Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Le lendemain, il s’éleva, vers la pointe du jour, un brouillard épais, et qui favorisa les Romains. Postumius fond à grands cris des hauteurs sur les troupes qui étaient en embuscade, pendant que Lucrétius charge la cavalerie qui courait la campagne, et que Publicola attaque le camp des ennemis. Les Sabins, surpris de tous côtés, sont bientôt défaits et mis en déroute ; ceux du camp ne songent pas même à se défendre : ils prennent la fuite, et ils sont taillés en pièces. Rien ne fut plus funeste pour les Sabins que l’espérance qu’ils avaient mutuellement que les autres n’avaient pas été battus ; car d’aucun côté ils ne songèrent à tenir ferme et à combattre : ceux du camp couraient vers ceux de l’embuscade, qui, à leur tour, couraient vers le camp ; et tous, au lieu de trouver un refuge, ne rencontraient que des fuyards, qui avaient eux-mêmes besoin du secours qu’on espérait recevoir d’eux. Tous les Sabins auraient péri, si Fidènes, la ville voisine, n’eût fourni asile à quelques-uns, surtout à ceux qui se sauvèrent du camp, après qu’il fut pris par les Romains. Ceux qui ne purent gagner Fidènes furent tués ou faits prisonniers.
Les Romains, tout accoutumés qu’ils fussent à rapporter aux dieux la gloire de leurs succès, attribuèrent cette victoire à la seule prévoyance du général ; et le premier mot de ceux qui avaient été à la bataille fut que Publicola leur avait livré les ennemis boiteux, aveugles, pieds et poings liés à peu près, et qu’on n’avait eu qu’à les égorger[37]. Le peuple tira, des dépouilles des ennemis et de la vente des prisonniers, de quoi augmenter considérablement ses ressources. Publicola reçut les honneurs du triomphe ; mais, à peine venait-il de remettre les affaires de l’État aux mains des consuls nommés pour lui succéder, qu’il mourut, après une vie comblée, autant que le permet notre condition mortelle, de tous les biens de ce monde et de tous les bonheurs. Le peuple, comme s’il n’eût rien fait jamais pour Publicola vivant, et qu’il eût encore à lui payer toute sa reconnaissance, ordonna que le corps serait enterré aux dépens du public ; et chaque citoyen contribua du quart d’un as[38]. Les femmes décidèrent entre elles, honorable et glorieuse distinction, qu’elles porteraient un an entier le deuil de Publicola. On voulut aussi qu’il fût enterré dans la ville, près de la colline Vélia ; et le droit de sépulture en ce lieu fut donné pour toujours à ses descendants. Mais, aujourd’hui, on n’y enterre plus personne de sa famille. Seulement, on y apporte le corps ; un homme tient une torche allumée, la met dans le tombeau, et l’en retire un moment après : cérémonie qui atteste le droit du défunt, mais qu’il renonce à cet honneur ; puis on emporte le corps autre part.

COMPARAISON DE SOLON ET DE PUBLICOLA.

Il y aura, dans le parallèle de Solon et de Publicola, une particularité, et qui ne se rencontre dans aucun de ceux que j’aie écrits encore : c’est que l’un est l’imitateur, et l’autre le témoin de celui auquel je le vais comparer[1]. Prenez garde, en effet, que cette maxime sur le bonheur, proférée par Solon en présence de Crésus, convient mieux à Publicola qu’à Tellus. Ce Tellus, qui avait été, suivant Solon, le plus heureux des hommes, à cause de sa mort glorieuse, de sa vertu, et des enfants estimables qu’il laissait après lui, n’est pas cité comme un homme de bien, même dans les poésies de Solon ; enfin ses enfants n’ont pas été connus, et lui-même n’a exercé aucune magistrature. Au contraire, Publicola, pendant sa vie, fut, par son crédit comme par l’éclat de ses vertus, le premier des Romains ; et, encore de nos jours, six cents ans après sa mort, les plus illustres familles de Rome, les Publicola, les Messala, et les autres Valérius, font remonter à lui la gloire de leur noblesse. Tellus fut tué par les ennemis, et il mourut en brave, ferme à son poste, dans la mêlée ; tandis que Publicola, après avoir taillé en pièces les ennemis, ce qui est bien plus heureux que de tomber sous leurs coups, et après avoir vu, lui consul, et par ses efforts, sa patrie victorieuse, comblé d’honneurs, eut en partage, après le triomphe, la mort que Solon désirait le plus, et qu’il regardait comme le bonheur suprême.

D’ailleurs, le souhait de Solon, dans sa réponse à Mimnerme[2] sur la durée de la vie :

Que ma mort ne soit pas sans pleurs, mais que mes amis
Célèbrent mes funérailles, dans la douleur et les gémissements ;

ce souhait prouve le bonheur de Publicola. Car la mort de Publicola fut pleurée, non-seulement de ses parents et de ses amis, mais de la ville entière. C’étaient partout des larmes, des regrets, une tristesse profonde ; et les femmes romaines semblaient, à en juger par leur deuil, avoir perdu toutes un fils, un frère ou un père. Solon disait :

Je désire avoir des richesses ; mais ce n’est point de l’injustice
Que je les veux tenir…,

parce que la punition finit toujours par arriver. Publicola ne s’enrichit point par des injustices ; et il eut de plus la gloire de faire un bon usage de sa fortune, en secourant les pauvres. Si donc Solon a été le plus sage des hommes, Publicola en a été le plus heureux ; car, tous les biens que le premier a désirés comme les plus grands et les plus beaux, Publicola les a possédés, et il en a joui jusqu’à sa mort.

Solon, comme on le voit, a glorifié Publicola ; mais Publicola, à son tour, a glorifié Solon, en se le proposant comme le plus parfait modèle que puisse imiter le fondateur d’un État populaire. Il ôta à l’autorité souveraine son faste d’autrefois, et il la rendit pour tous bienveillante et douce, il emprunta plusieurs lois de Solon, entre autres celles qui donnaient au peuple le droit d’élire les magistrats, et qui permettaient aux accusés d’en appeler au peuple, comme Solon avait établi l’appel aux juges[3]. Si Publicola ne créa point, comme Solon, un nouveau sénat, il augmenta l’ancien presque de moitié. L’établissement des questeurs pour la garde du trésor public fit qu’un consul homme de bien ne manqua pas de loisir pour se livrer à des soins plus importants, et qu’un consul pervers n’eut pas, pour faire le mal, les ressources qu’il eût trouvées dans sa mise en possession et des affaires publiques et du trésor de l’État.

La haine des tyrans fut plus forte dans Publicola. Solon avait ordonné, il est vrai, que tout citoyen qui aurait aspiré à la tyrannie fût mis en jugement ; mais Publicola permit de le tuer avant le jugement même. Solon se glorifia à bon droit d’avoir refusé une royauté que les circonstances mêmes lui offraient, et où ses concitoyens le portaient de leur plein gré. Toutefois, ce n’est pas une moindre gloire, à Publicola, d’avoir rendu plus populaire une autorité presque tyrannique, et de n’avoir pas usé de toute la puissance dont il disposait : modération dont Solon avait, ce semble, jadis exprimé la pensée. Le peuple, dit-il,

De cette façon, obéira sans murmure à ses chefs,
Si on lui serre le frein, mais sans l’écraser sous sa charge.

Un mérite particulier à Solon, c’est l’abolition des dettes, mesure qui contribua, plus que nulle autre, à affermir la liberté des citoyens. C’est en vain que l’égalité est écrite dans les lois, si les dettes en privent les pauvres ; si, alors même qu’ils paraissent jouir le plus de la liberté, si, dans les jugements, dans les fonctions publiques, dans l’exercice du droit de parole, ils sont, plus que jamais, les esclaves des riches, et s’ils ne font que suivre les ordres de leurs créanciers. Solon fit plus encore. Presque toujours une abolition de dettes entraîne à sa suite des troubles et des dissensions. Solon, au contraire, en appliquant à propos la mesure, comme on fait un remède périlleux mais énergique, parvint à apaiser la sédition qui s’était élevée dans Athènes ; et il fit taire, par le seul ascendant de sa vertu, les reproches et les murmures qu’aurait pu exciter la loi.
Si l’on considère l’ensemble de leur administration, Solon débuta d’une manière plus brillante : il se fraya lui-même sa route ; il n’eut pas de devancier ; et seul, sans le secours de personne, il termina heureusement presque toutes ses entreprises, et les plus grandes. Pour Publicola, il eut une fin plus heureuse et plus digne d’envie ; car Solon vit renverser le gouvernement qu’il avait établi, tandis que les institutions de Publicola maintinrent l’ordre dans Rome, jusqu’au temps des guerres civiles. C’est que Solon, après avoir publié ses lois, les abandonna, quand il partit d’Athènes, seules et sans défenseurs, dans leurs tables et sur leurs rouleaux. Publicola, en restant à Rome, avec le pouvoir et les affaires en main, affermit ses établissements, et en assura la durée. Solon, après des efforts inutiles pour arrêter les intrigues de Pisistrate, qu’il avait su découvrir, finit par céder à la tyrannie grandissante. Publicola abattit, et pour jamais, une royauté pleine de force, et qui florissait depuis des siècles. Son courage ne fut pas au-dessous de son entreprise ; et rien ne manqua à sa vertu, ni la fortune qui seconde l’effort, ni l’énergie qui accomplit l’œuvre.
Quant aux exploits belliqueux, Solon, s’il en faut croire Daïmachus de Platées[4], n’a pas même conduit cette expédition contre les Mégariens, dont nous avons fait le récit. Mais Publicola remporta d’éclatantes victoires à la tête des armées, et en payant de sa personne. Solon, homme d’État, veut conseiller aux Athéniens de reprendre Salamine : il a recours à une sorte de jeu, et il contrefait l’insensé. Publicola, dès son début, hasarde un grand coup : il se déclare contre Tarquin, et il dévoile la conjuration. Seul, il empêche que les traîtres n’échappent au supplice ; et, non content d’avoir chassé de Rome la personne des tyrans, il ruine pour jamais leurs espérances. Mais, s’il sut aborder avec cette fermeté les affaires qui demandaient du courage et de la vigueur, et qui devaient être décidées par la force des armes, il fit paraître encore plus de sagesse, dans celles qui requéraient les remontrances pacifiques et la persuasion. Il gagna Porsena, un guerrier invaincu, un ennemi redoutable, et il en fit l’ami des Romains.
On m’objectera que Solon reconquit Salamine, que les Athéniens avaient perdue, au lieu que Publicola rendit les terres occupées par les Romains. Mais il faut juger des actions par les circonstances. Le vrai politique se conduit diversement, suivant les diverses occasions, et il prend chaque affaire par son côté le plus accessible. Souvent, par le sacrifice d’une partie, il sauve tout le reste, et, en cédant peu, gagne beaucoup. Ainsi Publicola, par la cession de quelques terres étrangères, assura ce jour-là la conservation de tout son pays ; et, alors que c’eût été pour les Romains le comble du bonheur de voir leur ville hors de danger, il leur fit avoir, outre ce bonheur, toutes les richesses qui étaient dans le camp même des assiégeants. En prenant son ennemi pour juge, il triompha de son adversaire, et il obtint, avec la victoire, tout ce qu’il eût donné de bon gré pour être vainqueur ; car Porsena fit la paix, et il laissa aux Romains ses munitions de guerre : tant le consul avait fait naître, chez Porsena, une haute idée de la vertu et de la magnanimité de tous les Romains !

THÉMISTOCLE. (Les faits principaux de la vie de Thémistocle sont compris entre les années 473-463 avant J.-C.)

La famille de Thémistocle était trop obscure pour qu’il lui dût aucune gloire. Son père, Néoclès, homme de condition médiocre, était un Athénien de Phréar, dème de la tribu Léontide ; et, du côté de sa mère, Thémistocle n’était qu’un bâtard dans la cité[1], comme le témoignent ces vers :

Je suis Abrotonum, femme thrace de nation ; mais c’est moi qui ai enfanté,
Je m’en vante, le grand Thémistocle à la Grèce[2].

Phanias rapporte toutefois que la mère de Thémistocle n’était pas Thrace, mais Carienne ; et il la nomme Euterpe, au lieu d’Abrotonum. Néanthès[3] ajoute qu’elle était d’Halicarnasse en Carie.

Les bâtards de la cité s’assemblaient, pour leurs exercices, à Cynosarges, gymnase situé hors de la ville, et consacré à Hercule. En effet, Hercule n’est pas un dieu proprement dit : il est entaché de bâtardise, à titre de fils d’une mortelle. Thémistocle persuada à quelques jeunes gens de noble maison de descendre faire avec lui leurs exercices à Cynosarges : adroit stratagème qui abolit, dit-on, la distinction entre les bâtards et les vrais citoyens. Il est certain néanmoins qu’il appartenait à la famille des Lycomèdes[4] ; car, la chapelle des Lycomèdes qui est à Phlye[5] ayant été brûlée par les barbares, Thémistocle, au rapport de Simonide, la rebâtit, et l’orna de peintures.
Dès son enfance, il montra, disent les auteurs, un caractère ardent, un esprit juste, le goût naturel des grandes choses, et l’aptitude de l’homme d’État. Dans les heures de récréation et de loisir que lui laissaient ses premières études, jamais il ne jouait ni ne restait oisif, comme font les autres enfants ; et on le trouvait méditant, composant des discours à part lui : c’était ou l’accusation ou la défense de quelqu’un de ses camarades. Aussi le maître lui disait-il souvent : « Mon enfant, tu ne seras pas un homme médiocre ; et il faut que tu deviennes extrême, ou dans le bien, ou dans le mal. » Les sciences qui nous forment un savoir-vivre, les arts de pur agrément, les exercices destinés à développer les grâces du corps, il s’y livrait avec froideur et sans passion ; mais on le voyait mettre une application au-dessus de son âge à l’étude de ce qui fortifie le bon sens et prépare aux affaires, parce qu’il sentait ce qu’il portait en lui. Raillé, dans la suite, par d’autres mieux formés à ces occupations libérales, comme on les nomme, et à cette urbanité de manières, il finit par opposer à ces railleries des paroles pleines de fierté : « À la vérité, dit-il, je ne sais ni accorder une lyre, ni jouer du psaltérion ; mais, qu’on me donne en main une ville petite et obscure, et elle aura bientôt acquis renom et grandeur. »
Stésimbrote[6] assure pourtant que Thémistocle entendit les leçons d’Anaxagore, et qu’il fut disciple de Mélissus le physicien[7]. Mais c’est un anachronisme ; car Mélissus défendit Samos contre Périclès, lequel est de beaucoup postérieur à Thémistocle ; et Anaxagore était l’ami de Périclès. Il faut donc préférer le sentiment de ceux qui font de Thémistocle un zélateur de Mnésiphile le Phréarien[8]. Mnésiphile n’était ni un orateur, ni un de ces philosophes qu’on appelait physiciens[9] : il faisait profession de la sagesse, comme on nommait alors l’art de gouverner, et la prudence dans le maniement des affaires. Mnésiphile était l’héritier d’une sorte de secte philosophique, qui remontait à Solon, et dont il enseignait les préceptes. À ces doctrines, on mêla, dans la suite, l’art de disputer : les maîtres de la tradition abandonnèrent les affaires, pour les discours de pure déclamation, et ils reçurent le nom de sophistes[10]. Pour Thémistocle, quand il s’attacha à Mnésiphile, il avait déjà pris part à l’administration de l’État.
Dans la première ardeur de sa jeunesse, il était inégal et inconstant. Il se laissait aller à son naturel impétueux, et que ne modéraient ni la raison ni l’éducation ; il tombait dans les excès les plus opposés, et souvent il choisissait le pire parti. Il l’avouait lui-même plus tard, disant que les poulains les plus fougueux deviennent les meilleurs chevaux, quand ils sont domptés et bien dressés. On a beaucoup exagéré, à ce propos : on a dit qu’il avait été déshérité par son père, et que sa mère, accablée de douleur de la vie honteuse que menait son fils, s’était donné la mort ; mais ce sont là, je crois, de pures fictions. Quelques-uns, au contraire, assurent que son père, pour le détourner de l’administration des affaires publiques, lui montra, sur le rivage de la mer, de vieilles trirèmes jetées là, et abandonnées : « Voilà, ajouta-t-il, comment le peuple traite les démagogues, quand ils deviennent inutiles. » Quoi qu’il en soit, il paraît que Thémistocle mit de bonne heure la main aux affaires de l’État, et qu’il s’y appliqua avec une extrême ardeur. Possédé d’un vif désir de gloire, dès son entrée dans la carrière il aspira au premier rang. Il heurta de front les hommes les plus puissants de la ville, et qui jouissaient alors du crédit : il s’acharna surtout contre Aristide, fils de Lysimachus, son éternel contradicteur. On prétend que sa haine pour Aristide venait d’une cause toute puérile : ils avaient tous deux, s’il en faut croire le philosophe Ariston[11], aimé le beau Stésiléus de Téos ; et c’est de cette rivalité que datèrent leurs longs dissentiments politiques. Mais je présume que cette première aversion se fortifia par la différence de leurs mœurs et de leur conduite. Aristide était d’un caractère doux et d’une vie irréprochable ; il ne se proposait pour but, dans ses actions politiques, ni la faveur du peuple, ni même sa propre gloire, mais ce qu’il croyait le meilleur, et ce qui se conciliait le mieux avec la sûreté et la justice. Aussi se voyait-il souvent forcé de résister à Thémistocle, et de s’opposer à l’agrandissement d’un homme qui excitait sans cesse le peuple à de nouvelles entreprises, et qui voulait tout changer dans l’État. Tel était, en effet, chez Thémistocle, l’amour effréné de la gloire, et la passion des grandes choses qui mènent aux honneurs, que, dans sa jeunesse, après la bataille de Marathon gagnée par les Athéniens sur les barbares, entendant vanter partout les exploits de Miltiade, il se montrait, dit-on, presque toujours pensif et rêveur, passant les nuits sans dormir, et ne fréquentant plus les banquets accoutumés ; et, quand on s’en étonnait, et qu’on lui demandait pourquoi ce changement de vie, il répondait que le trophée de Miltiade ne lui permettait pas de dormir.
Les Athéniens regardaient la défaite des barbares à Marathon comme la fin de la guerre ; mais ce n’était là, aux yeux de Thémistocle, qu’un prélude de plus grands combats ; et ces combats, qu’il prévoyait de si loin dans l’avenir, il s’y préparait sans cesse, pour assurer le salut de tous les Grecs, et il y préparait Athènes par tous les moyens.
Sa première démarche fut d’oser, seul, proposer aux Athéniens d’affecter le produit des mines d’argent de Laurium[12], dont ils étaient dans l’usage de se partager les revenus, à la construction d’une flotte de trirèmes, pour la guerre contre Égine[13]. C’était alors la grande affaire de la Grèce ; et les Éginètes couvraient toute la mer de leurs vaisseaux. Ce fut là le motif que Thémistocle fit valoir pour atteindre son but, et non pas la crainte de Darius et des Perses, alors trop éloignés, et dont on appréhendait peu le retour. Et, pour engager les Athéniens à faire ces préparatifs, il sut réveiller à propos leur jalousie et leur ressentiment contre les Éginètes. On construisit, avec l’argent des mines, cent trirèmes, qui combattirent aussi contre Xerxès. Dès ce moment, il séduisit peu à peu Athènes à la marine, et il lui en donna le goût. « Sur terre, disait-il, nous ne sommes pas en état de résister même à nos voisins ; au lieu qu’avec des forces maritimes, nous pourrions et repousser les barbares, et commander à la Grèce. » Il transforma donc, comme dit Platon[14], d’excellentes troupes de terre en matelots et en gens de mer, et il prêta au reproche qu’on lui adresse, d’avoir arraché aux Athéniens la pique et le bouclier, pour les réduire au banc et à la rame. Et ce résultat, Thémistocle l’obtint, au rapport de Stésimbrote, malgré Miltiade, qui ne put faire prévaloir l’avis contraire.
Ce changement corrompit-il, oui ou non, la perfection et la pureté du gouvernement d’Athènes ? c’est une question trop philosophique pour la traiter ici ; mais, ce qu’il y a de certain, c’est qu’alors la Grèce dut son salut à la mer, et que ces trirèmes rétablirent Athènes, qui avait été entièrement détruite. Il y en a plus d’une preuve, entre autres la conduite de Xerxès. Après la défaite de sa flotte, alors même que son armée de terre n’avait encore reçu aucun échec, Xerxès prit la fuite, confessant ainsi qu’il ne pouvait plus soutenir la lutte. Que s’il laissa Mardonius en Grèce, ce fut plutôt, j’imagine, pour empêcher les Grecs de le poursuivre, que dans l’espoir de les subjuguer.
Il y en a qui représentent Thémistocle cherchant, par tous les moyens, à gagner de l’argent pour fournir à ses prodigalités. Comme il aimait à faire des sacrifices, et qu’il traitait magnifiquement les étrangers, ses dépenses devaient être considérables. D’autres, au contraire, l’accusent d’une avarice et d’une mesquinerie sordides, jusqu’à envoyer vendre les comestibles dont on lui faisait présent. Un jour, il avait demandé un poulain à Diphilidès, l’éleveur de chevaux, et il avait essuyé un refus : il le menaça de faire bientôt de sa maison un nouveau cheval de bois[15] ; donnant à entendre qu’il susciterait à ce personnage des querelles de famille et des procès avec ses parents.
Nul ne porta jamais l’ambition aussi loin que Thémistocle. Dans sa jeunesse, lorsqu’il était encore peu connu, il obtint, à force de prières, d’Épiclès d’Hermione, joueur de lyre fort goûté des Athéniens, qu’il vînt donner ses leçons chez lui, afin qu’on vît sa maison recherchée du public et toujours pleine. Une autre fois, il alla aux jeux Olympiques, et il y voulut l’emporter sur Cimon, par le luxe de sa table et de ses tentes, par la magnificence des habits et des équipages ; mais sa vanité déplut aux Grecs. On croyait pouvoir passer ces fantaisies à Cimon, encore jeune, et qui était d’une des premières maisons d’Athènes[16] ; mais que Thémistocle, un homme nouveau, osât ainsi s’élever au-dessus de sa fortune, c’était, aux yeux des Grecs, une arrogance ridicule. Une autre fois encore, à la représentation des tragédies, il fut le chorége[17] du poëte vainqueur ; car c’était déjà le temps où ces concours excitaient une vive émulation, une ambition passionnée. Thémistocle consacra, dans un temple, un tableau de cette victoire, avec cette inscription : « Thémistocle, de Phréar, faisait les frais ; Phrynichus[18] menait la représentation ; Adimante était archonte. »

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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