Plutarque Vies des hommes illustres
Au reste, il rapporte lui-même en ces termes les railleries que bien des gens faisaient de lui, quand il eut refusé la tyrannie :
Solon n’a été ni un sage, ni un homme de sens :
Les biens que lui offraient les dieux, il les a refusés.
Le poisson pris, il a regardé, tout ébahi, et il n’a point tiré le grand filet.
Il a perdu sa raison ; il ne se connaît plus :
Autrement, pour posséder en maître tant de trésors,
Et pour régner sur Athènes un seul jour,
Il eût voulu être écorché vif, et que sa race périt tout entière.
Voilà comment il fait parler sur son compte les hommes du vulgaire et les méchants.
L’ordonnance de Solon déplut également aux deux partis : elle offensa les riches, qui perdaient leurs créances, et elle mécontenta encore plus les pauvres, frustrés du nouveau partage des terres qu’ils avaient espéré, et qui avaient compté sur une parfaite égalité de biens, dans le genre de celle qu’avait établie Lycurgue. Mais Lycurgue était le onzième descendant d’Hercule ; il avait régné plusieurs années à Lacédémone ; il y jouissait d’un grand crédit ; il avait beaucoup d’amis, et un pouvoir considérable : tous avantages qui lui furent d’un grand secours, pour opérer sa réforme politique ; et, avec tout cela, il fut obligé d’employer la force, plus encore que la persuasion, et il lui en coûta un œil pour faire passer la plus importante de ses institutions, la plus propre à rendre Sparte heureuse, et à y maintenir la concorde : à savoir, la suppression de toute pauvreté et de toute richesse. Solon ne pouvait aspirer jusque-là, lui né d’une famille plébéienne, et dans une condition médiocre[33] ; mais du moins ne resta-t-il pas au-dessous des moyens qu’il avait en main, sa sagesse, et la confiance qu’il inspirait. Aussi bien, il témoigne lui-même que sa loi offensa la plupart des Athéniens, qui s’attendaient à autre chose :
Alors ils disaient de moi merveilles ; maintenant, irrités contre moi,
Tous ils me regardent d’un œil d’ennemi.
Et pourtant, ajoute-t-il, tout autre qui eût eu, comme moi, ce pouvoir,
N’eût point eu d’arrêt, point de fin,
Qu’il n’eût mis le désordre, et qu’il n’eût écrémé le lait.
Solon interdit aux Thètes l’entrée des magistratures, et il ne leur donna d’autre part aux affaires que le droit de voter dans les assemblées, et dans les jugements, droit qui ne parut rien d’abord, mais qui, dans la suite, devint très-considérable ; car la plupart des procès finissaient par retomber sous la juridiction populaire. Si c’étaient généralement les magistrats qui commençaient par en connaître, on pouvait toujours en appeler au peuple, de la sentence des magistrats. D’ailleurs, l’obscurité des lois de Solon, et les sens contradictoires qu’elles présentaient souvent, servirent beaucoup, dit-on, à accroître l’autorité des tribunaux. Comme on ne pouvait pas décider les différends par le texte même des lois, on avait toujours besoin de juges, à qui l’on portât en dernier ressort la décision des procès. Les juges se trouvaient, par là, les maîtres des lois, pour ainsi dire. Solon caractérise ainsi lui-même cette compensation qu’il avait établie entre les riches et les pauvres :
J’ai donné au peuple le pouvoir qui suffisait,
Sans rien retrancher à ses honneurs, sans y rien mettre de trop.
Quant aux puissants, aux hommes fiers de leur opulence,
Je ne leur ai point permis l’injustice.
J’ai armé chaque parti d’un invincible bouclier :
Ni l’un ni l’autre ne peuvent plus s’opprimer jamais.
Quant aux autres mariages, Solon proscrivit toute dot, et il régla que la femme apporterait avec elle trois robes, quelques meubles de peu de valeur, et rien autre chose. C’est que, selon lui, le mariage ne devait pas être un objet de trafic et de lucre, mais une société intime entre le mari et la femme, la condition de la procréation des enfants, un lien de douceur et d’amour. La mère de Denys demandait un jour à son fils qu’il la mariât à un certain jeune homme de Syracuse : « J’ai bien pu, répondit-il, violer les lois de mon pays, en saisissant la tyrannie ; mais il n’est pas en mon pouvoir de forcer les lois de la nature, en faisant des mariages hors d’âge compétent. » Aussi ne faut-il pas autoriser, dans l’État, un pareil désordre, ni tolérer des unions disproportionnées, qui ne sauraient avoir aucune douceur, et qui ne peuvent ni accomplir l’œuvre du mariage, ni atteindre son but. À un vieillard qui épouse une jeune femme, le magistrat sensé, le législateur, appliquera ce qu’on dit à Philoctète :
Te marier, malheureux ! te voilà bien en état[43] !
Données du topic
- Auteur
- Loose-Sutures
- Date de création
- 7 septembre 2024 à 04:18:44
- Nb. messages archivés
- 569
- Nb. messages JVC
- 568