qu’elle ne pouvait être prise qu’au cas où les ennemis, changeant la direction des eaux débordées du lac d’Albe, les feraient rentrer dans leur lit, ou du moins les empêcheraient de se jeter dans la mer.
Informé de la prédiction, le sénat, à court de moyens, prit le parti d’envoyer consulter l’oracle de Delphes. Les députés furent Cossus Licinius, Valérius Potitus et Fabius Ambustus, trois hommes considérables, et des plus puissants de Rome. Leur navigation fut heureuse : et, outre la réponse du dieu sur l’objet de leur mission, ils rapportèrent d’autres oracles, qui les avertissaient qu’on avait négligé, dans la célébration des féries Latines, certaines cérémonies consacrées par l’usage. Quant aux eaux du lac d’Albe, il fallait, dirent-ils, faire tous les efforts pour les ramener de la mer dans leur ancien lit, ou, si cela était impossible, creuser des canaux et faire des tranchées, où elles se détourneraient, pour aller se perdre à travers les campagnes. Les prêtres, sur cette réponse de l’oracle, réparèrent ce qu’on avait omis dans les sacrifices, tandis que le peuple se mettait à l’œuvre, et qu’il détournait les eaux du lac.
La dixième année de la guerre, le sénat, ayant abrogé les autres magistratures, nomma dictateur Camille, qui choisit pour général de la cavalerie Cornélius Scipion. À peine entré en charge, Camille s’engagea par un vœu solennel, s’il terminait heureusement la guerre, à faire célébrer les grands Jeux, et à dédier un temple à la déesse que les Romains appellent Mère Matuta[6], et qui paraît être, à en juger par les cérémonies de ses sacrifices, la même que Leucothée. On fait entrer une esclave dans le sanctuaire : là, on lui donne des soufflets, et puis on la chasse dehors. Chacun porte dans ses bras, non ses propres enfants, mais ceux de ses frères. Enfin on voit représentés, dans le sacrifice, Bacchus aux mains de ses nourrices, et Ino persécutée par la concubine de son époux.
Camille, après ce vœu, entra en armes sur les terres des Falisques ; et il les défit dans une grande bataille, eux et les Capénates, leurs alliés. Il marcha de là au siège de Véies. Il reconnut bien vite la difficulté et les périls d’un assaut : mais, comme le terrain des environs pouvait être creusé si profondément qu’on déroberait à l’ennemi la connaissance de ce travail, il fit ouvrir des mines. L’ouvrage réussit : et, tandis que Camille assaillait extérieurement la ville, afin d’attirer les Véiens sur les murailles, un autre corps de troupes entrait par les mines, et pénétrait, sans être découvert, jusque sous la citadelle, à l’endroit même où était le temple de Junon, le plus grand de tous ceux de la ville, et le plus honoré[7]. On dit que, dans ce moment, le général des Étrusques faisait un sacrifice, et que le devin, après avoir considéré les entrailles de la victime, s’était écrié : « La divinité promet la victoire à qui achèvera ce sacrifice ! » Les Romains qui étaient dans la mine avaient entendu ces paroles : ils ouvrent la terre, et ils sortent en jetant de grands cris, et en faisant retentir leurs armes. Les Véiens, épouvantés, prennent la fuite : les Romains enlèvent les entrailles de la victime, et ils les vont porter à Camille. Mais peut-être ne verra-t-on, dans ce récit, qu’un conte fait à plaisir.
Quoi qu’il en soit, Véies fut prise de force. Camille, qui, du haut de la citadelle, contemplait le pillage de ces richesses immenses, ne put retenir ses larmes : et, comme ceux qui étaient autour de lui le félicitaient de sa victoire, il leva les mains au ciel, et il fit cette prière : « Grand Jupiter ! et vous, dieux qui voyez les bonnes et les mauvaises actions des hommes ! vous savez que ce n’est pas injustement, mais par la nécessité d’une juste défense, que les Romains ont pris les armes contre des ennemis implacables, et contempteurs de toute loi. Si, en retour de cette prospérité, nous devons éprouver quelque malheur, épargnez, je vous en conjure, et Rome et l’armée des Romains : faites retomber sur moi le coup ; mais seulement ne m’écrasez pas. » Cette prière achevée, il voulut se tourner à droite, comme c’est la coutume des Romains, après qu’ils ont invoqué les dieux : et, en faisant ce mouvement, il se laissa tomber. Cet accident troubla les assistants ; mais Camille, se relevant de sa chute : « Voilà, dit-il, ce mal léger que j’avais demandé aux dieux, pour contre-balancer un si grand bonheur. »
Après le sac de la ville, il s’occupa, pour accomplir son vœu, de transporter à Rome la statue de Junon. Il rassembla des ouvriers dans ce dessein, fit un sacrifice à la déesse, et la pria d’avoir pour agréables les hommages empressés des Romains, et de consentir à habiter avec les dieux protecteurs de Rome. La statue, dit-on, répondit qu’elle le voulait bien, et que la proposition lui souriait. Tite-Live écrit que Camille fit sa prière à la déesse[8], la main sur la statue, et que, lorsqu’il l’invita à le suivre, quelques-uns des assistants répondirent : « Elle le veut bien, la proposition lui sourit, elle nous suit avec plaisir. » Au reste, un argument imposant que font valoir les partisans de la réponse miraculeuse, en faveur de leur opinion, c’est la fortune de Rome. Une ville sortie d’une si faible et si méprisable origine, se fût-elle jamais élevée à un tel degré de gloire et de puissance, si quelque divinité ne lui eût sans cesse donné les marques d’une éclatante protection ? Ils citent enfin d’autres prodiges de même nature. N’a-t-on pas vu, disent-ils, les statues suer, soupirer, se détourner, faire des signes d’yeux : merveilles consignées dans les récits d’une foule d’anciens ? Je pourrais moi-même, sur l’autorité de plusieurs de nos contemporains, rapporter nombre de faits dignes d’admiration, qu’on ne rejetterait pas sans hésiter. Mais, dans de telles matières, il y a, à croire tout ce qu’on dit, le même péril qu’à ne rien croire : car la faiblesse humaine, n’ayant point de terme où elle se doive borner, et ne sachant point s’imposer de loi, ou se laisse entraîner à la superstition et à l’orgueil, ou tombe dans la négligence et le mépris des choses saintes. Or, la réserve et la modération sont ce qu’il y a de plus sage.

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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