Topic de
Loose-Sutures
:
Plutarque Vies des hommes illustres
Mais les prêtres des autres dieux, et les vieillards qui avaient été consuls, ou qui avaient obtenu le triomphe, ne purent se résoudre à quitter Rome. Ils se revêtirent chacun de ses habits sacrés et tout resplendissants, et ils se vouèrent en sacrifice pour leur patrie, par une prière dont ils répétaient les termes, après le grand-pontife Fabius ; et ensuite ils s’assirent, dans le Forum, sur leurs sièges d’ivoire, attendant le sort que les dieux leur réservaient.
Trois jours après la bataille, Brennus arriva devant Rome, avec son armée. Quand il vit les portes et les murailles sans gardes, il soupçonna d’abord quelque ruse, et il craignit une embuscade, ne pouvant croire que les Romains eussent pris le parti désespéré d’abandonner leur ville. Il s’assura bientôt que rien n’était plus vrai ; et il poussa son cheval par la porte Colline[33]. Il avait pris Rome un peu plus de trois cent soixante années après sa fondation, si toutefois on peut croire qu’il se soit conservé une connaissance exacte de ces temps anciens, lorsque l’on considère cette confusion chronologique qui laisse dans une complète incertitude la date d’autres événements plus récents. Il semble, au reste, qu’il se répandit aussitôt dans la Grèce un bruit sourd du malheur des Romains, et de la prise de leur ville. Héraclide de Pont, qui n’est pas beaucoup postérieur à cette époque[34], dit, dans son traité de l’Âme, qu’on reçut d’Occident la nouvelle qu’une armée, venue des pays hyperboréens, avait pris une ville grecque, nommée Rome, située dans les contrées occidentales, non loin de la grande mer. Mais je ne serais pas étonné que ce fût Héraclide lui-même, cet écrivain fabuleux et menteur, qui eût imaginé d’embellir le fait véritable de la prise de Rome, à l’aide de ces mots imposants d’hyperboréens et de grande mer. Pour Aristote le philosophe, il s’exprime en termes précis, et il manifeste qu’il avait entendu parler de la prise de Rome par les Celtes ; mais il dit que celui qui la sauva s’appelait Lucius : or, Camille avait le prénom de Marcus, et non pas celui de Lucius. Mais les Grecs, sur ce sujet, n’ont parlé que par conjecture.
Brennus, maître de Rome, fit environner le Capitole par un corps de troupes, et il descendit vers le Forum. Là, il fut saisi d’admiration, à l’aspect de ces vieillards magnifiquement vêtus, assis dans un profond silence, et qui restèrent immobiles à l’approche des ennemis, sans changer de visage ni de couleur, sans donner le moindre signe de crainte, et se regardant les uns les autres, tranquillement appuyés sur leurs bâtons. Ce spectacle extraordinaire frappa tellement les Gaulois, qu’ils n’osèrent, pendant longtemps, ni les approcher ni les toucher, les prenant pour des êtres divins. Enfin, l’un d’eux se hasarda d’approcher de Manius Papirius, lui passa doucement la main sous le menton, et lui prit la barbe, qui était fort longue. Papirius frappe le Gaulois d’un coup de bâton à la tête, et le blesse : le barbare tire son épée, et tue Papirius. Alors les Gaulois se jettent sur les autres vieillards, et les massacrent tous ; puis ils font main basse sur tout ce qui s’offrait à eux. Ils passèrent plusieurs jours à piller, à saccager la ville, et ils finirent par y mettre le feu et la renverser de fond en comble, furieux de voir ceux qui étaient dans le Capitole résister aux sommations qui leur étaient faites. En effet, ceux-ci défendaient avec vigueur leurs retranchements ; ils avaient même blessé plusieurs ennemis. Aussi les Gaulois minèrent-ils la ville, et égorgèrent tout ce qui tomba sous leurs mains, hommes et femmes, vieillards et enfants.
Le siège traînait en longueur ; et les Gaulois commençaient à manquer de vivres. Ils partagèrent donc leur armée : les uns restèrent, pour continuer le blocus du Capitole ; les autres se répandirent de tous côtés, fourrageant par la campagne, et pillant les bourgs des environs. Ils n’allaient pas tous ensemble : ils marchaient dispersés çà et là, par compagnies et par bandes, enhardis qu’ils étaient par leurs succès, et se croyant dans une parfaite sécurité. La troupe la plus nombreuse et la mieux disciplinée se porta du côté de la ville d’Ardée[35], où s’était retiré Camille. Il y vivait étranger aux affaires, et dans une condition privée ; mais, à ce moment, il conçut un grand projet, dont le succès ne lui paraissait pas impossible. Ce qui occupait sa pensée, ce n’était pas le soin de sa sûreté personnelle : il voulait, non point dérober sa tête aux ennemis, mais tâcher de les surprendre et de les repousser. Il voyait que les Ardéates, assez forts quant au nombre, étaient découragés par l’inexpérience et la lâcheté de leurs généraux. Ce fut aux jeunes gens qu’il s’adressa d’abord : « Il ne faut pas, disait-il, attribuer à la valeur des Celtes la défaite des Romains : des hommes qui n’ont eu rien à faire pour vaincre ne peuvent tirer vanité des malheurs amenés par de mauvais conseils. C’est la Fortune seule qui a tout fait. Quelle gloire pour vous, d’aller, même au prix des plus grands dangers, repousser les barbares ; de vous délivrer d’un ennemi qui ne met d’autre but à la victoire que de dévaster, comme le feu, tout ce qu’il peut conquérir ! Hé bien ! si vous êtes des hommes de cœur, et si vous êtes prêts à faire quelque effort, je veux vous ménager une occasion de vaincre sans péril. »
Les jeunes gens accueillirent favorablement ces discours ; et Camille alla trouver les magistrats et les sénateurs d’Ardée, qui agréèrent aussi son projet. Alors il fit prendre les armes à tous ceux qui étaient en âge de combattre, et il les tint enfermés dans la ville, de peur que les ennemis, qui n’étaient pas loin, ne se doutassent de quelque chose. Les Gaulois, après avoir couru tout le pays, s’en retournaient chargés de butin : ils étaient campés dans la plaine, sans précautions, sans ordre, et buvant à s’enivrer. La nuit survint : et bientôt régna dans leur camp un profond silence. Camille, averti par les éclaireurs, sort à la tête des Ardéates, traverse sans bruit tout l’intervalle qui le séparait des Gaulois, et arrive devant leur retranchement vers le milieu de la nuit. Là, il ordonne à ses troupes de jeter de grands cris, et aux trompettes de sonner de tous côtés, afin d’effrayer les barbares, que ce tumulte put à peine tirer du sommeil et de l’ivresse. Quelques-uns seulement, réveillés en sursaut, prirent les armes, se jetèrent au-devant de Camille, et périrent en combattant. Les autres, appesantis par le sommeil et le vin, furent presque tous égorgés avant d’avoir pu s’armer. Le petit nombre de ceux qui s’étaient échappés du camp à la faveur de la nuit, et qui s’étaient dispersés dans la campagne, furent enveloppés, le lendemain matin, par la cavalerie, et taillés en pièces.
La renommée porta rapidement le bruit de cette victoire dans toutes les villes voisines ; et Camille vit accourir près de lui une foule d’hommes, qui ne demandaient qu’à combattre sous ses ordres. Il y vint notamment tous les Romains qui étaient à Véies, où ils avaient trouvé un asile après le désastre d’Allia. « Quel général la Fortune a enlevé à Rome ! s’étaient-ils dit entre eux avec une expression de regret. Camille illustre par ses exploits la ville d’Ardée ; et la ville qui vit naître et qui a nourri ce grand homme est perdue sans ressource. Et nous, faute d’un chef qui nous conduise, renfermés dans des murailles étrangères, nous restons là sans bouger, et nous trahissons l’Italie ! Pourquoi n’envoyons-nous pas demander aux Ardéates notre général ? ou plutôt, pourquoi ne pas prendre les armes, et aller nous-mêmes nous joindre à lui ? Camille n’est plus un banni, et nous ne sommes plus des citoyens, puisqu’il n’y a plus de patrie, et que Rome est au pouvoir des ennemis. » Ils s’arrêtèrent à cette pensée, et ils députèrent vers Camille, pour le prier de prendre le commandement. Camille répondit qu’il n’accepterait qu’autant que leur choix serait ratifié, conformément aux lois, par les citoyens renfermés dans le Capitole : que, tant qu’ils y existeraient, il verrait en eux la patrie : qu’il était tout disposé à exécuter leurs ordres, mais qu’il n’agirait point contre leur volonté. On admira la modestie et la loyauté de Camille : mais l’embarras était de trouver quelqu’un qui portât cette nouvelle au Capitole : il semblait même impossible, tant que les ennemis seraient maîtres de la ville, qu’un messager pût pénétrer dans la citadelle.
Il y avait, parmi les jeunes Romains, un certain Pontius Cominius, citoyen de condition médiocre, mais passionné pour la gloire : il s’offrit pour cette mission périlleuse. Il ne se chargea point de lettres pour ceux qui étaient dans le Capitole, craignant, s’il était pris, que les ennemis ne découvrissent les desseins de Camille. Il part, vêtu d’une méchante robe, sous laquelle il cachait des écorces de liège ; et, pendant tout le jour, il voyage sans encombre. Arrivé près de Rome à l’entrée de la nuit, et ne pouvant passer le pont du Tibre, qui était gardé par les barbares, il entortille autour de sa tête son vêtement, qui n’était ni fort embarrassant ni fort lourd, et il se met à la nage, soutenu par le liège dont il s’était muni. Il traversa ainsi le Tibre, jusqu’au pied des murailles ; et, évitant toujours les endroits où les feux et le bruit l’avertissaient qu’on faisait bonne garde, il gagna la porte Carmentale, où régnait un profond silence. À cet endroit, la colline du Capitole s’élève presque à pic, et elle présente à l’œil un roc immense et d’un difficile accès : il le gravit sans être aperçu, et il arrive, par cette montée abrupte, à grand’peine et avec bien des efforts, jusqu’aux premières gardes. Il les salue, et il se nomme. On le fait avancer ; on le conduit aux magistrats. Les sénateurs s’assemblent sur-le-champ. Pontius leur annonce la victoire de Camille, qu’ils ignoraient, et il leur apprend le choix qu’ont fait les soldats. Il les exhorte à confirmer l’élection de Camille, puisque Camille est le seul à qui les Romains du dehors veulent obéir. Le sénat, après en avoir délibéré, nomme Camille dictateur ; et on renvoie Pontius par le même chemin. Pontius ne fut pas moins heureux à son retour qu’à son premier voyage : il trompe encore la vigilance des ennemis, et il rapporte aux Romains du dehors le décret du sénat. Camille vint prendre le commandement, à la satisfaction universelle. Il y avait déjà vingt mille hommes en armes : il rassemble, en outre, un plus grand nombre d’alliés, et il se dispose à marcher contre les barbares. Voilà comment Camille fut élu dictateur pour la seconde fois, comment il se rendit à Véies, s’y mit à la tête des soldats romains, renforcés du corps plus nombreux des alliés, et s’apprêta à attaquer les ennemis.
Ta gueule, putain.
Cependant, à Rome, quelques-uns des barbares, ayant passé par hasard près du chemin que Pontius avait pris pour monter au Capitole, remarquèrent, en plusieurs endroits, des traces de pieds et de mains ; car Pontius, en grimpant, s’était accroché à tout ce qu’il avait pu saisir : les broussailles étaient froissées le long des rochers, et des mottes de terre avaient roulé jusqu’au bas. Ils informèrent le roi de ce qu’ils avaient vu ; et le roi se transporta sur les lieux, et en fit une exacte reconnaissance. Il ne dit rien pour le moment ; mais, le soir, il assembla ceux d’entre les Celtes qui étaient les plus agiles, et qui savaient le mieux gravir les montagnes : « Les ennemis, leur dit-il, nous montrent eux-mêmes le chemin qui mène jusqu’à eux, et qui nous était inconnu ; ils nous font voir qu’il n’est ni impraticable ni inaccessible. Quelle honte pour nous, quand nous tenons le commencement, si nous faiblissions avant d’atteindre la fin ! si nous abandonnions la place comme imprenable, tandis que les ennemis nous enseignent par où l’on peut la prendre ! Là où un homme seul a passé facilement, ce n’est pas chose malaisée d’y monter plusieurs l’un après l’autre, attendu qu’on s’aidera, qu’on se soutiendra mutuellement. Au reste, des dons et des honneurs récompenseront chacun de vous, en proportion de son courage. »
Animés par le discours du roi, les Gaulois promirent de monter hardiment. Vers le milieu de la nuit, ils se mettent à grimper en silence, plusieurs à la file, en s’accrochant aux rochers. La montée était difficile à gravir ; mais pourtant ils la trouvèrent plus douce et plus accessible qu’ils ne l’avaient imaginé. Les premiers avaient déjà gagné le sommet de la montagne ; et déjà ils étaient tout préparés pour se rendre maîtres des retranchements et surprendre les gardes endormis, car aucun homme ni aucun chien ne les avait entendus. Mais il y avait des oies sacrées, que l’on nourrissait autour du temple de Junon : elles recevaient, en temps ordinaire, une nourriture abondante ; mais, depuis qu’on avait à peine assez de vivres pour les hommes, on les avait négligées, et elles souffraient de la faim. Cet animal a l’ouïe très-fine, et il s’effraye au moindre bruit. Celles-ci, que la faim tenait éveillées et rendait plus susceptibles d’effroi, sentirent bientôt l’approche des Gaulois ; et, courant de ce côté avec de grands cris, elles réveillèrent tous les Romains. Alors les barbares, se voyant découverts, ne craignirent plus de faire du bruit, et ils chargèrent sans ménagement. Les assiégés saisissent à la hâte les premières armes qu’ils trouvent sous la main, et ils se portent au-devant de l’ennemi. Le premier qui fit tête aux assaillants fut Manlius, homme consulaire, d’une grande force de corps et d’un courage plus grand encore. Il eut affaire à deux ennemis à la fois : l’un levait déjà la hache pour le frapper, mais Manlius le prévient, et lui abat la main d’un coup d’épée ; en même temps il heurte l’autre si rudement au visage, avec son bouclier, qu’il le renverse dans le précipice. Puis, se présentant sur la muraille, lui et ceux qui étaient accourus, il repousse les autres barbares, qui n’étaient pas en grand nombre, et dont les actions ne répondirent point à l’audace de leur entreprise. Le lendemain, à la pointe du jour, les Romains, échappés ainsi au péril, jetèrent aux ennemis, du haut du rocher, le capitaine qui avait commandé la garde de nuit, et ils décernèrent à Manlius, pour prix de sa victoire, une récompense plus grande pour l’honneur que pour le profit : ils lui donnèrent chacun ce qu’ils recevaient de vivres pour un jour, à savoir, une demi-livre de froment indigène, comme on l’appelle, et le quart d’une cotyle grecque de vin[36].
Cet échec découragea les Celtes. D’ailleurs ils commençaient à manquer de vivres ; et la peur qu’ils avaient de Camille les empêchait d’aller fourrager. La maladie s’était mise parmi eux, campés qu’ils étaient au milieu des monceaux de morts, et sur les ruines de maisons brûlées. Les amas de cendres, échauffés par le soleil et remués par les vents, laissaient échapper au loin des vapeurs dont la sécheresse et l’âcreté corrompaient l’air, et qui remplissaient les poumons de poisons mortels. Ce qui augmenta encore la contagion, ce fut le changement dans leur manière de vivre. Accoutumés à des pays couverts et ombragés, où ils trouvaient partout des retraites agréables contre les ardeurs de l’été, ils étaient venus dans des lieux bas et malsains, surtout en automne. Ajoutez à toutes ces causes la longueur du siège, qui, depuis plus de six mois, les tenait presque immobiles au pied du Capitole. Aussi le camp fut-il en proie à une si violente épidémie, que le grand nombre des morts ne permettait plus de les enterrer. Pourtant la situation des assiégés n’en était pas moins critique. La famine les pressait de plus en plus ; et l’ignorance où ils étaient des mouvements de Camille les jetait dans le découragement. Personne ne pouvait leur apporter des nouvelles de Camille et des siens, parce que les barbares gardaient trop étroitement la ville.
Dans un état de choses également fâcheux pour les deux partis, il se fit d’abord quelques propositions d’accommodement, par le moyen des gardes avancées, qui conféraient ensemble. Ensuite, sur une décision des principaux citoyens, Sulpicius, l’un des tribuns militaires de Rome, alla parlementer avec Brennus. Il fut convenu que les Romains payeraient mille livres pesant d’or, et que les ennemis, dès qu’ils les auraient reçues, sortiraient de la ville et du territoire. Les conditions étaient acceptées de part et d’autre, les serments prononcés, l’or apporté ; mais les Celtes trompèrent à la pesée : d’abord secrètement, en se servant de faux poids ; ensuite ouvertement, en faisant pencher un des bassins de la balance. Les Romains ne purent alors retenir leur indignation. Mais Brennus, comme pour ajouter à cette infidélité l’insulte et la raillerie, détache son épée, et il la met par-dessus les poids avec le baudrier. « Que signifie cela ? demanda Sulpicius. - Eh ! répondit Brennus, quelle autre chose, sinon : Malheur aux vaincus ! » Ce mot a passé depuis en proverbe[37].
Il y avait des Romains qui voulaient, dans leur indignation, qu’on reprît l’or, et qu’on retournât au Capitole, pour y soutenir encore le siège ; mais les autres conseillaient de laisser passer une injure en soi peu grave : « La honte, disaient-ils, consiste non point à donner plus qu’on n’a promis, mais à être forcé de donner ; et c’est une nécessité humiliante, dont les circonstances nous font une loi. »
Pendant qu’ils disputaient, et avec les Celtes, et les uns avec les autres, Camille, à la tête de son armée, arrive aux portes de Rome. Informé de ce qui se passait, il ordonne au gros de ses troupes de suivre au petit pas et en bon ordre : pour lui, avec l’élite de ses soldats, il hâte sa marche, et il se trouve, au bout d’un instant, parmi les Romains. Tous, à son aspect, se séparent et le reçoivent comme leur chef suprême, avec les marques du respect et dans un profond silence. Camille prend l’or que l’on pesait, le donne à ses licteurs, et commande aux Gaulois de ramasser leurs balances et leurs poids, et de se retirer, « Les Romains, dit-il, ont appris de leurs pères à racheter leur patrie avec du fer, et non avec de l’or. » Brennus, frémissant de colère, s’écrie que c’est une injustice et une infraction au traité. « Ce traité, répondit Camille, n’a pas été conclu suivant les lois ; les conventions faites sont nulles. Moi élu dictateur, toute autre autorité s’est trouvée suspendue en vertu de la loi : vous avez traité avec des gens qui n’avaient aucun pouvoir. C’est donc à moi que vous devez exposer maintenant vos demandes. Je viens, armé de l’autorité de la loi, tout prêt ou à vous pardonner, si vous avez recours aux prières, ou à vous punir comme des coupables, si vous ne témoignez aucun repentir. »
Brennus, furieux de ce discours, se met aussitôt à escarmoucher. Déjà les deux partis avaient tiré l’épée et se chargeaient pêle-mêle, avec une confusion inévitable au milieu de maisons en ruines, dans des rues étroites et des lieux serrés, où il était impossible de se former en bataille. Mais bientôt Brennus reprend son sang-froid : il ramène ses troupes dans son camp, avec peu de perte, et, la nuit venue, il part de Rome, emmenant toute son armée, et il va camper à soixante stades[38], près du chemin de Gabies[39]. À la pointe du jour, Camille était là aussi, revêtu d’armes éclatantes, et suivi des Romains, qui avaient repris confiance en eux-mêmes. Là, il s’engage un combat long et pénible : Camille taille les ennemis en pièces, les met dans une complète déroute, et se rend maître de leur camp. Ceux qui prirent la fuite furent massacrés : les uns, presque à l’instant même, par les Romains qui s’acharnèrent à leur poursuite ; mais le plus grand nombre, ceux qui s’étaient dispersés dans la campagne, périrent traqués par les habitants des bourgs et des villes voisines.
C’est ainsi que Rome fut prise d’une manière surprenante, et sauvée d’une manière plus surprenante encore. Elle était restée sept mois entiers au pouvoir des barbares : ils y étaient entrés peu de jours après les ides de Quintilis[40], et ils furent chassés vers les ides de février[41].
Camille eut le triomphe : on ne devait pas moins à l’homme qui avait arraché sa patrie des mains des ennemis, et qui ramenait Rome dans Rome même ; car les citoyens qui en étaient sortis avec leurs femmes et leurs enfants y rentraient à la suite du triomphateur. Les assiégés du Capitole, qui avaient été si près de mourir de faim, sortirent pour les recevoir. On s’embrassa en versant des larmes de joie : on osait à peine croire à un bonheur si inespéré. Les prêtres des dieux et les ministres des temples portaient les objets sacrés qu’ils avaient ou enterrés avant de prendre la fuite, ou emportés avec eux : spectacle bien doux pour les citoyens ! On eût dit, au joyeux accueil que leur faisait le peuple, que c’étaient les dieux eux-mêmes qui rentraient avec eux dans Rome. Camille offrit des sacrifices, et il purifia la cité avec les cérémonies dont les pontifes dictaient les formules ; puis il fit réparer les temples, et, outre ceux qui existaient auparavant, il en bâtit un au dieu Aïus Locutius[42], au lieu même où Marcus Céditius avait entendu pendant la nuit cette voix divine qui annonçait l’arrivée des barbares. Ce ne fut pas sans peine et sans fatigue que l’on retrouva les emplacements des anciens temples : il fallut toute la constance de Camille, et les laborieuses recherches des prêtres.
Mais, quand il fut question de rebâtir la ville, qui était entièrement détruite, le découragement s’empara de tous les esprits, à l’idée d’une pareille tâche. Le peuple, qui manquait de toutes les ressources nécessaires, différait de jour en jour. Après tous les maux qu’on venait d’éprouver, on sentait bien plus le besoin de prendre un peu de bon temps et de repos ; les fortunes étaient détruites, les corps fatigués : on hésitait à s’engager dans ces travaux, et à s’épuiser davantage encore. Insensiblement, les pensées se tournèrent, comme jadis, du côté de Véies ; car cette ville subsistait tout entière, et elle était pourvue de tout en abondance. Ce fut, pour les flatteurs de la multitude, une occasion de harangues nouvelles ; et Camille fut en butte à leurs attaques séditieuses. C’était, à les entendre, dans une vue d’ambition et de gloire personnelle, qu’il enviait aux citoyens le séjour d’une ville toute prête à les recevoir, et qu’il les forçait d’habiter des ruines et de remuer les cendres de cet immense bûcher : c’était pour être appelé, non-seulement le chef et le général des Romains, mais le fondateur de Rome, et pour enlever ce titre à Romulus. Aussi le sénat, qui craignait un bouleversement, dérogea-t-il, malgré les instances de Camille, à l’usage où avaient été jusqu’alors tous les dictateurs, de ne pas rester en charge plus de six mois : il ne consentit point à ce que Camille se démît de la dictature avant la fin de l’année.
Cependant les sénateurs travaillaient à adoucir et à consoler les citoyens, et à les ramener par la persuasion et par les caresses. Ils leur montraient les monuments et les tombeaux de leurs ancêtres ; ils leur rappelaient ces temples et ces lieux saints, qu’avaient consacrés Romulus, Numa, les autres rois, et dont le dépôt leur avait été transmis. Mais les arguments religieux qu’ils faisaient surtout valoir, c’était cette tête humaine fraîchement coupée, qu’on avait trouvée en creusant les fondements du Capitole, promesse que faisaient les destins, à la ville qui serait bâtie dans ce lieu-là, d’être un jour la capitale de toute l’Italie[43] ; c’était ce feu sacré de Vesta, que les prêtresses avaient rallumé après la guerre, et qu’ils allaient laisser éteindre une seconde fois, s’ils abandonnaient la ville, cette Rome qui serait leur opprobre si des hommes venus d’ailleurs, si un peuple étranger en faisait sa demeure à leurs yeux, si même elle restait déserte, et servait de pâturage aux troupeaux, telles étaient les représentations touchantes qu’ils adressaient à chaque citoyen en particulier, et que plus d’une fois ils firent entendre à tous dans l’assemblée ; mais, de leur côté, ils étaient vivement émus par les gémissements de ce peuple, qui déplorait son indigence, et qui les conjurait de ne pas forcer des hommes naguère échappés, pour ainsi dire, au naufrage, nus et sans ressources, à relever les ruines d’une ville détruite, tandis qu’ils en avaient une autre toute prête à les recevoir.
Camille fut d’avis que le sénat décidât la question. Il fit, dans le conseil, un long discours, où il invoqua l’intérêt du pays ; et tous les sénateurs qui voulurent parler furent aussi écoutés. Enfin, il allait prendre les avis, en commençant par Lucius Lucrétius, qui opinait d’ordinaire le premier[44], et en faisant prononcer après lui chacun à son rang. Le silence régnait dans l’assemblée, et Lucrétius prenait la parole, lorsque le centurion qui relevait la garde du jour passa par hasard avec sa troupe, et cria d’une voix forte, à son premier enseigne, de s’arrêter, et de planter l’étendard : « Le poste est excellent, disait-il ; restons ici. » Sur ces paroles, si analogues et à la circonstance, et au sujet qui était en délibération, et à l’incertitude où étaient tous les esprits, Lucrétius adore les dieux ; puis il déclare, et avec lui tous les autres sénateurs, qu’il conforme son opinion à l’oracle qu’il vient d’entendre. Il se fit aussi, dans la volonté du peuple, un changement merveilleux : ils s’exhortaient les uns les autres et s’animaient à commencer l’ouvrage ; et, sans attendre qu’on marquât la direction des rues et leur alignement, chacun se mit à bâtir dans l’endroit qu’il trouva le plus tôt prêt, ou qui lui parut le plus à sa convenance.
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- Loose-Sutures
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- 7 septembre 2024 à 04:18:44
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