Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Mais, quand il vit que les pauvres se déclaraient pour Pisistrate et s’agitaient en tumulte, et que les riches s’enfuyaient saisis d’effroi, il se retira lui-même, et il dit tout haut : « Je suis plus prudent que les pauvres, qui n’ont pas vu les intrigues de Pisistrate ; et plus courageux que les riches, qui les ont vues, et qui n’ont pas osé s’opposer à la tyrannie. » Le peuple ayant confirmé le décret, Solon ne chercha point à chicaner Pisistrate sur le nombre des gardes qu’on lui donnerait : il lui en laissa ramasser tant qu’il lui plut d’en payer ; et Pisistrate finit par se rendre maître de l’Acropole.

Pendant le trouble que cette entreprise excita dans la ville, Mégaclès s’enfuit précipitamment, avec les autres Alcméonides. Pour Solon, malgré son extrême vieillesse, malgré cet universel abandon, il se rendit sur la place ; et là, il reprocha aux Athéniens leur imprudence et leur lâcheté, et il les exhorta, il les pressa vivement de ne pas trahir la cause de la liberté. C’est à ce moment qu’il dit ce mot si célèbre : « C’eut été chose facile naguère de réprimer la tyrannie naissante ; maintenant, qu’elle est établie et qu’elle a poussé, il sera plus grand et plus glorieux de la détruire. » Mais, comme il eut vu que tous avaient peur, et que personne ne l’écoutait, il rentra chez lui, prit ses armes, et les posa dans la rue devant sa porte, en disant ; « J’ai défendu, autant qu’il était en mon pouvoir, la patrie et les lois ; » et depuis il vécut en repos. Ses amis lui conseillaient de fuir ; mais il n’écouta pas leurs avis, et il se mit à faire des vers, dans lesquels il reprochait aux Athéniens toutes leurs fautes :

Si vous avez enduré ces maux par votre lâcheté,

N’accusez pas les dieux de votre malheur.
Ces hommes, c’est vous qui les ayez faits si grands, en leur donnant ces appuis ;
Et voilà pourquoi vous êtes dans ce honteux esclavage.

Cependant on ne cessait de l’avertir que le tyran pourrait bien le faire mourir ; et, comme on lui demandait sur quoi il se fondait, pour parler avec tant d’audace : « Sur ma vieillesse, » répondit-il. Mais on se trompait. Pisistrate, devenu maître absolu dans Athènes, ne donna à Solon que des marques de considération et de bienveillance ; et il l’appela si souvent auprès de sa personne, qu’enfin Solon devint un de ses conseillers, et approuva la plupart des choses qu’il fit. Il est vrai que Pisistrate maintenait presque toutes les lois de Solon ; qu’il était le premier à s’y conformer lui-même, et à y faire se conformer, bon gré mal gré, ses amis. Accusé de meurtre devant l’Aréopage, tout tyran qu’il fût déjà, il comparut modestement pour se justifier ; mais l’accusateur se désista. Il fit lui-même quelques lois, entre autres celle qui ordonnait que les citoyens estropiés à la guerre fussent nourris aux frais de l’État. Cependant Solon, au rapport d’Héraclide, aurait fait rendre, dès avant, un pareil décret en faveur de Thersippe blessé, et Pisistrate n’aurait été que l’imitateur. Théophraste[66] attribue à Pisistrate, et non point à Solon, la loi contre les gens oisifs, qui contribua à faire mieux cultiver la campagne, et à rendre Athènes plus tranquille.

Solon avait entrepris de mettre en vers cette grande histoire ou cette fable de l’Atlantide, que lui avaient contée les sages de Saïs, et qui intéressait les Athéniens. Mais il y renonça bientôt, non point, comme le prétend Platon, qu’il eût autre chose à faire, mais bien à cause de sa vieillesse, et effrayé de la longueur du travail ; car il vivait alors dans un grand loisir, comme il le fait entendre lui-même :

Je vieillis en apprenant toujours davantage ;

et ailleurs :

Ce que j’aime aujourd’hui, ce sont les dons de Cypris, de Bacchus
Et des Muses : c’est là ce qui fait le bonheur des hommes.

Platon s’empara du sujet de l’Atlantide, comme d’une belle terre abandonnée, qui lui revenait par droit de parenté[67], et il se piqua d’honneur de l’achever et de l’embellir. Il y mit un vestibule superbe, l’entoura d’une enceinte, de vastes cours, tels que jamais histoire, fable ou poëme n’en eut de semblables. Mais il avait commencé trop tard : prévenu par la mort, il n’eut pas le temps d’achever son ouvrage ; et, plus il y a de plaisir à lire ce qui en est écrit, plus ce qui manque laisse de regrets au lecteur. De tous les temples d’Athènes, celui de Jupiter Olympien est le seul qui ne soit pas fini ; de même, entre tant de belles œuvres de la sagesse de Platon, il n’y a que son Atlantide qui soit restée imparfaite[68].
Héraclide de Pont dit que Solon survécut longtemps à l’usurpation de Pisistrate ; mais, si l’on en croit Phanias d’Érèse[69], ce fut moins de deux ans ; car la tyrannie de Pisistrate avait commencé sous l’archonte Comias, et Solon, suivant Phanias, mourut sous l’archonte Hégestrate, successeur de Comias[70]. Mais, que le corps de Solon ait été brûlé, et ses cendres jetées au vent, dans l’île de Salamine, c’est le conte le plus absurde et le plus destitué de vraisemblance[71]. On le trouve pourtant dans les écrits d’auteurs dignes de foi, et même chez le philosophe Aristote.

PUBLICOLA. (Florissait vers la fin du VIe siècle avant J.-C.)

Voilà quel fut Solon. Nous l’allons mettre en parallèle avec Publicola, celui pour lequel le peuple romain imagina ce surnom d’honneur[1] et qui s’appelait auparavant Publius Valérius. On croit qu’il descendait de ce Valérius[2] qui fut, dans les temps antiques, le principal instrument de la réconciliation des Romains avec les Sabins, et de leur réunion en un seul peuple, puisque ce fut lui surtout qui détermina les deux rois à une conférence, et qui leur fit conclure la paix. Telle était, suivant la tradition, la famille de Valérius. Or, à l’époque où Rome était encore gouvernée par des rois, il s’y distinguait déjà par son éloquence et par ses richesses. Il usait de l’une droitement et franchement, pour la défense de la justice, et il employait l’autre à secourir libéralement et avec humanité ceux qui étaient dans le besoin : aussi voyait-on, dès ce temps-là, que, si le gouvernement devenait jamais démocratique, Valérius y tiendrait le premier rang.

Tarquin le Superbe n’avait point acquis la royauté par des voies honorables, mais en foulant aux pieds les lois divines et humaines ; et il exerçait l’autorité souveraine non avec la modération d’un roi, mais avec violence et en vrai tyran. Il devint odieux et insupportable au peuple ; et la mort de Lucrèce fut l’occasion d’un soulèvement universel. Lucrèce, violée, s’était tuée de sa propre main. Lucius Brutus conçut le dessein de changer la forme du gouvernement, et il s’en ouvrit d’abord à Valérius : il trouva en lui un ardent auxiliaire ; et, avec lui, il parvint à chasser les rois[3]. Tant qu’on put croire que les Romains nommeraient, à la place du roi, un général unique, Valérius s’abstint de toute démarche, estimant que le pouvoir revenait de droit à Brutus, comme premier auteur de la liberté. Mais le peuple ne pouvait plus souffrir le nom de monarchie, et semblait plus favorable à l’idée d’un partage de l’autorité souveraine : il demanda même qu’on nommât deux chefs. Valérius, dès ce moment, compta d’être associé à Brutus. Il se trompa cependant ; et Brutus, contre son propre gré, eut pour collègue, au lieu de Valérius, Tarquin Collatin, mari de Lucrèce. Ce n’est pas que Collatin eût plus de mérite que Valérius ; mais les principaux de la ville craignaient les menées des rois, qui mettaient tout en œuvre pour regagner le peuple : ils voulurent avoir pour chef leur ennemi le plus implacable, un homme que rien ne ferait fléchir.
Valérius, indigné qu’on ne le crût pas capable de tout faire pour sa patrie, parce qu’il n’avait éprouvé de la part des tyrans aucune injure personnelle, cessa d’aller au sénat, renonça aux plaidoyers, et se retira complètement des affaires de l’État. Le peuple en eut de l’inquiétude : on craignit que Valérius, dans son ressentiment, ne conspirât avec les rois, et qu’il ne renversât la république encore mal affermie. Mais quand Brutus, qui en soupçonnait d’autres encore que Valérius, eut proposé au sénat de jurer sur les sacrifices, et qu’il eut assigné un jour pour le serment, Valérius descendit au Forum, avec une visible satisfaction, et il jura le premier qu’il ne pardonnerait jamais ni ne céderait à Tarquin, mais qu’il le combattrait, au contraire, de toutes ses forces, pour la défense de la liberté. Conduite qui fit grand plaisir au sénat, et qui donna du courage aux consuls. Bientôt ses actions confirmèrent son serment. Il vint à Rome des envoyés de Tarquin, chargés de lettres toutes pleines de flatteries pour le peuple. Ils faisaient les propositions les plus soumises, les plus capables d’entraîner la multitude : le roi, disaient-ils, avait dépouillé toute fierté, et il n’avait que des prétentions modérées. Les consuls consentaient à les laisser parler au peuple ; mais Valérius s’y opposa, et fit sentir qu’il ne fallait pas donner à des hommes pauvres, et qui craignaient bien plus la guerre que la tyrannie, des occasions et des prétextes de bouleversement.
Peu de temps après, de nouveaux envoyés vinrent déclarer que Tarquin renonçait à la royauté, et qu’il cessait de faire la guerre aux Romains ; qu’il demandait seulement la restitution de son argent et de tous ses biens, à lui et à ses parents et amis, pour qu’ils eussent de quoi vivre dans leur exil. La plupart des sénateurs penchaient à le lui accorder ; Collatin surtout appuyait la demande. Mais Brutus, homme inflexible, et dont la colère ne savait rien ménager, courut à la place publique, appelant son collègue un traître, qui voulait fournir aux Tarquins les moyens de continuer la guerre et de relever la tyrannie, eux qui ne méritaient pas qu’on leur donnât seulement le nécessaire, pour subsister dans leur exil. Les citoyens s’assemblèrent ; et un simple particulier, Caius Minucius, prit le premier la parole. Il exhorta Brutus et les Romains à faire en sorte que ces biens leur servissent à combattre les tyrans, et non aux tyrans à les combattre eux-mêmes. Les Romains toutefois décidèrent que, puisqu’on jouissait de la liberté, pour laquelle on avait pris les armes, il ne fallait point faire de ces richesses un obstacle à la paix, mais les jeter hors de Rome avec les tyrans. Ces biens étaient, au fond, ce qui intéressait le moins Tarquin ; et la réclamation qu’il avait faite n’était qu’un moyen de sonder les dispositions du peuple, et de tramer une conspiration. En effet, c’était à une conspiration que travaillaient ses envoyés. Les biens du roi leur fournissaient un prétexte de prolonger leur séjour à Rome : tantôt c’était la vente de ceci ; tantôt la mise de cela en réserve ; tantôt ils s’occupaient de faire partir le reste. En un mot, ils eurent le temps de corrompre deux des premières familles de Rome, et qui jouissaient d’une grande estime : celle des Aquilius, qui avait trois sénateurs, et celle des Vitellius, qui en comptait deux. Ils étaient tous, par leur mère, neveux du consul Collatin ; et les Vitellius avaient, en outre, une alliance avec Brutus : Brutus était le mari de leur sœur, et il en avait eu plusieurs enfants[4].
Deux des fils de Brutus étaient des adolescents : les Vitellius, qui étaient leurs parents et leurs amis, les séduisirent ; et ils entrèrent dans la conjuration, attirés par l’appât d’une alliance avec les Tarquins, grande famille, où ils devaient trouver de royales satisfactions à leurs désirs, et où ils seraient délivrés de l’autorité d’un père dur et stupide. Ils appelaient dureté la rigueur inflexible avec laquelle il traitait les méchants : quant à sa stupidité, il l’avait longtemps feinte pour sa propre sûreté, et dans la vue de se préserver de la cruauté des tyrans ; et depuis lors il ne craignait pas même d’en porter le surnom[5]. Lorsque ces jeunes gens eurent été gagnés, et qu’ils furent entrés en conférence avec les Aquilius, les conspirateurs, pour se lier par un serment fort et terrible, burent le sang d’un homme qu’ils avaient immolé, et ils posèrent la main sur les entrailles[6]. Ils se réunirent pour cela dans la maison des Aquilius. La maison où allait se passer la scène était bien ce qu’il fallait, solitaire, obscure. Ils ne s’aperçurent pas qu’un esclave, nommé Vindicius, y était caché : non qu’il voulût les épier, ou qu’il eût quelque pressentiment de leur dessein ; mais il s’était trouvé par hasard dans la maison, et, les voyant entrer avec précipitation, il n’avait pas osé se montrer, et il s’était caché derrière un grand coffre. Il vit, de là, tout ce qu’ils firent, et il entendit tous leurs projets. La mort des consuls fut résolue dans l’assemblée ; et l’on écrivit à Tarquin des lettres qui l’instruisaient de tout le plan, et qu’on remit aux mains des envoyés ; car cette maison était précisément leur demeure : ils étaient les hôtes des Aquilius, et ils avaient assisté à la réunion.
Quand tout fut fini, et que les conjurés se furent retirés, Vindicius sortit secrètement de la maison, ne sachant quel usage il ferait de la découverte qu’il devait au hasard, et l’esprit en proie à la perplexité. Il voyait du danger, et il y en avait en effet, à dénoncer à Brutus l’affreux sacrilège de ses fils, et à Collatin celui de ses neveux. D’autre part, il ne croyait pas qu’il y eût, dans Rome, aucun particulier à qui l’on pût confier un pareil secret ; mais la chose dont il se sentait le moins capable, c’était de le garder. Enfin, pressé par sa conscience, il court chez Valérius. Ce qui décida surtout sa démarche, c’était la douceur et l’humanité de Valérius, l’accès facile qu’il donnait à tout le monde, et même aux plus humbles : on trouvait toujours sa maison ouverte ; et il ne dédaignait jamais de s’occuper des affaires des autres, ou de leurs besoins. Vindicius le vint donc trouver, et lui raconta, en présence de sa femme et de Marcus Valérius, son frère, tout ce qu’il avait vu et entendu. Valérius, saisi d’étonnement et d’épouvante, retient chez lui l’esclave, et l’enferme dans une chambre ; puis, laissant sa femme pour garder la porte de la maison, il charge son frère d’aller investir le palais du roi, de faire en sorte d’y surprendre les lettres, et d’y tenir sous bonne garde tous les domestiques. Lui-même, accompagné d’une foule de clients et d’amis qui ne le quittaient jamais, ainsi que de ses nombreux serviteurs, il se rend à la maison des Aquilius. Il ne les y rencontra pas ; et, comme personne ne l’attendait, il entra sans obstacle, et il trouva les lettres dans l’appartement des envoyés du roi[7]. Il était encore dans la maison, que les Aquilius accoururent. Il y eut un engagement à la porte ; et les Aquilius essayèrent de reprendre les lettres. Valérius et sa troupe leur opposent une vigoureuse défense ; ils leur entortillent leurs robes autour du cou, et ils les entraînent le long des rues, tour à tour poussant et repoussés, lentement, péniblement, jusqu’au Forum. Marcus Valérius n’avait pas été moins heureux au palais du roi : il s’était emparé d’autres lettres, qu’on emportait en même temps que le bagage ; et il traîna pareillement à la place tous les gens du roi qu’il avait pu arrêter.
Quand les consuls eurent apaisé le tumulte, Valérius fit amener de sa maison Vindicius, et le procès s’instruisit : on lut les lettres des conjurés, qui n’osèrent pas répliquer un seul mot. L’assemblée, les yeux baissés, gardait un profond silence ; quelques-uns, par égard pour Brutus, opinèrent à l’exil. Les larmes de Collatin et le silence de Valérius donnaient aux conjurés quelque espoir, lorsque Brutus, appelant par leur nom l’un et l’autre de ses fils : « Hé bien, Titus, dit-il ; hé bien, Valérius ! pourquoi ne répondez-vous pas à l’accusation ? » Sommés ainsi par trois fois, ils gardèrent le silence. Alors Brutus, se tournant vers les licteurs : « C’est vous, maintenant, dit-il, que regarde le reste. » Aussitôt les licteurs saisissent les deux jeunes hommes, leur arrachent leurs habits, leur lient les mains derrière le dos, et les déchirent à coups de verges. Aucun des spectateurs ne put soutenir la vue de cette exécution cruelle ; Brutus seul en eut le courage : on dit qu’il ne détourna pas un instant les yeux ; et nul mouvement de pitié ne vint adoucir la colère et la sévérité empreintes sur son visage. Brutus contempla d’un œil farouche le supplice de ses enfants, jusqu’à ce qu’on les eût étendus par terre, et que leurs têtes fussent tombées sous la hache. Alors il laissa à son collègue le châtiment des autres coupables, se leva de son siège, et se retira.
L’action de Brutus, selon qu’on l’envisage, ne peut être ni assez louée ni assez blâmée. Elle fut l’effet ou d’une vertu supérieure, qui l’éleva au-dessus des affections humaines, ou d’une passion outrée, qu’il poussa jusqu’à l’insensibilité ; deux dispositions extraordinaires, et qui ne sont pas dans la nature de l’homme : la première est d’un dieu, et l’autre d’une bête féroce. Au reste, il est plus juste de régler notre jugement sur la gloire de Brutus, que de nous mettre, parce que nous sommes faibles, à douter de sa vertu ; car les Romains sont persuadés que Romulus eut moins à faire, pour fonder Rome, que Brutus pour conquérir la liberté, et pour l’affermir sur sa base.
Après qu’il se fut retiré, l’étonnement et l’horreur tinrent longtemps l’assemblée dans un morne silence. Mais les Aquilius, encouragés par la mollesse et la lenteur de Collatin, demandèrent du temps pour préparer leur défense, et qu’on leur livrât Vindicius, leur esclave, qu’on ne le laissât pas aux mains des accusateurs[8]. Collatin se prêtait à leur demande : il allait même renvoyer l’assemblée ; mais Valérius déclara qu’il ne rendrait pas Vindicius, qui était mêlé parmi les gens de sa suite, et qu’il ne souffrirait pas que le peuple, en se retirant, laissât échapper des traîtres. Il met lui-même la main sur eux ; il appelle Brutus à son aide ; il se récrie sur l’indignité de la conduite de Collatin. Quand son collègue vient d’être mis dans la nécessité de faire périr ses propres enfants, Collatin, pour complaire à des femmes, oserait sauver des traîtres, des ennemis de la patrie ! À la fin, le consul, lassé de cette résistance, ordonne aux licteurs de se saisir de Vindicius. Les licteurs écartent la foule, mettent la main sur Vindicius, et frappent ceux qui veulent le leur arracher ; mais les amis de Valérius prennent la défense de l’esclave, et le peuple invoque à grands cris la présence de Brutus. Brutus revient sur la place. À son arrivée, il se fait un grand silence : « J’ai suffi, dit-il, pour juger mes fils ; mais j’ai laissé les autres conjurés au jugement du peuple : c’est à lui de prononcer. Chacun peut parler, et proposer ce qu’il voudra. » Il ne fut pas besoin d’autres discours : on alla aux voix ; et les accusés, condamnés à l’unanimité des suffrages, eurent la tête tranchée.
Collatin était déjà suspect, à cause de sa parenté avec les rois ; et son nom de famille était devenu odieux, à cause de l’horreur qu’inspirait Tarquin. Quand il vit ce qui se passait, et que le peuple était indigné contre lui, il se démit du consulat, et il s’éloigna de Rome. On tint les comices pour une nouvelle élection, et Valérius fut, tout d’une voix, proclamé consul : récompense bien due à son zèle. Il crut juste de la faire partager à Vindicius. Il l’affranchit, et il lui fit donner, par un décret du peuple, la qualité de citoyen, avec le droit de suffrage dans celle des tribus qu’il voudrait choisir. C’était le premier affranchi qui eût jamais joui d’une telle faveur ; et ce fut bien longtemps plus tard qu’Appius, pour gagner les bonnes grâces de la multitude, donna généralement à tous les affranchis le droit de suffrage. L’affranchissement complet s’appelle, encore aujourd’hui, vindicte du nom de ce Vindicius[9].
Les biens des rois furent livrés au pillage, et leur palais rasé, ainsi que leur maison des champs. Les Tarquins possédaient la portion la plus agréable du Champ-de-Mars : on la consacra, elle aussi, à cette divinité. La moisson venait d’y être faite, et les gerbes étaient encore sur place. On crut qu’il n’était pas permis, à cause de la consécration, de moudre le grain, ni d’en tirer profit ; et la foule se mit à jeter les gerbes dans le Tibre, ainsi que les arbres, qu’on avait coupés, afin de laisser au dieu le terrain parfaitement nu et inculte. Le courant poussait ces matières, et les amoncelait les unes sur les autres ; mais elles ne furent pas portées bien loin. Les premières, arrêtées dans des bas-fonds, retinrent celles qui survenaient : tout s’accrocha et se lia si bien, qu’il se forma une masse solide, et qui prit racine. Cette masse s’accrut, s’affermit, par la grande quantité de limon qu’y apportait le courant ; et les vagues, en la battant, loin d’en rien détacher, ne faisaient, au contraire, que la presser, la serrer doucement, et la condenser de jour en jour davantage. Cet amas gagna sans cesse en étendue et en solidité ; et il se grossit de tous les corps étrangers que le Tibre roulait avec ses flots. C’est aujourd’hui, dans Rome, une île sacrée, où l’on voit des temples élevés en l’honneur de différentes divinités, et des promenades : son nom latin signifie Entre-deux-Ponts[10]. Suivant d’autres récits, ce ne fut pas lors de la consécration du champ de Tarquin que cette île se forma, mais longtemps après, quand Tarquinia consacra au dieu Mars un autre champ, mais contigu à celui de Tarquin. Tarquinia était une des Vestales. Sa générosité lui valut de grands honneurs, entre autres celui de rendre témoignage en justice, droit dont ne jouit jamais aucune autre femme. On lui donna aussi la permission de se marier ; mais elle n’en profita pas. Voilà le fait, d’après cette autre tradition.
Tarquin, désespérant de recouvrer sa puissance par les conspirations, eut recours aux Étrusques, qui embrassèrent chaudement ses intérêts, et qui le ramenèrent vers Rome avec une nombreuse armée. Les consuls sortirent à leur rencontre, à la tête des Romains ; et les deux armées se mirent en bataille dans des lieux sacrés, dont l’un s’appelait le bocage d’Arsia, et l’autre le pré Ésuvien. Le combat s’engageait à peine, qu’Aruns, fils de Tarquin, et le consul romain Brutus, se rencontrèrent, non par hasard, mais conduits par la haine et le ressentiment : l’un cherchait le tyran et l’ennemi de sa patrie ; et l’autre voulait se venger de son exil. Ils poussèrent leurs chevaux l’un contre l’autre, avec plus de fureur que de précaution, et ne songeant pas même à se couvrir : aussi restèrent-ils tous deux sur la place. Le combat qui suivit ce prélude n’eut pas des résultats moins sanglants : le carnage fut horrible des deux côtés, et un violent orage put seul séparer les deux armées. Valérius était dans une grande perplexité : il ne savait à qui la victoire était restée ; il voyait ses soldats à la fois découragés de leurs pertes et satisfaits de celles des ennemis, tant le nombre des morts était immense, et le désastre égal de part et d’autre ! Seulement, chaque parti, bien assuré de ce qu’il avait perdu, et ne connaissant que par conjecture la perte de l’ennemi, se croyait plutôt vaincu que victorieux. La nuit survint ; et il est aisé d’imaginer dans quel état ils la passèrent, après un combat si terrible. Le silence régnait dans les deux camps ; mais le bois sacré s’agita, dit-on, et il en sortit une grande voix, qui annonçait que les Étrusques avaient perdu un homme de plus que les Romains. C’était sans doute la voix d’une divinité ; car les Romains reprirent soudain courage, et ils firent retentir leur camp de cris de joie ; tandis que les Étrusques, saisis de frayeur et de trouble, abandonnèrent le leur, et se dispersèrent presque tous çà et là. Il ne resta qu’environ cinq mille hommes, pour résister à l’attaque des Romains : ils furent tous faits prisonniers, et leur camp livré au pillage. Les Romains comptèrent ensuite les morts : il s’en trouva onze mille trois cents du côté des Étrusques, et un de moins du côté des Romains.
On dit que cette bataille fut donnée la veille des calendes de Mars[11]. Valérius obtint le triomphe, et il fut le premier des consuls qui entra dans Rome sur un char à quatre chevaux. Les spectateurs admirèrent cette pompe et cette majesté, mais sans nul sentiment d’envie ni de mécontentement, quoi qu’en aient dit certains auteurs : sinon, le triomphe n’eût pas été, depuis, l’objet d’une si vive émulation ; et l’usage ne s’en serait pas maintenu durant tant d’années.
On sut gré à Valérius des honneurs qu’il rendit à son collègue pendant et après les obsèques. Il prononça son oraison funèbre. Ce discours fut agréable au peuple, et cette innovation prit faveur : aussi tous les personnages distingués par leurs vertus et leurs talents sont-ils, après leur mort, publiquement loués par les plus gens de bien. On dit cette oraison funèbre antérieure à toutes celles qui ont été faites en Grèce ; mais c’est à Solon peut-être, comme le veut l’orateur Anaximène[12], qu’il faut rapporter l’origine de cet usage d’honorer les morts.

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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