Topic de Juliiechoue--- :

Expliquez-moi Nietzsche

Pour relativiser mon propos fait quelques posts auparavant, il est très difficile de construire une pensée cohérente avec des concepts. Il ne faut pas s'étonner que les publications qui paraissent soient assez faiblardes. Récemment le bouquin Legosophie dans lequel le mec pense que la philo c'est juste un assemblage de concepts. Bordel cette pensée détruite depuis des siècles mais il faut qu'un petit prétentieux fasse son blé sur ça. :honte:

Même en anticipant sur les analyses qui restent à faire, il est temps de fixer certains points de la terminologie de Nietzsche. En dépend toute la rigueur de cette philosophie, dont on suspecte à tort la précision systématique. A tort, de toute façon, soit pour s'en réjouir, soit pour regretter. En vérité, Nietzsche emploie de nouveaux termes très précis pour de nouveaux concepts très précis :

1) Nietzsche appelle volonté de puissance l'élément généalogique de la force. Généalogique veut dire différentiel et génétique. La volonté de puissance est l'élément différentiel des forces, c'est-à-dire l'élément de production de la différence de quantité entre deux ou plusieurs forces supposés en rapport. La volonté de puissance est l'élément génétique de la force, c'est-à-dire l'élément de production de la qualité qui revient à chaque force sous ce rapport. La volonté de puissance comme principe ne supprime pas le hasard, mais l'implique au contraire, parce qu'elle n'aurait sans lui ni plasticité, ni métamorphose. Le hasard est la mise en rapport des forces ; la volonté de puissance, le principe déterminant de ce rapport. La volonté de puissance s'ajoute nécessairement aux forces, mais ne peut s'ajouter qu'à des forces mises en rapport par le hasard. La volonté de puissance comprend le hasard dans son cœur, elle seule est capable d'affirmer tout le hasard.

2) De la volonté de puissance comme élément généalogique, découlent à la fois la différence de quantité des forces en rapport et la qualité respective de ces forces. D'après leur différence de quantité, les forces sont dites dominantes ou dominées. D'après leur qualité, les forces sont dites actives ou réactives. Il y a de la volonté de puissance dans la force réactive ou dominée, comme dans la force active ou dominante. Or la différence de quantité étant irréductible dans chaque cas, il est vain de vouloir la mesurer si l'on interprète pas les qualités des forces en présences. Les forces sont essentiellement différenciés et qualifiées. Leur différence de quantité, elles l'expriment par la qualité qui revient à chacune. Tel est le problème de l'interprétation : un phénomène, un évènement étant donnés, estimer la qualité de la force qui lui donne un sens et, de là, mesurer le rapport des forces en présence. N'oublions pas que, dans chaque cas, l'interprétation se heurte à toutes sortes de difficultés et de problèmes délicats : il y faut une perception "extrêmement fine", du genre de celle qu'on trouve dans les corps chimiques.

3) Les qualités des forces ont leur principes dans la volonté de puissance. Et si nous demandons : "Qui interprète ?", nous répondons la volonté de puissance ; c'est la volonté de puissance qui interprète. Mais pour être ainsi à la source des qualités de la force, il faut que la volonté de puissance ait elle-même des qualités, particulièrement fluentes, plus subtiles encore que celles de la force. "Ce qui règne, c'est la qualité toute momentanée de la volonté de puissance." Ces qualités de la volonté de puissance qui se rapportent donc immédiatement à l'élément génétique ou généalogique, ces éléments qualitatifs fluents, primordiaux, séminaux, ne doivent pas être confondus avec les qualités de la force. Aussi est-il essentiel d'insister sur les termes employés par Nietzsche : actif et réactif désignent les qualités originelles de la force, mais affirmatif et négatif désignent les qualités primordiales de la volonté de puissance. Affirmer et nier, apprécier et déprécier expriment la volonté de puissance, comme agir et réagir expriment la force. (Et de même que les forces réactives n'en sont pas moins des forces, la volonté de nier, le nihilisme sont de la volonté de puissance : "une volonté d'anéantissement, une hostilité à la vie, un refus d'admettre les conditions fondamentales de la vie, mais c'est du moins et cela demeure toujours une volonté." Généalogie de la morale, part III, § 28). Or si nous devons attacher la plus grande importance à cette distinction des deux sortes de qualités, c'est parce qu'elle se retrouve toujours au centre de la philosophie de Nietzsche ; entre l'action et l'affirmation, entre la réaction et la négation, il y a une affinité profonde, une complicité, mais nulle confusion. Bien plus, la détermination de ces affinités met en jeu tout l'art de la philosophie. D'une part, il est évident qu'il y a de l'affirmation dans toute action, de la négation dans toute réaction. Mais d'autre part, l'action et la réaction sont plutôt comme des moyens, moyens ou instruments de la volonté de puissance qui affirme et qui nie : les forces réactives, instruments du nihilisme. D'autre part encore, l'action et la réaction ont besoin de l'affirmation et de la négation, comme de quelque chose qui les dépasse, mais qui est nécessaire pour qu'elles réalisent leurs propres buts. Enfin, plus profondément, l'affirmation et la négation débordent l'action et la réaction, parce qu'elles sont les qualités immédiates du devenir lui-même : l'affirmation n'est pas l'action, mais la puissance du devenir actif, le devenir actif en personne ; la négation n'est pas la simple réaction mais un devenir réactif. Tout se passe comme si l'affirmation et la négation étaient à la fois immanentes et transcendantes par rapport à l'action et à la réaction ; elles constituent la chaîne du devenir avec la trame des forces. C'est l'affirmation qui nous fait entrer dans le monde glorieux de Dionysos, l'être du devenir ; c'est la négation qui nous précipitent dans le fond inquiétant d'où sortent les forces réactives.

4) Pour toutes ces raisons, Nietzsche peut dire : la volonté de puissance n'est pas seulement ce qui interprète, mais ce qui évalue. Interpréter, c'est déterminer la force qui donne un sens à la chose. Evaluer, c'est déterminer la volonté de puissance qui donne à la chose une valeur. Les valeurs ne se laissent donc pas plus abstraire du point de vue d'où elles tirent leur valeur, que le sens, du point de vue d'où il tire sa signification. La volonté de puissance comme élément généalogique est ce dont dérivent la signification du sens et la valeurs des valeurs. La signification d'un sens consiste dans la qualité de la force qui s'exprime dans la chose : cette force est-elle active ou réactive, et de quelle nuance ? La valeur d'une valeur consiste dans la qualité de la volonté de puissance qui s'exprime dans la chose correspondante : la volonté de puissance est-elle ici affirmative ou négative, et de quelle nuance ?
L'art de la philosophie se trouve d'autant plus compliqué que ces problèmes d'interprétation et d'évaluation se renvoient l'un à l'autre, se prolongent l'un l'autre. - Ce que Nietzsche appelle noble, haut, maitre, c'est tantôt la force réactive, tantôt la volonté négative. Pourquoi ces termes, là encore nous le comprendrons plus tard. Mais une valeur a toujours une généalogie, dont dépendent la noblesse ou la bassesse de ce qu'elle nous invite à croire, à sentir, et à penser. Quelle bassesse peut trouver son expression dans une valeur, quelle noblesse dans une autre, seul le généalogiste est apte à le découvrir, parce qu'il sait manier l'élément différentiel : il est le maître de la critique des valeurs. Nous ôtons tout sens à la notion de valeur tant que nous ne voyons pas dans les valeurs autant de réceptacles qu'il faut percer, de statues qu'il faut briser pour trouver ce qu'elles contiennent, le plus noble ou le plus bas. Comme les membres épars de Dionysos, seules se reforment les statues de noblesse. Parler de la noblesse des valeurs en général, témoigne d'une pensée qui a trop d'intérêt à cacher sa propre bassesse : comme si des valeurs entières n'avaient pas pour sens, et précisément pour valeur, de servir de refuge et de manifestation à tout ce qui est bas, vil, esclave. Nietzsche créateur de la philosophie des valeurs aurait vu, s'il avait vécu plus longtemps, la notion la plus critique servir et tourner au conformisme idéologique le plus plat, le plus bas ; les coups de marteau de la philosophie des valeurs devenir des coups d'encensoir ; la polémique et l'agressivité, remplacées par le ressentiment, gardien pointilleux de l'ordre établi, chien des valeurs en cours ; la généalogie, prise en main par des esclaves : l'oubli des qualités, l'oubli des origines.

A l'origine, il y a la différence des forces actives et réactives. L'action et la réaction ne sont pas dans un rapport de succession, mais de coexistence dans l'origine elle-même. Aussi bien la complicité des forces actives et de l'affirmation, des forces réactives et de la négation se révèle dans le principe : le négatif est déjà tout entier du côté de la réaction. Inversement, seule la force active s'affirme, elle affirme la sa différence, elle fait de sa différence un objet de jouissance et d'affirmation. La force réactive, même quand elle obéit, limite la force active, lui impose des limitations et des restrictions partielles, est déjà possédée par l'esprit du négatif. C'est pourquoi l'origine elle-même comporte, en quelque manière, une image inversée de soi : vu du côté des forces réactives l'élément différentiel généalogique apparait à l'envers, la différence est devenue négation, l'affirmation est devenue contradiction. Une image renversée de l'origine accompagne l'origine : ce qui est "oui" du point de vue des forces réactives, devient "non" du point de vue des forces réactives, ce qui est l'affirmation de soi devient négation de l'autre. C'est ce que Nietzsche appelle "le renversement du coup d'œil appréciateur." Les forces actives sont nobles ; mais elles se trouvent elles-mêmes devant une image plébéienne, réfléchie par les forces réactives. La généalogie est l'art de la différence ou de la distinction, l'art de la noblesse ; mais elle se voit à l'envers dans le miroir des forces réactives. La généalogie est l'art de la différence ou de la distinction, l'art de la noblesse ; mais elle se voit à l'envers dans le miroir des forces réactives. Son image apparaît alors comme celle d'une "évolution". Et cette évolution, on la comprend, tantôt à l'allemande, comme une évolution dialectique et hégelienne, comme le développement de la contradiction ; tantôt à l'anglaise, comme une dérivation utilitaire, comme le développement du bénéfice et de l'intérêt. Mais toujours la vraie généalogie trouve sa caricature dans l'image qu'en donne l'évolutionnisme, essentiellement réactif : anglais ou allemand, l'évolutionnisme est l'image réactive de la généalogie. Ainsi, c'est le propre des forces réactives de nier dès l'origine la différence qui les constitue dans l'origine, de renverser l'élément différentiel dont elles dérivent, d'en donner une image déformée. "Différence engendre haine" (PBM § 263). C'est pour cette raison qu'elles ne se comprennent pas elles-mêmes comme des forces, et préfèrent se retourner contre soi plutôt que de se comprendre comme telles et d'accepter la différence. La "médiocrité" de pensée que Nietzsche dénonce renvoie toujours à la manie d'interpréter ou d'évaluer les phénomènes à partir de forces réactives, chaque espèce de pensée nationale choisissant les siennes. Mais cette manie elle-même a son origine dans l'origine, dans l'image renversée. La conscience et les consciences, simple grossissement de cette image réactive...

Un pas de plus : supposons que, à l'aide de circonstances favorables externes ou internes, les forces réactives l'emportent et neutralisent la force active. Nous sommes sortis de l'origine : il ne s'agit plus d'une image renversée, mais d'un développement de cette image, d'un renversement des valeurs elles-mêmes ; le bas s'est mis en haut, les forces réactives ont triomphé. Si elles triomphent, c'est par la volonté négative, par la volonté de néant qui développe l'image ; mais leur triomphe, lui, n'est pas imaginaire. La question est : comment les forces réactives triomphent-elles ? C'est-à-dire : quand elles l'emportent sur les forces actives, les forces réactives deviennent-elles dominantes à leur tour, agressives et subjugantes, forment-elles toutes ensemble une force plus grande qui serait active à son tour ? Nietzsche répond : les forces réactives, même en s'unissant, ne composent as une force plus grande qui serait active. Elles procèdent tout autrement : elles décomposent ; elles séparent la force active de ce qu'elle peut ; elles soustraient de la force active une partie ou presque tout de son pouvoir ; et par là elles ne deviennent pas actives, mais au contraire font que la force active les rejoint, devient elle-même réactive en un nouveau sens. Nous pressentons que, à partir de son origine et en se développant, le concept de réaction change de signification : une force active devient réactive (en un nouveau sens) , quand des forces réactives (au premier sens) la séparent de ce qu'elle peut. Comment une telle séparation est possible en détail, Nietzsche en fera l'analyse. Mais déjà il faut constater que Nietzsche, avec soin, ne présente jamais le triomphe des forces réactives comme la composition d'une force supérieure à la force active, mais comme une soustraction ou une division. Nietzsche consacrera tout un livre à l'analyse des figures du triomphe réactif dans le monde humain : le ressentiment, la mauvaise conscience, l'idéal ascétique ; dans chaque cas, il montrera que les forces réactives ne triomphent pas en composant une force supérieure, mais en "séparant" la force active. Et dans chaque cas, cette séparation repose sur une fiction, sur une mystification ou falsification. C'est la volonté de néant qui développe l'image négative et renversée, c'est elle qui fait la soustraction. Or dans l'opération de la soustraction, il y a toujours quelque chose d'imaginaire dont témoigne l'utilisation négative du nombre. Si donc nous voulons donner une transcription numérique de la victoire des forces réactives, nous ne devons pas faire appel à une addition par laquelle les forces réactives, toutes ensemble, deviendraient plus fortes que la force active, mais à une soustraction qui sépare la force active de ce qu'elle peut, qui en nie la différence pour en faire elle-même une force réactive. Il ne suffit pas, dès lors, que la réaction l'emporte pour qu'elle cesse d'être une réaction ; au contraire. La force active est séparée de ce qu'elle peut par une fiction, elle n'en devient pas moins réellement réactive, c'est même par ce moyen qu'elle devient réellement réactive. D'où chez Nietzsche l'emploi des mots "vil", "ignoble", "esclave" : ces mots désignent l'état des forces réactives qui se mettent en haut, qui attirent la force active dans un piège, remplaçant les maîtres par des esclaves qui ne cessent pas d'être esclaves.

C'est pourquoi nous ne pouvons pas mesurer les forces avec une unité abstraite, ni déterminer leur quantité et leur qualité respectives en prenant pour critère l'état réel des forces dans un système. Nous disions : les forces actives sont les forces supérieures, les forces dominantes, les forces les plus fortes. Mais les forces inférieures peuvent l'emporter sans cesser d'être inférieures en quantité, sans cesser d'être réactives en qualité, sans cesser d'être esclaves à leur manière. Un des plus grands mots de la volonté de puissance est :"On a toujours à défendre les forts contre les faibles."
On ne peut pas s'appuyer sur l'état de fait d'un système de forces, ni sur l'issue de la lutte entre elles, pour conclure : celles-ci sont actives, celles-là sont réactives. Contre Darwin et l'évolutionnisme, Nietzsche remarque : "En admettant que cette lutte existe (et elle se présente en effet), elle se termine malheureusement d'une façon contraire à celle que l'on oserait peut-être désirer avec elle : elle se termine malheureusement au détriment des forts, des privilégiés, des exceptions heureuses."
C'est en ce sens d'abord que l'interprétation est un art si difficile : nous devons juger si les forces qui l'emportent sont inférieures ou supérieures, réactives ou actives ; si elles l'emportent en tant que dominée ou dominantes. Dans ce domaine il n'y a pas de fait, il n'y a que des interprétations. On ne doit pas concevoir la mesure des forces comme un procédé de physique abstraite, mais comme l'acte fondamental d'une physique concrète, non pas comme une technique indifférente, mais comme l'art d'interpréter la différence et la qualité indépendamment de l'état de fait. (Nietzsche dit parfois : "En dehors de l'ordre social existant.")

Ce problème réveille une ancienne une ancienne polémique, une discussion célèbre entre Calliclès et Socrate. À quel point Nietzsche nous parait proche de Calliclès, et Calliclès immédiatement complété par Nietzsche.
Calliclès s'efforce de distinguer la nature et la loi. Il appelle loi tout ce qui sépare une force de ce qu'elle peut ; la loi en ce sens, exprime le triomphe des faibles sur les forts.
Nietzsche ajoute : triomphe de la réaction sur l'action. Est réactif, en effet, tout ce qui sépare une force ; est réactif encore l'état d'une force séparée de ce qu'elle peut. Est active, au contraire, toute force qui va jusqu'au bout de son pouvoir. Qu'une force aille jusqu'au bout, cela n'est pas une loi, c'est même le contraire de la loi. ("On constate qu'en chimie, tout corps étend sa puissance aussi loin qu'il le peut." "Il n'y a pas de loi ; toute puissance entraîne à tout instants ses conséquences dernières." "Je me garde de parler de lois chimiques, le mot a un arrière-gout moral. Il s'agit bien plutôt de constater de façon absolue des relations de puissance.")
Socrate répond à Calliclès : il n'y a pas lieu de distinguer la nature et la loi ; car si les faibles l'emportent, c'est en tant que, tous réunis, ils forment une force plus forte que celle du fort ; la loi triomphe du point de vue de la nature elle-même.
Calliclès ne se plaint pas de ne pas avoir été compris, il recommence : l'esclave ne cesse pas d'être un esclave en triomphant ; quand les faibles triomphent, ce n'est pas en formant une force plus grande, mais en séparant la force de ce qu'elle peut. On ne doit pas comparer les forces abstraitement ; la force concrète, du point de vue de la nature, est celle qui va jusqu'aux conséquences dernières, jusqu'au bout de la puissance ou du désir. Socrate objecte une seconde fois : ce qui compte pour toi, Calliclès, c'est le plaisir... Tu définis tout bien par le plaisir...

On remarquera ce qui se passe entre le sophiste et le dialecticien : de quel côté est la bonne foi, et aussi la rigueur du raisonnement. Calliclès est agressif, mais n'a pas de ressentiment. Il préfère renoncer à parler ; il est clair que la première fois Socrate ne comprend pas, et la seconde fois parle d'autre chose.
Comment expliquer à Socrate que le "désir" n'est pas l'association d'un plaisir et d'une douleur, douleur de l'éprouver, plaisir de le satisfaire ? Que le plaisir et la douleur sont seulement des réactions, des propriétés des forces réactives, des constats d'adaptation ou d'inadaptation ? Et comment lui faire entendre que les faibles ne composent pas une force plus forte ? Pour une part Socrate n'a pas compris, pour une part il n'a pas écouté : trop animé de ressentiment dialectique et d'esprit de vengeance. Lui, si exigeant pour autrui, si pointilleux quand on lui répond...

Les forces ont une quantité, mais elles ont aussi la qualité qui correspond à leur différence de quantité : actif et réactif sont les qualités des forces. Nous pressentons que le problème de la mesure des forces est délicat, parce qu'il met en jeu l'art des interprétations qualitatives. Le problème se pose ainsi :

1° Nietzsche a toujours cru que les forces étaient quantitatives et devaient se définir quantitativement. Notre connaissance, dit-il, est devenue scientifique dans la mesure ou elle peut user de nombre et de mesure. Il faudrait essayer de voir si l'on ne pourrait pas édifier un ordre scientifique des valeurs d'après une échelle numérale et quantitative.

2° Pourtant Nietzsche n'a pas moins cru qu'une détermination purement quantitative des forces restait à la fois abstraite, incomplète, ambiguë. L'art de mesurer les forces fait intervenir toute une interprétation et une évaluation des qualités : La conception mécaniste ne veut admettre que des quantités, mais la force réside dans la qualité ; le mécanisme ne peut que décrire des phénomènes, non les éclairer" ; "Ne se pourrait-il pas que toutes les quantités fussent les symptômes de qualité ?... Vouloir réduire toutes les qualités à des quantités est folie."

Y a-t-il contradiction entre ces deux sortes de textes ? Si une force n'est pas séparable de sa quantité, elle n'est pas davantage séparable des autres forces avec lesquelles elle est en rapport. La quantité elle-même n'est pas séparable de la différence de quantité. La différence de quantité est l'essence de la force, le rapport de la force avec la force. Rêver de deux forces égales, même si on leur accorde une opposition de sens, est un rêve approximatif et grossier, rêve statistique où plonge le vivant, mais que la chimie dissipe.
Or, chaque fois que Nietzsche critique le concept de quantité, nous devons comprendre : la quantité comme concept abstrait tend toujours et essentiellement à une identification, à une égalisation de l'unité qui la compose, à une annulation de la différence dans cette unité ; ce que Nietzsche reproche à toute détermination purement quantitative des forces, c'est que les différences de quantité s'y annulent, s'égalisent ou se compensent. Au contraire, chaque fois qu'il critique la qualité, nous devons comprendre : les qualités ne sont rien, sauf la différence de quantité à laquelle elles correspondent dans deux forces au moins supposées en rapport.
Bref ce qui intéresse Nietzsche n'est jamais l'irréductibilité de la quantité à la qualité ; ou plutôt ceci ne l'intéresse que secondairement et comme symptôme. Ce qui l'intéresse principalement est, du point de vue de la quantité elle-même, l'irréductibilité de la différence de quantité à l'égalité. La qualité se distingue de la quantité, mais seulement parce qu'elle est ce qu'elle est ce qu'il y a d'inégalisable dans la quantité, d'innanulable dans la différence de quantité.
La différence de quantité est donc en un sens l'élément irréductible de la quantité, en un autre sens l'élément irréductible à la quantité elle-même. La qualité n'est pas autre chose que la différence de quantité, et lui correspond dans chaque force en rapport. Nous ne pouvons nous empêcher de ressentir de simples différences de quantité comme quelque chose d'absolument différent de la quantité, c'est-à-dire comme des qualités qui ne sont plus réductibles les unes aux autres.
Et ce qui est encore anthropomorphique dans ce texte doit être corrigé par le principe nietzschéen, selon lequel il y a une subjectivité de l'univers qui, précisément, n'est plus anthropomorphique mais cosmique. "Vouloir réduire toutes les qualités à des quantités est folie."
Avec le hasard, nous affirmons le rapport de toutes les forces. Et sans doute, nous affirmons tout le hasard en une fois dans la pensée de l'éternel retour. Mais toutes les forces n'entrent pas pour leur comptes en rapport à la fois. Leur puissance respective, en effet, est remplie dans le rapport avec un petit nombre de forces. Le hasard est le contraire d’un continuum. Les rencontres de force de telle et telle quantités sont donc les parties concrète du hasard, les parties affirmatives du hasard, comme telle étrangère à toute loi : les membres de Dionysos.
Or, c’est dans cette rencontre que chaque force reçoit la qualité qui correspond à sa quantité, c’est-à-dire l’affection qui remplit effectivement sa puissance. Nietzsche peut donc dire, dans un texte obscur, que l’univers suppose « une genèse absolue de qualités arbitraires », mais que la genèse des qualités suppose elle-même une genèse (relative) des quantités. Que les deux génèses soient inséparables, signifie que nous ne pouvons pas calculer abstraitement les forces ; nous devons, dans chaque cas, évaluer concrètement leurs qualités respective et la nuance de cette qualité.

Nietzsche aussi rencontre ses Socrate. Ce sont les libres penseurs. Ils disent : "De quoi vous plaignez-vous ? comment les faibles auraient-ils triomphé s'ils ne formaient eux-mêmes une forme supérieure ? Inclinons-nous devant le fait accompli." Tel est le positivisme moderne : on prétend mener la critique des valeurs, on les déclare démodées, mais seulement pour les retrouver, comme des forces qui mènent le monde actuel. Eglise, morale, Etat, etc. : on n'en discute la valeur que pour en admirer la force humaine et le contenu humain. Le libre penseur a la manie singulière de vouloir récupérer tous les contenus, tout le positif, mais sans jamais s'interroger sur la nature de ces contenus soi-disant positifs, ni sur l'origine ou la qualité des forces humaines correspondantes. C'est ce que Nietzsche appelle le "faitalisme". Le libre penseur veut récupérer le contenu de la religion, mais ne se demande jamais si la religion ne contient pas précisément les forces les plus basses de l'homme, dont on devrait plutôt souhaiter qu'elles restent à l'extérieur. C'est pourquoi il n'est pas possible de faire confiance à l'athéisme d'un libre penseur, même démocrate et socialiste : "L'Eglise nous répugne, mais non pas son poison... "Voilà ce qui caractérise essentiellement le positivisme et l'humanisme du libre penseur : le faitalisme, l'impuissance à interpréter, l'ignorance des qualités de la force. Dès que quelque chose apparaît comme une force humaine ou comme un fait humain, le libre penseur applaudit, sans se demander si cette force n'est pas de basse extraction, et ce fait, le contraire d'un haut fait : "Humain trop humain." Parce qu'elle ne tient pas compte des qualités des forces, la libre pensée est par vocation au service des forces réactives et traduit leur triomphe. Car le fait est toujours celui des faibles contre les forts :"le fait est toujours stupide, ayant de tous temps ressemblé à un veau plutôt qu'à un dieu". Au libre penseur, Nietzsche oppose l'esprit libre, l'esprit d'interprétation lui-même qui juge les forces du point de vue de leur origine et de leur qualité : "Il n'y a pas de faits, rien que des interprétations." La critique de la libre pensée est un thème fondamental dans l'œuvre de Nietzsche. Sans doute parce que cette critique découvre un point de vue selon lequel des idéologies différentes peuvent être attaquées à la fois : le positivisme, l'humanisme, la dialectique. Le goût du fait dans le positivisme, l'exaltation, du fait humain dans l'humanisme, la manie de récupérer les contenus humains dans la dialectique.
Le mot hiérarchie chez Nietzsche a deux sens. Il signifie d'abord la différence des forces actives et réactives, la supériorité des forces actives sur les forces réactives. Nietzsche peut donc parler d'un "rang immuable et inné dans la hiérarchie" ; et le problème de la hiérarchie est lui-même le problème des esprits libres. Mais hiérarchie désigne aussi le triomphe des forces réactives, la contagion des forces réactives et l'organisation complexe qui s'ensuit, où les faibles ont vaincu, où les forts sont contaminés, où l'esclave qui n'a pas cessé d'être esclave l'emporte sur un maître qui a cessé de l'être : le règne de la foi et de la vertu. En ce second sens, la morale et la religion sont encore des théories de la hiérarchie. Si l'on compare les deux sens, on voit que le second est comme l'envers du premier. Nous faisons de l'Eglise, de la morale et de l'Etat les maîtres ou détenteurs de toute hiérarchie. Nous avons la hiérarchie que nous méritons, nous qui sommes essentiellement réactifs, nous qui prenons les triomphes de la réaction pour une métamorphose de l'action, et les esclaves pour de nouveaux maîtres ; nous qui ne reconnaissons la hiérarchie qu'à l'envers.
Nietzsche appelle faible ou esclaves, non pas le moins fort, mais celui qui , quelle que soit sa force, est séparé de ce qu'il peut. Le moins fort est aussi fort que le fort s'il va jusqu'au bout, parce que la ruse, la subtilité, la spiritualité, même le charme par lesquels il complète sa moindre force appartiennent précisément à cette force et font qu'elle n'est pas moindre. La mesure des forces et leur qualification ne dépendent en rien de la quantité absolue, mais de l'effectuation relative. On ne peut pas juger de la force ou de la faiblesse, en prenant pour critère l'issue de la lutte et le succès. Car, encore une fois, c'est un fait que les faibles triomphent : c'est même l'essence du fait. On ne peut juger des forces que si on tient compte en premier lieu de leur qualité, actif ou réactif ; en second lieu, de l'affinité de cette qualité avec le pôle correspondant de la volonté de puissance, affirmatif ou négatif ; en troisième lieu, de la nuance de qualité que la force présente à tel ou tel moment de son développement, en rapport avec son affinité. Dès lors, la force réactive est : 1) force utilitaire, d'adaptation et de limitation partielle 2) force qui sépare la force active de ce qu'elle peut, qui nie la force active (triomphe des faibles ou des esclaves) 3) force qui affirme sa différence, qui fait de sa différence un objet de jouissance et d'affirmation. Les forces ne sont déterminés concrètement et complètement que si l'on tient compte de ces trois couples de caractères à la fois.

Nous savons ce qu'est la volonté de puissance : l'élément différentiel, l'élément généalogique qui détermine le rapport de la force avec la force et qui produit la qualité de la force. Aussi la volonté de puissance doit-elle se manifester dans la force en tant que telle. L'étude des manifestations de la volonté de puissance doit être faite avec le plus grand soin, parce que le dynamisme des forces en dépend tout entier. Mais que signifie : la volonté de puissance se manifeste ? Le rapport des forces est déterminé dans chaque cas pour autant qu'une force est affectée par d'autres, inférieurs ou supérieures. Il s'ensuit que la volonté de puissance se manifeste comme un pouvoir d'être affecté. Ce pouvoir n'est pas une possibilité abstraite : il est nécessairement rempli et effectué à chaque instant par les autres forces avec lesquelles celle-ci est en rapport. On ne s'étonnera pas du double aspect de la volonté de puissance : elle détermine le rapport des forces entre elles, du point de vue de leur genèse ou de leur production ; mais elle est déterminée par les forces en rapport, du point de vue de sa propre manifestation. C'est pourquoi la volonté de puissance est toujours déterminée en même temps qu'elle détermine, qualifiée en même temps qu'elle qualifie. En premier lieu, donc, la volonté de puissance se manifeste comme le pouvoir d'être affectée - Il est difficile, ici, de nier chez Nietzsche une inspiration spinoziste. Spinoza, dans une théorie extrêmement profonde, voulait qu'à toute quantité de force correspondit un pouvoir d'être affecté. Un corps avait d'autant plus de force qu'il pouvait être affecté d'un plus grand nombre de façons ; c'est ce pouvoir qui mesurait la force d'un corps ou qui exprimait sa puissance. Et, d'une part, ce pouvoir n'était pas une simple possibilité logique : il était à chaque instant effectué par les corps avec lesquels celui-ci était en rapport. D'autre part, ce pouvoir n'était pas une passivité physique : seules étaient passives les affections dont le corps considéré n'étaient pas cause adéquate.

Il en est de même chez Nietzsche : le pouvoir d'être affecté ne signifie pas nécessairement passivité, mais affectivité, sensibilité, sensation. C'est en ce sens que Nietzsche, avant même d'avoir élaboré le concept de volonté de puissance et de lui avoir donné toute sa signification, parlait déjà d'un sentiment de puissance : la puissance fut traitée par Nietzsche comme une affaire de sentiment et de sensibilité, avant de l'être comme une affaire de volonté. Mais quand il eut élaboré le concept complet de volonté de puissance, cette première caractéristique ne disparut nullement, elle devint la manifestation de la volonté de puissance. Voilà pourquoi Nietzsche ne cesse pas de dire que la volonté de puissance la forme affective primitive celle dont dérivent tous les autres sentiments. Ou mieux encore : "La volonté de puissance n'est pas un être ni un devenir, c'est un pathos." C'est-à-dire : la volonté de puissance se manifeste comme la sensibilité de la force ; l’élément différentiel des forces se manifeste comme leur sensibilité différentielle. Le fait est quue la volonté de puissance règne même dans le monde inorganique. On ne peut éliminer l’action à distance : une chose en attire ue autre, une chose se sent attirée. Voilà le fait fondamental… Pour que la volonté de puissance puisse se manifester, elle a besoin de percevoir les choses qu’elle voit, elle sent l’approche de ce qui lui est assimilable. Les affections d’une force sont actives dans la mesure où elle se fait obéir par des forces inférieures. Inversement elles sont subies, ou plutôt agies, lorsque la force est affectée par des forces supérieures auxquelles elle obéit. Là encore, obéir est une manifestation de la volonté de puissance. Mais une force inférieure peut entrainer la désagrégation de forces supérieures, leur scission, l’explosion de l’énergie qu’elles avaient accumulée ; Nietzsche aime en ce sens à rapprocher les phénomènes de désagrégation de l’atome, de scission du protoplasme et de reproduction du vivant. Et non seulement désagréger, scinder, séparer expriment toujours la volonté de puissance, mais aussi être désagrégé, être scindé, être séparé : « La division apparaît comme la conséquence de la volonté de puissance. » Deux forces étant données, l’une supérieure et l’autre inférieure, on voit comment le pouvoir d’être affecté de chacune est nécessairement rempli. Mais ce pouvoir d’être affecté n’est pas rempli sans que la force correspondante n’entre elle-même dans une histoire ou dans un devenir sensible : 1) force active, puissance d’agir ou de commander 2) force réactive, puissance d’obéir ou d’être agi 3) force réactive développée, puissance de scinder, de diviser, de séparer ; 4) force active devenue réactive, puissance d’être séparé, de se retourner contre soi.

Toute la sensibilité n’est qu'un devenir des forces : il y a un cycle de la force au cours duquel la force « devient » (par exemple, la force active devient réactive). Il y a même plusieurs devenirs de forces, qui peuvent lutter les uns contre les autres. Ainsi, il n’est pas suffisant de mettre en parallèle, ni d’opposer les caractères respectifs de la force active et de la force réactive. Actif et réactif sont les qualités de la force qui découlent de la volonté de puissance. Mais la volonté de puissance elle-même a des qualités, des sensibilia, qui sont comme des devenirs de forces. La volonté de puissance se manifeste, en premier lieu, comme sensibilité des forces ; et, en second lieu, comme devenir sensible des forces : le pathos est le fait le plus élémentaire d’où résulte un devenir. Le devenir des forces, en général, ne doit pas se confondre avec les qualités de la force : il est le devenir ces qualités elles-mêmes, la qualité de la volonté de puissance en personne. Mais justement, on ne pourra pas plus abstraire les qualités de la force de leur devenir, que la force, de la volonté de puissance : l’étude concrète des forces implique nécessairement une dynamique.

Mais en vérité, la dynamique des forces nous conduit à une conclusion désolante. Quand la force réactive sépare la force active de ce qu'elle peut, celle-ci devient réactive à son tour. Les forces actives deviennent réactives. Et le mot devenir doit être pris au sens le plus fort : le devenir des forces apparaît comme un devenir réactif. N’y a-t-il pas d’autres devenirs ? Reste que nous ne sentons pas, nous n’expérimentons pas, nous ne connaissons pas d’autre devenir que le devenir-réactif. Nous ne constatons pas seulement l’existence de forces réactives, partout nous constatons leur triomphe. Par quoi triomphent-elles ? Par la volonté de néant, grâce à l’affinité de la réaction avec la négation. Qu’est-ce que la négation ? C’est une qualité de la volonté de puissance, c’est elle qui qualifie la volonté de puissance comme nihilisme ou volonté de néant, c’est elle qui constitue le devenir-réactif des forces. Il ne faut pas dire que la force active devient réactive parce que les forces réactives triomphent ; elles triomphent au contraire parce que, en séparant la force active de ce qu’elle peut, elles la livrent à la volonté de néant, comme à un devenir-réactif plus profond qu’elles-mêmes. C’est pourquoi les figures du triomphe des forces réactives (ressentiment, mauvaises conscience, idéal ascétique) sont d’abord les formes du nihilisme. Le devenir-réactif de la force, le devenir nihiliste, voilà ce qui semble essentiellement compris dans le rapport de la force avec la force.

Y a-t-il un autre devenir ? Tout nous invite à le « penser » peut-être. Mais il faudrait une autre sensibilité ; comme dit souvent Nietzsche, une autre manière de sentir. Nous ne pouvons pas encore répondre à cette question, à peine l’envisager. Mais nous pouvons demander pourquoi nous ne sentons et ne connaissons qu’un devenir-réactif. Ne serait-ce pas que l’homme est éssentiellement réactif ? Que le devenir-réactif est constitutif de l’homme ? Le ressentiment, la mauvaise conscience, le nihilisme ne sont pas des traits de psychologie, mais comme le fondement de l’humanité dans l’homme. Ils sont le principe de l’être humain comme tel. L’homme, « maladie de peau » de la terre, réaction de la terre… C’est en ce sens que Zarathoustra parle du « grand mépris des hommes », et du « grand dégout ». Une autre sensibilité, un autre devenir seraient-ils encore de l’homme ?

Cette condition de l’homme est de la plus grande importance pour l’éternel retour. Elle semble le compromettre ou le contaminer si gravement qu’il devient lui-même objet d’angoisse, de répulsion ou de dégoût. Même si les forces réactives reviennent, elles redeviendront réactives, éternellement réactives. L’éternel retour des forces réactives, bien plus : le retour du devenir-réactif des forces. Zarathoustra ne présente pas seulement la pensée de l’éternel retour comme mystérieuse et secrète, mais comme écoeurante, difficile à supporter. Au premier exposé de l’éternel retour succède une étrange cision : celle d’un berger qui se tord, râlant et convulsé, le visage décomposé, un lourd serpand noir pendant hors de sa bouche. Plus tard, Zarathoustra lui-même explique la vision : Le grand dégoût de l’homme, c’est là ce qui m’a étouffé et qui m’était entré dans le gosier… Il reviendra éternellement, l’homme dont tu es fatigué, l’homme petit… Hélas ! l’homme reviendra éternellement… Et l’éternel retour, même du plus petit : c’était la cause de ma lassitude de toute l’existence ! Hélas ! Dégoût, dégoût, dégoût ! » L’éternel retour de l’homme petit, mesquin, réactif ne fait pas seulement de la pensée de l’ternel retour quelque chose d’insupportable ; il fait de l’éternel retour lui-même quelque chose d’impossible, il met la contradictyion dans l’éternel retour. Le serpent est un animal de l’éternel retour ; mais le serpent se déroule, devient un « lourd serpent noir » et pend hors de la bouche qui s’apprêtait à parler, dans la mesure où l’éternel retour est celui des forces réactives. Car comment l’éternel retour, être du devenir, pourrait-il s’affirmer d’un devenir nihiliste ? Pour affirmer l’éternel retour, il faut couper et cracher la tête du serpent. Alors le berger ,n’est plus ni homme ni berger : « il était transformé, auréolé, il riait ! Jamais encore homme n’avait ri sur cette terre comme il rit » Un autre devenir, une autre sensibilité : le surhomme.

Un autre devenir que celui que nous connaissons : un devenir-actif des forces, un devenir-actif des forces réactives. L'évaluation d'un tel devenir soulève plusieurs questions, et doit nous servir une dernière fois à faire l'épreuve de la cohérence systématique des concepts nietzschéens dans la théorie de la force.

Intervient une première hypothèse. Nietzsche appelle force active celle qui va jusqu'au bout de ses conséquences ; une force active, séparé de ce qu'elle peut par la force réactive, devient donc réactive à son tour ; mais cette force réactive elle-même, est-ce qu'elle ne va pas jusqu'au bout de ce qu'elle peut, à sa manière ? Si la force active devient réactive, étant séparée, la force réactive inversement ne devient-elle pas active, elle qui sépare ? N'est-ce pas sa manière à elle d'être active ? Concrètement : n'y a-t-il pas une bassesse, une vilenie, une bêtise, etc., qui deviennent actives, à force d'aller jusqu'au bout de ce qu'elles peuvent ? "Rigoureuse et grandiose bêtise..." écrira Nietzsche (PBM §188). Cette hypothèse rappelle l'objection socratique, mais s'en distingue en fait. On ne dit plus, comme Socrate, que les forces inférieures ne triomphent qu'en formant une force plus grande ; on dit que les forces réactives ne triomphent qu'en allant au bout de leurs conséquences, donc en formant une force active.

Il est certain qu'une force réactive peut être considérée de points de vue différents. La maladie, par exemple, me sépare de ce que je peux : force réactive, elle me rend réactif, elle rétrécit mes possibilités et me condamne à un milieu amoindri auquel je ne peux plus que m'adapter. Mais, d'une autre manière, elle me révèle une nouvelle puissance, elle me dote d'une nouvelle volonté que je peux faire mienne, allant jusqu'au bout d'un étrange pouvoir. (Ce pouvoir extrême met en jeu beaucoup de choses, entre autres celle-ci : "Observer des concepts plus sains, des valeurs plus saines en se plaçant à un point de vue de malade... (EH I, §1). (On reconnait une ambivalence chère à Nietzsche : toutes les forces dont il dénonce le caractère réactif, il avoue qu'elles sont sublimes par le point de vue qu'elles nous ouvrent et par l'inquiétante volonté de puissance dont elles témoignent. Elles nous séparent de notre pouvoir, mais nous donnent en même temps un autre pouvoir, combien "dangereux", combien "intéressant". Elles nous apportent de nouvelles affections, elles nous apprennent de nouvelles manières d'être affecté. Il y a quelque chose d'admirable dans le devenir réactif des forces, admirable et dangereux. Non seulement l'homme malade, mais même l'homme religieux présentent ce double aspect : d'une part, homme réactif ; d'autre part, homme d'une nouvelle puissance :

"C'est sur le terrain même de cette forme d'existence, essentiellement dangereuse, l'existence sacerdotale, que l'homme a commencé à devenir un animal intéressant ; c'est ici que, dans un sens sublime, l'âme humaine a acquis la profondeur et la méchanceté... (GM I §6)
Il faut qu'il soit malade lui-même, il faut qu'il soit intimement affilié aux malades, aux déshérités pour pouvoir les entendre, pour pouvoir s'entendre avec eux ; mais il faut aussi qu'il soit fort, plus maître de lui-même que des autres, inébranlable surtout dans sa volonté de puissance, afin de posséder la confiance des malades et d'en être craint... (GM III §15)

Chaque fois que Nietzsche parlera de Socrate, du Christ, du judaïsme et du christianisme, d'une forme de décadence ou de dégénérescence, il découvrira cette même ambivalence des choses, des êtres et des forces. Toutefois : est-ce exactement la même force, celle qui me sépare de ce que je peux et celle qui me dote d'un nouveau pouvoir ? Est-ce la même maladie, est-ce le même malade, celui qui est esclave de sa maladie et celui qui s'en sert comme d'un moyen d'explorer, de dominer, d'être puissant ? Est-ce la même religion, celle des fidèles qui sont comme des agneaux bêlants et celle de certains prêtres qui sont comme de nouveaux "oiseaux de proies" ?

En fait, les forces réactives ne sont pas les mêmes et changent de nuance suivant qu'elles développent plus ou moins leur degré d'affinité avec la volonté de néant.
- Une force réactive qui, à la fois, obéit et résiste.
- Une force réactive qui sépare la force active de ce qu'elle peut.
- Une force réactive qui contamine la force active, qui l'entraîne jusqu'au bout du devenir-réactif, dans la volonté de néant.
- Une force réactive qui fut d'abord active, mais qui devint réactive, séparée de son pouvoir, puis entrainée dans l'abîme et se retournant contre soi.

Voilà des nuances différentes, des affections différentes, des types différents, que le généalogiste doit interpréter et que personne d'autre ne sait interpréter. "Ai-je besoin de dire que j'ai l'expérience de toutes les questions qui touchent à la décadence ? Je l'ai épelée dans tous les sens, en avant et en arrière. Cet art du filigrane, ce sens du toucher et de la compréhension, cet instinct de la nuance, cette psychologie du détour, tout ce qui me caractérise... (EH I §1)

Problème de l'interprétation : interpréter dans chaque cas l'état des forces réactives, c'est-à-dire le degré de développement qu'elles ont atteint dans le rapport avec la négation, avec la volonté de néant.

Le même problème d'interprétation se poserait du côté des forces actives. Dans chaque cas, interpréter leur nuance ou leur état, c'est-à-dire le degré de développement du rapport entre l'action et l'affirmation. Il y a des forces réactives qui deviennent grandioses et fascinantes, à force de suivre la volonté de néant ; mais il y a des forces actives qui tombent, parce qu'elles ne savent pas suivre les puissances d'affirmation (nous verrons que c'est le problème de ce que Nietzsche appelle "la culture" ou "l'homme supérieur").

Enfin, l'évaluation présente des ambivalences encore plus profondes que celles de l'interprétation. Juger l'affirmation elle-même du point de vue de l'affirmation ; juger la volonté affirmative du point de vue de la volonté qui affirme : tel est l'art du généalogiste, et le généalogiste est médecin.

"Observer des concepts plus sains, des valeurs plus saines en se plaçant à un point de vue de malade, et inversement, conscient de la plénitude et du sentiment de soi que possèdent la vie surabondante, plonger les regards dans le travail secret de l'instinct de décadence... "

Mais, quelle que soit l'ambivalence du sens et des valeurs, nous ne pouvons pas conclure qu'une force réactive devienne active en allant jusqu'au bout de ce qu'elle peut. Car, "aller jusqu'au bout", "aller jusqu'aux conséquences dernières" a deux sens, suivant qu'on affirme ou qu'on nie ce qui diffère.

Quand une force réactive développe ses conséquences dernières, c'est en rapport avec la négation, avec la volonté de néant qui lui sert de moteur. Le devenir-actif, au contraire, suppose l'affinité de l'action avec l'affirmation ; pour devenir active, il ne suffit pas qu'une force aille jusqu'au bout de ce qu'elle peut, il faut qu'elle fasse de ce qu'elle peut un objet d'affirmation. Le devenir-actif est affirmateur et affirmatif, comme le devenir-réactif, négateur et nihiliste.

Ni senti ni connu, un devenir-actif ne peut être pensé que comme le produit d'une sélection. Double sélection simultanée : de l'activité de la force, et de l'affirmation dans la volonté. Mais qui peut opérer la sélection ? Qui sert de principe sélectif ? Nietzsche répond : l'éternel retour.

Tout à l'heure objet de dégoût, l'éternel retour surmonte le dégoût et fait de Zarathoustra un "convalescent" "un consolé". Mais en quel sens l'éternel retour est-il sélectif ? D'abord parce que, à titre de pensée, il donne une règle pratique à la volonté. L'éternel retour donne à la volonté une règle aussi rigoureuse que la règle kantienne. Nous avions remarqué que l'éternel retour, comme doctrine physique, était la nouvelle formulation de la synthèse spéculative. Comme la pensée éthique, l'éternel retour est la nouvelle formulation de la synthèse spéculative. Comme pensée éthique, l'éternel retour est la nouvelle formulation de la synthèse pratique : Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l'éternel retour. "Si, dans tout ce que tu veux faire, tu commences par te demander : est-il sûr que je veuille le faire un nombre infini de fois, ce sera pour toi le centre de gravité le plus solide." Une chose au monde écœure Nietzsche : les petites compensations, les petits plaisirs, les petites joies, tout ce qu'on s'accorde une fois, rien qu'une fois. Tout ce qu'on ne peut refaire le lendemain qu'à condition de s'être dit la veille : demain je ne le ferai plus ; tout le cérémonial de l'obsédé. Et aussi nous sommes comme ces vieilles dames qui se permettent un excès rien qu'une fois, nous agissons comme elles et nous pensons comme elles.

Hélas ! que ne vous décidez-vous pour la paresse comme pour l'action ! hélas, que ne comprenez-vous ma parole : faites toujours ce que vous voudrez, mais soyez d'abord de ceux qui peuvent vouloir. ( Zarathoustra - De la vertu qui amenuise)

Ce qu'il y a de pire, ce sont les pensées mesquines. En vérité, mieux vaut mal faire que de penser petitement. Vous dites, il est vrai : la joie des petites méchancetés nous épargne maint grand méfait. Mais dans ce domaine, on ne devrait pas vouloir économiser. (Zarathoustra - Des miséricordieux)

Une paresse qui voudrait son éternel retour, une bêtise, une bassesse, une lâcheté, une méchanceté qui voudraient leur éternel retour : ce ne serait plus la même paresse, ce ne serait plus la même bêtise... Voyons mieux comment l'éternel retour opère ici la sélection. C'est la pensée de l'éternel retour qui sélectionne. Elle fat du vouloir quelque chose d'entier. La pensé de l'éternel retour élimine du vouloir tout ce qui tombe hors de l'éternel retour, elle fait du vouloir une création, elle effectue l'équation vouloir = créer.

Il est clair qu'une telle sélection reste inférieure aux ambitions de Zarathoustra. Elle se contente d'éliminer certains états réactifs, certains états de forces réactives parmi les moins développés. Mais les forces réactives qui vont jusqu'au bout de ce qu'elles peuvent à leur manière, et qui trouvent dans la volonté nihiliste un moteur puissant, celles-là résistent à la première sélection. Loin de tomber hors de l'éternel retour, elles entrent dans l'éternel retour et semblent revenir avec lui.

Aussi faut-il s'attendre à une seconde sélection, très différente de la première. Mais cette seconde sélection met en cause les parties les plus obscures de la philosophie de Nietzsche, et forme un élément presque initiatique dans la doctrine de l'éternel retour. Nous devons donc seulement recenser les thèmes nietzschéens, quitte à souhaiter plus tard une explication conceptuelle détaillée :

1) Pourquoi l'éternel retour est-il dit "la forme outrancière du nihilisme, le nihilisme de son côté, séparé ou abstrait de l'éternel retour, est toujours en lui-même un "nihilisme incomplet" : si loin qu'il aille, si puissant qu'il soit. Seul l'éternel retour fait de la volonté nihiliste une volonté complète et entière.

2) C'est que la volonté de néant, telle que nous l'avons étudiée jusqu'à maintenant, nous est toujours apparue dans son alliance avec les forces réactives. C'était là son essence : elle niait la force active, elle amenait la force active à se nier, à se retourner contre soi. Mais en même temps, elle fondait ainsi la conservation, le triomphe et la contagion des forces réactives. La volonté de néant, c'était le devenir-réactif universel , le devenir-réactif des forces. Voilà donc en quel sens le nihilisme est toujours incomplet par lui-même : même l'idéal ascétique est le contraire de ce qu'on croit, "c'est un expédient de l'art de conserver la vie" ; le nihilisme est le principe de conservation d'une vie faible, diminuée, réactive ; la dépréciation de la vie, la négation de la vie forment le principe à l'ombre duquel la vie réactive se conserve, survit, triomphe et devient contagieuse. (GM III §13)

3) Que se passe-t-il quand la volonté de néant est rapportée à l'éternel retour ? C'est là seulement qu'elle brise son alliance avec les forces réactives. C'est seulement l'éternel retour qui fait du nihilisme un nihilisme complet, parce qu'il fait de la négation une négation des forces réactives elles-mêmes. Le nihilisme, par et dans l'éternel retour, ne s'exprime plus comme la conservation et la victoire des faibles, mais comme la destruction des faibles, leur autodestruction.

Cette disparition se présente sous l'aspect d'une destruction, d'une sélection instinctive de la force destructive... La volonté de détruire, expression d'un instinct plus profond encore, de la volonté de se détruire : la volonté du néant. (VP III §8)

C'est pourquoi Zarathoustra, dès le prologue, chante celui qui veut son propre déclin : car il veut périr, car il ne veut pas se conserver, car il franchira le pont sans hésiter. Le prologue de Zarathoustra contient comme le secret prématuré de l'éternel retour.

4) On ne confondra pas le retournement contre soi avec cette destruction de soi, cette autodestruction. Dans le retournement contre soi, processus de la réaction, la force active de vient réactive. Dans l'autodestruction, les forces réactives sont elles-mêmes niées et conduites au néant. C'est pourquoi l'autodestruction est dite une opération active, une destruction active. C'est elle, et elle seulement, qui exprime le devenir-actif des forces : les forces deviennent actives dans la mesure où les forces réactives se nient, se suppriment au nom du principe qui, naguère encore, assurait leur conservation et leur triomphe. La négation active, la destruction active, est l'état des esprits forts qui détruisent le réactif en eux, le soumettant à l'épreuve de l'éternel retour, et se soumettant eux-mêmes à cette épreuve, quitte à vouloir leur déclin : C'est l'état des esprits forts et des volontés fortes, il ne leur est pas possible de s'en tenir à un jugement négatif, la négation active tient à leur nature profonde. (VP III §102). Telle est la seule manière dont les forces réactives deviennent actives. En effet et bien plus : voilà que la négation, se faisant négation des forces réactives elles-mêmes, n'est pas seulement active, elle est comme transmuée. Elle exprime l'affirmation, elle exprime l'affirmation, elle exprime le devenir-actif comme puissance d'affirmer. Nietzsche alors parle de l'éternelle joie du devenir, cette joie qui porte encore en elle la joie de l'anéantissement ; l'affirmation de l'anéantissement et de la destruction, ce qu'il y a de décisif dans une philosophie dionysiaque... (EH III Origine de la tragédie §3).

5) La seconde sélection dans l'éternel retour consiste donc en ceci : l'éternel retour produit le devenir-actif. Il suffit de rapporter la volonté de néant à l'éternel retour pour s'apercevoir que les forces réactives ne reviennent pas. Si loin qu'elles aillent et si profond que soit le devenir-réactif des forces, les forces réactives ne reviendront pas. Par et dans l'éternel retour, la négation comme qualité de la volonté de puissance se transmue en affirmation, elle devient une affirmation de la négation elle-même, elle devient une puissance d'affirmer, une puissance affirmative. C'est cela que Nietzsche présente comme la guérison de Zarathoustra, et aussi comme le secret de Dionysos : Le nihilisme vaincu par lui-même grâce à l'éternel retour. (VP III). Or cette seconde sélection est très différente de la première : il ne s'agit plus, par la simple pensée de l'éternel retour, d'éliminer du vouloir ce qui tombe hors de cette pensée ; il s'agit, par l'éternel retour, de faire entrer dans l'être ce qui ne peut pas y entrer sans changer de nature. Il ne s'agit plus d'une pensée sélective, mais de l'être sélectif ; car l'éternel retour est l'être, et l'être est sélection. (Sélection = hiérarchie.)

Tout ceci doit être pris comme un simple recensement de textes. Ces textes ne seront élucidés qu'en fonction des points suivants : le rapport des deux qualités de la volonté de puissance, la négation et l'affirmation ; le rapport de la volonté de puissance elle-même avec l'éternel retour ; la possibilité d'une transmutation comme nouvelle manière de sentir, de penser et surtout comme nouvelle manière d'être (le surhomme).

Dans la terminologie de Niezsche, renversement des valeurs signifie l'actif au lieu du réactif (à proprement parler, c'est le renversement d'un renversement, puisque le réactif avait commencé par prendre la place de l'action) mais transmutation des valeurs ou transvaluation signifie l'affirmation au lieu de la négation, suprême métamorphose dionysiaque. Tous ces points non encore analysés forment le sommet de la doctrine de l'éternel retour.

A peine voyons-nous de loin où est ce somment. L'éternel retour est l'être du devenir. Mais le devenir est double : devenir-actif, et devenir-réactif, devenir-actif des forces réactives et devenir-réactif des actives. Or seul le devenir-actif a un être ; il serait contradictoire que l'être du devenir lui-même s'affirmât d'un devenir-réactif, c'est-à-dire d'un devenir lui-même nihiliste. L'éternel retour deviendrait contradictoire s'il était le retour des forces réactives. L'éternel retour nous apprend que le devenir-réactif n'a pas d'être.

Et même, c'est lui qui nous apprend que le devenir-réactif n'a pas d'être. Et même, c'est lui qui nous apprend l'existence d'un devenir actif. L'éternel retour a donc un double aspect : il est l'être universel du devenir, mais l'être universel du devenir se dit d'un seul devenir. Seul le devenir-actif a un être, qui est l'être du devenir tout entier. Revenir est le tout, mais le tout s'affirme d'un seul moment. Pour autant qu'on affirme l'éternel retour comme l'être universel du devenir, pour autant qu'on affirme en plus le devenir-actif comme le symptôme et le produit de l'éternel retour universel, l'affirmation change de nuance et devient de plus en plus profonde. L'éternel retour comme doctrine physique affirme l'être du devenir. Mais en tant qu'ontologie sélective, il affirme cet être du devenir comme s'affirmant du devenir-actif.

On voit que, au sein de la connivence qui unit Zaratahoustra et ses animaux, un malentendu s'élève, comme un problème que les animaux ne comprennent pas, ne connaissent pas, mais qui est le problème de dégoût et de la guérison de Zarathoustra lui-même : Ô espiègle que vous êtes, ô ressasseurs ! répondit Zarathoustra en souriant... vous en avez déjà fait une rengaine.
La rengaine, c'est le cycle et le tout, l'être universel. Mais la formule complète de l'affirmation est : le tout, oui; l'être universel, oui; mais l'être universel se dit d'un seul devenir, le tout se dit d'un seul moment.

Dans le mot nihilisme, nihil ne signifie pas le non-être, mais d'abord une valeur de néant. La vie prend une valeur de néant pour autant qu'on la nie, la déprécie. La dépréciation suppose toujours une fiction : c'est par fiction qu'on fausse et qu'on déprécie, c'est par fiction qu'on oppose quelque chose à la vie. La vie tout entière devient donc irréelle, elle est représentée comme apparence, elle prend dans son ensemble une valeurs de néant.
L'idée d'un autre monde, d'un monde supra-sensible avec toutes ses formes (Dieu, l'essence, le bien, le vrai), l'idée de valeurs supérieures à la vie n'est pas un exemple parmi d'autres, mais l'élément constitutif de toute fiction. Les valeurs supérieures à la vie ne se séparent pas de leur effet : la dépréciation de la vie, la négation de ce monde. Et si elles ne se séparent pas de cet effet, c'est parce qu'elles ont pour principe une volonté de nier, de déprécier.
Gardons-nous de croire que les valeurs supérieures forment un seuil où la volonté s'arrête, comme si, face au divin, nous étions délivrés de la contrainte de vouloir. Ce n'est pas la volonté qui se nie dans les valeurs supérieures, ce sont les valeurs supérieures qui se rapportent à une volonté de nier, d'anéantir la vie. Néant de volonté : ce concept de Schopenhauer est seulement un symptôme ; il signifie d'abord une volonté d'anéantissement, une volonté de néant.... Mais c'est du moins, et cela demeure toujours une volonté.
Nihil dans nihilisme signifie la négation comme qualité de la volonté de puissance. Dans son premier sens et dans son fondement, nihilisme signifie donc : valeurs de néants prises par la vie, fiction des valeurs supérieures qui lui donnent cette valeurs de néant, volonté de néant qui s'exprime dans ces valeurs supérieures.

Le nihilisme a un second sens, plus courant. Il ne signifie plus une volonté, mais une réaction. On réagit contre le monde suprasensible et contre les valeurs supérieures, on nie leur existence, on leur dénie toute validité. Non plus dévalorisation des valeurs supérieures elles-mêmes. Dévalorisation ne signifie plus valeurs de néant prise par la vie, mais néants des valeurs, des valeurs supérieures. La grande nouvelle se propage : il n'y a rien à voir derrière le rideau, les signes distinctifs que l'on a donnés de la véritable essence des choses sont les signes caractéristiques du non-être, du néant. (Crépuscule des idoles - La Raison dans la Philosophie §6)
Ainsi le nihiliste nie Dieu, le bien et même le vrai, toutes les formes du suprasensible. Rien n'est vrai, rien n'est bien, Dieu est mort. Néant de volonté n'est plus seulement un symptôme pour une volonté de néant, mais, à la limite, une négation de toute volonté, un taedium vitae. Il n'y a plus de volonté de l'homme ni de la terre. Partout de la neige, la vie est muette ici : les dernières corneilles dont on entend la voix croassent : A quoi bon ? En vain ! Nada ! Rien ne pousse et ne croît plus ici.
Ce second sens resterait familier, mais n'en serait pas moins incompréhensible si l'on ne voyait comment il découle du premier et suppose le premier.
Tout à l'heure, on dépréciait la vie du haut des valeurs supérieures, on la niait au nom de ces valeurs. Ici, au contraire, on reste seul avec la vie, mais cette vie est encore la vie dépréciée, qui se poursuit maintenant dans un monde sans valeurs, dénuée de sens et de but, roulant toujours plus loin vers son propre néant.
Tout à l'heure, on opposait l'essence à l'apparence, on faisait de la vie une apparence. Maintenant on nie l'essence, mais on garde l'apparence : tout n'est qu'apparence, cette vie qui nous reste est est restée pour elle-même apparence. Le premier sens du nihilisme trouvait son principe dans la volonté de nier comme volonté de puissance. Le second sens, pessimisme de la faiblesse, trouve son principe dans la vie réactive toute seule et toute nue, dans les forces réactives réduites à elles-mêmes. Le premier sens est un nihilisme négatif ; le second sens, un nihilisme réactif.

La complicité fondamentale entre la volonté de néant et les forces réactives consiste en ceci : c'est la volonté de néant qui fait triompher les forces réactives. Quand, sous la volonté de néant, la vie universelle devient irréelle, la vie comme vie particulière devient réactive. C'est en même temps que la vie devient irréelle dans son ensemble et réactive en particulier. Dans son entreprise de nier la vie, pour une part la volonté de néant tolère la vie réactive, pour une autre part elle en a besoin. Elle la tolère comme état de la vie voisin de zéro, elle en a besoin comme du moyen par lequel la vie est amenée à se nier, à se contredire.

C'est ainsi que, dans leur victoire, les forces réactives ont un témoin, pire un meneur. Or il arrive que les forces réactives, triomphantes, supportent de moins en moins ce meneur et ce témoin. Elles veulent triompher seules, elles ne veulent plus devoir leur triomphe à personne. Peut-être redoutent-elles le but obscur que la volonté de puissance atteint pour son compte à travers leur propre victoire, peut-être craignent-elles que cette volonté de puissance ne se retourne contre elles et ne les détruisent à leur tour. La vie réactive brise son alliance avec la volonté négative, elle veut régner toute seule. Voilà que les forces réactives projettent leur image, mais cette fois pour prendre la place de la volonté qui les menait.

Jusqu'où iront-elles dans cette voie ? Plutôt pas de volonté du tout que cette volonté trop puissante, trop vivante encore. Plutôt nos troupeaux stagnants que le berger qui nous mène encore trop loin? Plutôt nos seules forces qu'une volonté dont nous n'avons plus besoin. Jusqu'où les forces réactives iront-elles ? Plutôt s'éteindre passivement ! Le nihilisme réactif prolonge d'une certaine façon le nihilisme négatif : triomphantes, les forces réactives prennent las place de cette puissance de nier qui les menait au triomphe. Mais le nihilisme passif est l'extrême aboutissement du nihilisme réactif : s'éteindre passivement plutôt qu'être mené du dehors.

Cette histoire se raconte aussi d'une autre manière. Dieu est mort, mais de quoi est-il mort ? Il est mort de pitié, dit Nietzsche.
Tantôt cette mort est présentée comme accidentelle : vieux et fatigué, las de vouloir, "Dieu finit par étouffer un jour de sa trop grande pitié".
Tantôt cette mort est l'effet d'un acte criminel : Sa pitié ne connaissait pas de pudeur ; il s'insinuait dans mes replis les plus immondes. Il fallait que mourût ce curieux d'entre tous les curieux, cet indiscret, ce miséricordieux. Il m'a sans cesse vu, moi ; je voulus me venger d'un tel témoin, ou cesser de vivre moi-même. Le Dieu qui voyait tout, même l'homme : ce Dieu devait mourir ! l'homme ne supporte pas qu'un tel témoin vive." (Zarathoustra IV le plus laid des hommes)

Qu'est-ce que la pitié ? Elle est cette tolérance pour les états de la vie voisin de zéro. La pitié est amour de la vie, mais de la vie faible, malade, réactive. Militante, elle annonce la victoire finale des pauvres, des souffrants, des impuissants, des petits. Divine, elle leur donne cette victoire. Celui qui hait tout ce qui est actif dans la vie, celui qui se sert de la pitié pour nier et déprécier la vie, pour l'opposer à elle-même.

La pitié, dans le symbolisme de Nietzsche, désigne toujours ce complexe de la volonté de néant et des forces réactives, cette affinité de l'une avec les autres, cette tolérance de l'une pour les autres. La pitié, dans le symbolisme de Nietzsche, désigne toujours ce complexe de la volonté de néant et des forces réactives, cette affinité de l'une avec les autres, cette tolérance de l'une pour les autres.

La pitié, c'est la pratique du nihilisme... La pitié persuade du néant ! On ne dit pas le néant, on met à la place l'au delà, ou bien Dieu, ou la vie véritable ; ou bien le nirvana, le salut, la béatitude. Cette innocente rhétorique, qui rentre dans le domaine de l'idiosyncrasie religieuse et morale, paraitra beaucoup moins innocente dès que l'on comprendra quelle est la tendance qui se drape ici dans un manteau de paroles sublimes : l'inimitié de la vie. ( l'AntéChrist §7 )

Pitié pour la vie réactive au nom des valeurs supérieures, pitié de Dieu pour l'homme réactif : on devine la volonté qui se cache dans cette manière d'aimer la vie, dans ce Dieu de miséricorde, dans ces valeurs supérieures.

Dieu s'étouffe de pitié : tout se passe comme si la vie réactive lui rentrait dans la gorge. L'homme réactif met Dieu à mort parce qu'il ne supporte plus sa pitié. L'homme réactif ne supporte plus de témoins, il veut être seul avec son triomphe, et avec ses seules forces. Il se met à la place de Dieu : il ne connait plus de valeurs supérieures à la vie, mais seulement une vie réactive qui se contente de soi, qui prétend sécréter ses propres valeurs. Les armes que Dieu lui donna, le ressentiment, même la mauvaise conscience, toutes les figures de son triomphe, il les tourne contre Dieu, il les oppose à Dieu.

Le ressentiment devient athée, mais cet athéisme est encore ressentiment, toujours ressentiment, toujours mauvaise conscience. Le meurtrier de Dieu est l'homme réactif, le plus hideux des hommes, gargouillant de fiel et plein de honte cachée. Il réagit contre la pitié de Dieu : Il y a aussi un bon goût dans le domaine de la pitié ; ce bon gout a fini par dire : enlevez-nous ce Dieu. Plutôt pas de Dieu du tout, plutôt décider du destin à sa tête, plutôt être ouf, plutôt être soi-même Dieu. (Zarathoustra, Hors service)

Jusqu'où ira-t-il dans cette voie ? Jusqu'au grand dégout. Plutôt pas de valeurs du tout que les valeurs supérieures, plutôt pas de volonté du tout, plutôt un néant de volonté qu'une volonté de néant. Plutôt s'éteindre passivement. C'est le devin, "devin de la grande lassitude" qui annonce les conséquence de la mort de Dieu : la vie réactive seule avec elle-même, n'ayant même plus la volonté de disparaître, rêvant d'une extinction passive.

Tout est vide, tout est égal, tout est révolu !… Toutes les sources sont taries pour nous et la mer s’est retirée. Tout sol se dérobe, mais l’abîme ne veut pas nous engloutir. Hélas ! Où y a-t-il encore une mer où l’on puisse se noyer ?… En vérité, nous sommes déjà trop fatigués pour mourir. Le dernier des hommes, voilà le descendant du meurtrier de Dieu : plutôt pas de volonté du tout, plutôt un seul troupeau. On ne devient plus ni pauvre ni riche, c’est trop pénible. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait encore obéir ? C’est trop pénible. Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux… (Zarathoustra prologue)

Ainsi racontée, l’histoire nous mène encore à la même conclusion : le nihilisme négatif est remplacé par le nihilisme réactif, le nihilisme réactif aboutit au nihilisme passif. De Dieu au meurtrier de Dieu, du meurtrier de Die au dernier des hommes. Mais cet aboutissement est le savoir du devin. Avant d’en arriver là, combien d’avatars, combien de variations sur le thème nihiliste. Longtemps la vie réactive prend la place de Dieu : l’adaptation, l’évolution, le progrès, le bonheur pour tous, le bien de la communauté ; l’Homme-Dieu, l’homme moral, l’homme véridique, l’homme social. Telles sont les valeurs nouvelles qu’on nous propose à la place des valeurs supérieures, tels sont les personnages nouveaux qu’on nous propose à la place de Dieu. Les derniers des hommes disent encore : Nous avons inventé le bonheur » Pourquoi l’homme aurait-il tué Dieu, sinon pour en prendre la place toute chaude ?

Heidegger remarque, commentant Nietzsche : « Si Dieu a quitté sa place dans le monde suprasensible, cette place, quoique vide, demeure. La région vacante du monde suprasensible et du monde idéal peut être maintenue. La place vide appelle même en quelque sorte à être occupée de nouveau, et à remplacer le Dieu disparu par autre chose.

Bien plus : c’est toujours la même vie, cette vie qui bénéficiait en premier lieu de la dépréciation de l’ensemble de la vie, cette vie qui triomphait dans les temples de Dieu, à l’ombre des valeurs supérieures ; puis, en second lieu, cette vie qui se met à la place de Dieu, qui se retourne contre le principe de son propre triomphe et ne reconnaît plus d’autres valeurs que les siennes ; enfin cette vie exténuée qui préférera ne pas vouloir s’éteindre passivement plutôt qu’être animée d’une volonté qui la dépasse. C’est encore et toujours la même vie : vie dépréciée, réduite à sa forme réactive. Les valeurs peuvent changer, se renouveler ou même disparaitre.

Ce qui ne change pas et ne disparaît pas, c’est la perspective nihiliste qui préside à cette histoire, du début à la fin, et dont dérivent toutes ces valeurs, aussi bien que le nihilisme n’est pas un évènement dans l’histoire, mais le moteur de l’histoire de l’homme comme histoire universelle. Nihilisme négatif, réactif et passif ; c’est pour Nietzsche une seule et même histoire jalonnée par le judaïsme, le christianisme, le bouddhisme, la réforme, la libre pensée, l’idéologie démocratique et socialiste, etc. Jusqu’au dernier des hommes.

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Juliiechoue---
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15 juin 2019 à 21:01:47
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