Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Le temps de payer le troisième tribut arriva ; et il s’agissait de faire prononcer le sort sur ceux des pères de famille qui avaient de jeunes enfants. Ce fut une nouvelle occasion, pour Égée, de se voir assailli par les plaintes et les murmures des citoyens. Il était seul, disait-on, la cause de tout le mal, et seul il n’avait aucune part à la punition ; il faisait passer sa royauté à un étranger, à un bâtard, et il ne s’inquiétait nullement de les voir privés de leurs fils légitimes, de tous leurs enfants. Ces doléances perçaient le cœur de Thésée : il se décida donc à partager lui-même la fortune des autres citoyens ; et, dans ce dessein, il s’offrit volontairement pour aller en Crète, sans tirer au sort. Les Athéniens admirèrent sa grandeur d’âme, et ce dévouement conquit leur affection. Égée employa d’abord les prières et les plus vives instances pour dissuader son fils ; mais il finit par céder à son inflexibilité, et il tira au sort les autres enfants. Cependant, s’il faut en croire Hellanicus[35], ce n’était point le sort qui désignait les jeunes garçons et les jeunes filles qu’envoyait la ville : c’était Minos lui-même qui les venait choisir ; et, cette fois, il prit Thésée le premier de tous. Les conventions établies étaient : que les Athéniens fourniraient le vaisseau de transport ; que les enfants que Minos embarquerait avec lui pour le voyage n’auraient aucune arme offensive, et qu’à la mort du Minotaure, le tribut cesserait.
Avant ce jour, il n’y avait jamais eu aucun espoir de salut pour ces enfants : aussi le vaisseau partait-il avec une voile noire, pour montrer qu’ils allaient à une mort certaine ; mais alors, Thésée rassurant son père, et le remplissant de confiance par la promesse de dompter le Minotaure, Égée donna au pilote une seconde voile, qui était blanche, avec ordre de la mettre au retour, si son fils était sauvé ; sinon, de revenir avec la voile noire, et de signaler ainsi la catastrophe. Simonide, toutefois, dit que la voile qu’Égée donna au pilote était non pas blanche, mais teinte dans la liquide fleur de l’yeuse aux verts rameaux[36], et qu’elle devait être un signe qu’ils avaient échappé à la mort. Le vaisseau avait pour pilote Amarsyadas Pheréclus, suivant le récit de Simonide ; mais Philochorus prétend que Thésée reçut de Scirus de Salamine un pilote nommé Nausithoüs, avec un matelot de proue, qui s’appelait Phéax ; car les Athéniens ne s’appliquaient point encore à la marine. Le motif de ce présent, c’est qu’au nombre des enfants se trouvait Ménesthès, fils de la fille de Scirus. On a pour preuve du fait les monuments que Thésée fit élever en l’honneur de Nausithoüs et de Phéax, à Phalère, près du temple de Scirus ; et c’est pour eux, selon Philochorus, qu’on célèbre la fête des Cybernésies[37].
Quand le sort eut décidé, Thésée prit les enfants dont les noms étaient sortis, et il alla du Prytanée au temple Delphinien, où il offrit pour eux à Apollon le rameau du suppliant : c’était une branche de l’olivier sacré, enveloppée de bandelettes de laine blanche. Quand il eut fait sa prière, il descendit vers la mer. C’était le sixième jour du mois Munychion[38], jour où l’on envoie encore aujourd’hui les jeunes filles au temple Delphinien, pour adresser les supplications au dieu. On prétend qu’à Delphes le dieu lui ordonna de prendre Vénus pour guide, et de l’invoquer comme la compagne du voyage. On ajoute que, pendant qu’il lui sacrifiait sur le bord de la mer, la chèvre fut tout à coup changée en bouc. De là le surnom d’Épitragie[39], que porte la déesse.
Plusieurs historiens racontent, et plusieurs poëtes chantent qu’après qu’il eut abordé en Crète, Ariadne s’éprit pour lui d’amour, lui donna un peloton de fil, et lui enseigna le moyen de se tirer des détours du Labyrinthe ; qu’il tua le Minotaure, et qu’il se rembarqua, emmenant avec lui Ariadne et les jeunes enfants. Phérécyde[40] écrit que Thésée, avant de partir, coupa les fonds des vaisseaux crétois, et les mit ainsi hors d’état de le poursuivre. Taurus, général de Minos, fut tué, suivant Démon[41], pendant le combat naval qu’il livra à Thésée, dans le port même, pour l’empêcher de mettre à la voile. Mais Philochorus raconte que, Minos ayant annoncé des jeux en l’honneur de son fils, ce fut avec une chagrine jalousie qu’on songea à la victoire qu’allait remporter Taurus sur tous les concurrents. Son caractère avait rendu sa puissance odieuse aux Crétois ; et d’ailleurs, on l’accusait d’un commerce criminel avec Pasiphaé[42]. Aussi, quand Thésée demanda la permission de le combattre, Minos la lui accorda-t-il volontiers ; et, comme c’est l’usage, en Crète, que les femmes assistent aux spectacles, Ariadne, présente au combat, fut frappée de la beauté du jeune Athénien, et saisie d’admiration pour le vaillant lutteur qui avait défait tous ses rivaux. Minos lui-même fut ravi, surtout quand il eut vu Taurus vaincu, et livré à la risée publique : il rendit donc à Thésée les jeunes enfants, et il déchargea la ville d’Athènes du tribut qu’elle payait.
Clidémus[43] prend son récit de haut, mais tout différemment des autres, et avec de longs détails. Il y avait, dit-il, un traité entre tous les peuples de la Grèce, qui défendait de mettre en mer, pour une destination quelconque, aucun vaisseau monté de plus de cinq hommes : on n’exceptait que le seul Jason, qui commandait le navire Argo, et qui courait la mer pour la purger des pirates. Dédale s’étant enfui de Crète à Athènes sur une barque, Minos, contre les dispositions du traité, le poursuivit avec de longs vaisseaux, et fut jeté par la tempête sur les côtes de la Sicile, où il mourut. Deucalion, fils de Minos, irrité contre les Athéniens, les envoya sommer de lui livrer Dédale, avec menace, s’ils refusaient, de faire mourir les enfants que Minos avait reçus pour otages. Thésée lui fit une réponse polie, s’excusant sur ce que Dédale était son cousin, et qu’il appartenait à sa famille ; à titre de fils de Mérope, fille d’Érechthée. Cependant il fit construire une flotte nombreuse, partie dans l’Attique, à Thymœtades, endroit éloigné du chemin public, partie à Trézène, par l’entremise de Pitthéus ; car son dessein était de tenir l’armement secret. Quand tout fut préparé, il mit à la voile, ayant pour guides Dédale et les bannis de Crète. Personne n’eut le moindre soupçon ; et les Crétois prirent pour des vaisseaux amis la flotte qui arrivait. Thésée se saisit du port, débarque ses soldats, surprend la ville de Cnosse. Il livre, aux portes mêmes du Labyrinthe, un combat où périssent Deucalion et ses gardes. Ariadne était devenue, par sa mort, maîtresse du royaume ; Thésée fit un traité avec elle : il reprit les jeunes Athéniens, et il unit d’amitié les Athéniens avec les Crétois, lesquels jurèrent de ne jamais recommencer la guerre.

Il y a encore, sur ces faits, et à propos d’Ariadne, une foule d’autres traditions, mais qui n’ont aucun caractère d’authenticité. Ainsi les uns disent qu’Ariadne, abandonnée par Thésée, se pendit de désespoir ; d’autres que, conduite par des matelots dans l’ile de Naxos, elle y épousa Œnarus, prêtre de Bacchus, et que Thésée l’abandonna pour un nouvel amour.

Il était agité d’un violent amour pour Églé, fille de Panopéus.

Héréas de Mégare[44] dit que Pisistrate retrancha ce vers, d’entre ceux d’Hésiode, comme aussi, pour faire plaisir aux Athéniens, il ajouta celui-ci, dans l’évocation des morts par Homère :
Thésée et Pirithoüs, illustres enfants des dieux[45].

Suivant quelques autres, Ariadne eut de Thésée deux fils, Oenopion et Staphylus. C’est le sentiment d’Ion de Chios[46], qui dit, de sa patrie :
La ville que fonda Œnopion, fils de Thésée.

Ce qu’il y a de mieux avoué dans ces fables est, pour ainsi dire, dans la bouche de tout le monde. Toutefois Péon d’Amathonte[47] a publié, sur ce sujet, un récit qui diffère de tous les autres. Thésée, selon lui, ayant été jeté par la tempête sur les côtes de Cypre, et Ariadne, qui était grosse, se trouvant incommodée par la tourmente, il la débarqua seule sur le rivage ; puis, tandis qu’il travaillait à la sûreté de son navire, il se vit emporté par les vents en pleine mer. Les femmes du pays recueillirent Ariadne, et elles cherchèrent à adoucir le désespoir dont la remplissait son isolement. Elles lui remirent des lettres, qu’elles feignaient écrites par Thésée. Elles lui prodiguèrent leurs secours, dès qu’elle ressentit les douleurs de l’enfantement ; et, comme elle mourut sans avoir pu accoucher, elles l’ensevelirent. Thésée revint ; et, profondément affligé de cette mort, il laissa aux habitants du pays une somme d’argent, qu’il destina aux frais d’un sacrifice en l’honneur d’Ariadne. Il lui dédia aussi deux petites statues, l’une d’argent et l’autre de bronze. Dans le sacrifice qui se fait le deuxième jour du mois Gorpiéus[48], un jeune homme, couché sur un lit, imite et les cris et les mouvements d’une femme en travail. Les habitants d’Amathonte appellent le bois sacré où ils montrent le tombeau d’Ariadne, bois d’Ariadne-Vénus.
Quelques écrivains de Naxos suivent une tradition qui leur est particulière. Il y a eu, suivant eux, deux Minos et deux Ariadnes : l’une épousa Bacchus dans Naxos, et elle fut mère de Staphylus ; l’autre, moins ancienne, fut enlevée par Thésée, qui l’abandonna. Elle vint à Naxos, et, avec elle, sa nourrice, nommée Corcyne, dont on y montre encore le tombeau. Cette Ariadne mourut dans l’île ; et les honneurs qu’elle y reçoit sont tout différents de ceux qu’on rend à la première. Les fêtes qui se célèbrent en l’honneur de l’ancienne se passent dans les réjouissances et les jeux : les sacrifices qu’on fait à l’autre sont mêlés de deuil et de tristesse.
Thésée partit de Crète, et il alla débarquer à Délos. Là, après avoir fait un sacrifice à Apollon, et consacré la statue de Vénus, qu’il avait reçue d’Ariadne, il exécuta, avec les jeunes Athéniens, une danse dont les Déliens conservent encore, dit-on, l’usage : ce sont des pas cadencés, qui s’entrelacent dans tous les sens, à l’imitation des tours et des détours du Labyrinthe. Cette sorte de danse se nomme, à Délos, la Grue, suivant le rapport de Dicéarque[49]. Thésée la dansa autour du Cératon, autel composé de cornes[50] d’animaux, toutes du côté gauche. On dit aussi qu’il célébra des jeux à Délos, et que c’est lui qui, pour la première fois, donna aux vainqueurs une branche de palmier.
Quand on fut près de l’Attique, Thésée oublia, dans le transport de sa joie, et son pilote oublia comme lui, de mettre la voile qui devait être pour Égée le signe de l’heureux retour. Égée, au désespoir, se précipita du haut d’un rocher, et se tua. Cependant Thésée entre dans le port, et il s’acquitte des sacrifices qu’il avait voués aux dieux à Phalère, en partant ; puis il envoie un héraut à la ville, pour porter la nouvelle de son arrivée. Le héraut trouva, sur son chemin, grand nombre de gens qui pleuraient la mort du roi, et aussi beaucoup d’autres qui le reçurent, comme on peut croire, avec grand empressement et grande joie, et qui lui présentèrent des couronnes, pour l’heureuse nouvelle qu’il apportait. Il reçut les couronnes, et il en entoura son caducée. Revenu vers la mer avant que Thésée eût achevé les libations, il se tint au dehors du temple, afin de ne pas troubler le sacrifice. Les libations finies, il annonça la mort d’Égée. À cette nouvelle, tous se mettent à monter précipitamment à la ville, en gémissant et en poussant de grands cris. C’est pour cela, dit-on, qu’encore aujourd’hui, dans la fête des Oschophories[51], on couronne non pas le héraut, mais son caducée, et qu’après les libations, rassemblée s’écrie : « Éléleu ! Iou ! Iou ! » Le premier cri est celui de gens qui se hâtent et qui sont dans la joie ; le second marque l’étonnement et le trouble.

Thésée, après avoir enseveli son père, s’acquitta de son vœu envers Apollon, le 7 du mois Pyanepsion[52] ; car c’est le jour qu’ils rentrèrent sains et saufs dans Athènes. L’usage de faire bouillir ce jour-là des légumes vient, dit-on, de ce que les jeunes gens firent cuire, dans une même marmite, tout ce qui leur restait de vivres, et les mangèrent ensemble. On porte aussi, dans ces fêtes, l’irésione, branche d’olivier entourée de laine[53], comme faisaient les suppliants d’alors. Elle est garnie des prémices de toutes sortes de fruits, en mémoire du temps où la stérilité cessa dans l’Attique ; et l’on chante les vers suivants :

Irésione, porte des figues, et des pains nourrissants,
Et du miel dans une cotyle[54], et l’olive bonne à cuire,
Et une coupe de vin pur, pour t’enivrer et t’endormir.

D’autres veulent pourtant que ces vers aient été faits parce que les Héraclides avaient été nourris de cette manière par les Athéniens. J’ai suivi la tradition la plus commune.

Le navire à trente rames sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes enfants, et qui le ramena heureusement à Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu’au temps de Démétrius de Phalère. Ils en ôtaient les pièces de bois, à mesure qu’elles vieillissaient, et ils les remplaçaient par des pièces neuves, solidement enchâssées. Aussi les philosophes, dans leurs disputes sur la nature des choses qui s’augmentent, citent-ils ce navire comme un exemple de doute, et soutiennent-ils, les uns qu’il reste le même, les autres qu’il ne reste pas le même.

Ce fut aussi Thésée qui établit la fête des Oschophories. En effet, on dit qu’il n’avait pas emmené en Crète toutes les filles qui étaient tombées cette fois au sort. Il avait choisi deux jeunes gens de ses amis, aux traits délicats comme ceux des jeunes filles, mais dont le cœur était plein de courage et de résolution. Il leur fit prendre souvent des bains chauds, et il les fit longtemps vivre à l’ombre : ils se frottaient des huiles les plus propres à adoucir la peau, à rendre le teint frais, et ils se parfumaient les cheveux ; et Thésée les accoutuma à imiter la voix, les gestes et la démarche des jeunes filles ; il leur en donna les habits, et il changea si bien leurs manières, qu’il était impossible de soupçonner leur sexe. Ainsi déguisés, il les mêla parmi les jeunes filles, sans que personne se doutât de rien. À son retour, ils conduisirent, lui et ses deux amis, une procession publique, revêtus du même costume dont se couvrent aujourd’hui ceux qui portent, à cette fête, les rameaux chargés de fruits[55]. Ces rameaux, on les porte à l’honneur de Bacchus et d’Ariadne, en mémoire de ce que raconte la tradition, ou plutôt parce que Thésée et ses compagnons arrivèrent à Athènes pendant la récolte des fruits. Les femmes nommées Dipnophores, qui assistent au sacrifice et prennent part à tout ce qui s’y fait, représentent les mères des enfants tombés au sort, lesquelles, au moment de leur départ, leur apportèrent toutes sortes de provisions de bouche. Elles y débitent des fables, de même que ces mères avaient fait des contes à leurs enfants, pour les consoler et soutenir leur courage. C’est à l’historien Démon que nous devons aussi ces détails. On consacra une portion de terre, où l’on bâtit un temple à Thésée lui-même. Il ordonna que les familles qui avaient été soumises au tribut feraient les frais du sacrifice ; et les Phytalides en eurent l’intendance. C’est ainsi que Thésée récompensa l’hospitalité qu’il avait reçue de cette famille.

Après la mort d’Égée, il conçut une grande et merveilleuse entreprise : il s’agissait de réunir en un seul corps de ville tous les habitants de l’Attique, et d’en former un seul peuple, dans une seule cité. Dispersés auparavant en plusieurs bourgs, il était difficile de les assembler pour délibérer sur les affaires publiques : souvent même ils étaient dans un mutuel désaccord, et ils se faisaient la guerre les uns aux autres. Thésée parcourut lui-même chaque dème et chaque famille, pour faire agréer son projet. Les simples citoyens et les pauvres l’adoptèrent sans balancer. Pour déterminer les puissants, il leur promit un gouvernement sans roi, où le peuple serait souverain : lui, Thésée, ne s’y réservait que le commandement militaire et la garde des lois ; chaque citoyen, pour tout le reste, jouirait des mêmes droits que lui-même. Il en persuada quelques-uns : les autres, craignant sa puissance, qui était déjà considérable, et aussi son audace, aimèrent mieux s’y prêter de bonne grâce que de s’y voir forcés. Il fit abattre, dans chaque bourg, les prytanées et les édifices où se tenaient les conseils, cassa les magistrats, bâtit pour tous un prytanée et une salle des délibérations dans le lieu où ils sont encore aujourd’hui, donna à la ville et à la citadelle le nom d’Athènes[56], et établit les Panathénées[57], fête de tout le peuple athénien. Il institua aussi le sacrifice appelé Métœcie[58], pour le seizième jour du mois Hécatombéon[59] et qui se célèbre encore de notre temps. Il abdiqua ensuite la royauté, comme il l’avait promis, et il s’occupa de régler les affaires de l’État. Il commença par les dieux ; et voici les destinées que l’oracle de Delphes, en réponse à ses questions, prédit à la ville :

O Thésée, fils d’Égée et de la fille de Pitthéus,
Mon père a décidé que bien des villes auraient leurs intérêts et leur sort enchaînés à votre ville.
Ne va donc pas livrer ton cœur au ravage
Des soucis : comme l’outre, malgré la tourmente, tu traverseras les mers.

Longtemps après, la Sibylle, à ce qu’on raconte, rendit le même oracle à la ville d’Athènes :
Comme l’outre, tu te mouilles ; mais tu ne saurais enfoncer.

Dans le dessein d’accroître encore davantage la population de la ville, il appelait à l’égalité des droits civiques tous ceux qui voulaient y habiter ; et la proclamation : « Peuples, venez tous ! » est, dit-on, celle dont se servit jadis Thésée, quand il fit d’Athènes comme le rendez-vous de tous les peuples. Mais il ne permit point que cette multitude, qui accourait de toutes parts pêle-mêle, fût, pour la république, une cause de désordre et de confusion ; et il institua trois classes différentes de citoyens : les nobles, les laboureurs, les artisans. Il donna à la noblesse les fonctions religieuses, les magistratures, la préparation des lois et l’interprétation des rites sacrés. Cette classe se trouva ainsi sur un pied d’égalité avec les deux autres : les nobles l’emportaient par les honneurs, les laboureurs par l’utilité de leur profession, et les artisans par le nombre. Thésée est le premier, suivant Aristote, qui ait incliné vers le gouvernement de la multitude, et qui se soit démis de l’autorité royale. Homère semble lui-même témoigner du fait ; car, dans le dénombrement des navires, il donne aux seuls Athéniens le nom de peuple[60]. Thésée fit frapper une monnaie[61] qui portait l’empreinte d’un bœuf, soit à cause du taureau de Marathon, ou du général de Minos[62], soit pour inspirer aux citoyens le goût de l’agriculture. C’est cette monnaie qui a donné, dit-on, naissance à la locution : « Cela vaut cent bœufs ; cela vaut dix bœufs[63]. »

Il unit à l’Attique, par un lien solide, le territoire de Mégare, et il dressa dans l’isthme cette fameuse colonne, sur laquelle il grava deux vers trimètres[64], inscription qui déterminait les limites des deux pays. Il y avait, sur le côté oriental :

Ce n’est pas ici le Péloponnèse, mais l’Ionie ;

et, sur le côté occidental :
C’est ici le Péloponnèse, non l’Ionie.

Il fut le premier qui établit des jeux, à l’imitation d’Hercule. Hercule avait institué, en l’honneur de Jupiter, les jeux Olympiques : Thésée eut l’ambition de faire célébrer par la Grèce des jeux Isthmiques, en l’honneur de Neptune. Ceux qu’on avait établis au même endroit, pour Mélicerte, se célébraient la nuit, et ils avaient plutôt la forme d’une initiation à des mystères que d’un spectacle et d’une fête publique. Quelques-uns, toutefois, prétendent que les jeux Isthmiques furent consacrés à Sciron, et que ce fut, de la part de Thésée, l’expiation du meurtre d’un parent : Sciron était, selon eux, fils de Canéthus et d’Hénioché, fille de Pitthéus. D’autres disent Sinnis, et non pas Sciron : c’est pour Sinnis, et non pour l’autre, que Thésée aurait institué les jeux Isthmiques. Quoi qu’il en soit, il régla, avec les Corinthiens, que ceux d’Athènes qui viendraient pour y assister auraient droit, sur les premiers bancs, à autant de places qu’en pourrait couvrir, déployée, la voile du vaisseau de la Théorie[65] : c’est du moins ce qu’ont écrit Hellanicus et Andron d’Halicarnasse[66].
Thésée fit une course sur le Pont-Euxin. Ce fut, selon Philochorus et quelques autres, pour accompagner Hercule à son expédition contre les Amazones ; et Antiope fut le prix de sa valeur. Mais la plupart des écrivains, entre autres Phérécyde, Hellanicus et Hérodore[67], prétendent qu’il y alla après Hercule, avec sa flotte à lui, et qu’il fit l’Amazone prisonnière. Ce récit est le plus vraisemblable ; car, de tous ceux qui le suivirent dans son expédition, aucun autre que lui, au rapport de la tradition, ne prit captive une Amazone : Bion[68] dit même qu’il l’enleva par surprise. Les Amazones, à l’en croire, naturellement amies des hommes, loin de s’enfuir lorsque Thésée aborda sur leurs côtes, lui envoyèrent les présents d’hospitalité. Il engagea celle qui les lui avait apportés à entrer dans son vaisseau, et il mit aussitôt à la voile. Un certain Ménécrate[69], qui a publié une histoire de Nicée en Bithynie, raconte que Thésée, lorsqu’il emmenait Antiope, fit quelque séjour dans ces parages. Il avait eu pour compagnons, dans son entreprise, trois jeunes Athéniens, trois frères, Eunéus, Thoas et Soloon[70]. Ce dernier s’éprit d’amour pour Antiope. Il ne s’en était ouvert à personne, hormis un seul de ses amis. Il finit pourtant par se déclarer à Antiope, qui rejeta bien loin ses propositions ; mais d’ailleurs elle se conduisit avec beaucoup de prudence et de douceur, et elle ne se plaignit point à Thésée. Soloon, ayant perdu tout espoir, se précipita dans un fleuve, et s’y noya. Thésée apprit alors la cause de ce malheur, et la passion du jeune affligé. Sa douleur lui rappela un oracle de la Pythie, l’ordre qu’il avait reçu à Delphes de fonder une ville dans une terre étrangère, à l’endroit où il aurait éprouvé un vif chagrin, et d’y laisser pour gouverneurs quelques-uns de ses compagnons. Il bâtit donc une ville, qu’il appela Pythopolis, du nom du dieu[71] ; et il donna au fleuve voisin le nom de Soloon, en l’honneur du jeune homme. Il laissa les deux frères de Soloon pour gouverner la ville et lui donner des lois, et, avec eux, Hermus, un des eupatrides[72] d’Athènes. C’est de là que les Pythopolites appellent un certain endroit de leur ville la maison d’Hermès : une contraction vicieuse, sur la seconde syllabe du mot, a fini par leur faire transporter cet honneur du héros à un dieu[73].
Tel fut le prétexte de la guerre des Amazones. Cette guerre ne fut, évidemment, ni chose légère ni affaire de femmes. En effet, auraient-elles campé dans Athènes même, et livré le combat en un lieu voisin du Pnyx et du Musée, si elles ne s’étaient auparavant rendues maîtresses du pays, et si elles ne fussent venues intrépidement attaquer la ville ? Du reste, qu’elles soient arrivées, comme l’a écrit Hellanicus, en traversant sur la glace le Bosphore Cimmérien, c’est chose difficile à croire. Mais leur campement presque au milieu d’Athènes est prouvé par les noms mêmes de plusieurs lieux de la ville, et par les tombeaux de ceux qui périrent dans le combat. Des deux côtés, l’hésitation fut longue, et la lenteur à engager l’action. Enfin, Thésée ayant, sur un oracle, sacrifié à la Peur, commença l’attaque. Le combat fut donné dans le mois Boédromion[74], le jour où les Athéniens célèbrent encore à présent les Boédromies. Clidémus entre dans tous les détails de cette rencontre : il écrit que l’aile gauche des Amazones s’étendait jusqu’au lieu appelé aujourd’hui Amazonium, et que l’aile droite s’allongeait, vers le Pnyx, jusqu’à Chyrsa. L’aile gauche fut chargée la première par les Athéniens, du côté du Musée. C’est ce que prouvent les tombeaux de ceux qui périrent dans le combat : on les voit encore sur la place qui mène à la porte nommée maintenant Piréique, près du temple du héros Chalcodon. Les Athéniens furent repoussés jusqu’au temple des Euménides[75] et ils reculèrent devant les Amazones ; mais leur aile gauche, qui occupait le Palladium, l’Ardette et le Lycée, chassa jusque dans son camp l’aile droite de l’armée ennemie, et en fit un grand carnage. Enfin, au quatrième mois, les deux partis conclurent un traité, par l’entremise d’Hippolyte ; car Clidémus appelle Hippolyte l’Amazone qui vivait avec Thésée, et non Antiope. D’autres disent qu’elle fut tuée d’un coup de javelot, en combattant à côté de Thésée, par une Amazone nommée Molpadia, et que c’est sur son corps qu’on a dressé la colonne du temple de la Terre-Olympique[76].
Dans des événements si anciens, ces incertitudes de l’histoire n’ont rien d’étonnant. Ne raconte-t-on pas aussi que les Amazones blessées furent secrètement envoyées à Chalcis, par Antiope ; qu’il y en eut quelques-unes de guéries, et que celles qui moururent de leurs blessures y furent enterrées, dans le lieu qu’on appelle encore aujourd’hui Arnazonium ? Du reste, la guerre finit par un traité, comme le prouvent et le nom d’Horcomosion[77], que porte un endroit voisin du temple de Thésée, et l’antique sacrifice qu’on fait tous les ans aux Amazones, avant les fêtes Théséennes. Les Mégariens montrent aussi chez eux un tombeau d’Amazones, sur le chemin qui va de la place publique au Rhoüs : c’est un édifice en forme de losange. On dit encore qu’il en mourut plusieurs à Chéronée, et qu’elles furent ensevelies sur les bords du petit ruisseau qui anciennement s’appelait, à ce qu’on croit, Thermodon, et qu’on nomme aujourd’hui Hémon : j’ai parlé d’elles dans la Vie de Démosthène. Il paraît que ce ne fut pas sans avoir à lutter que les Amazones traversèrent la Thessalie ; car on montre encore plusieurs de leurs tombeaux, près de Scotussée[78] et des rochers Cynoscéphales.

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7 septembre 2024 à 04:18:44
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