Il est 20 heures, nous sommes hier soir et je vais faire des courses près de la gare.
Je passe devant deux jeunes assis sur des tapis, qui me demandent de la monnaie.
J'ai rien sur moi, comme un bon cuck du tertiaire qui paye tout en sans contact; comme à chaque fois je me sens mal.
L'un des deux me demande si je suis de Bordeaux et si je connais des associations d'aide aux SDF.
Je réponds que oui je suis d'ici, et qu'il y a une soupe populaire au marché des Capucins plusieurs soirs par semaine. Je les emmène et durant le trajet on parle de nos vies.
Ils ont 18 et 19 ans, ils se sont fait virer de chez leurs parents prolo campagnards. Ils jouent tous les deux de la guitare comme moi.
Moi j'ai 29 ans, je suis comptable dans un bureau d'études et je déteste ma vie.
On arrive devant l'endroit de la soupe populaire, qui malheureusement n'a pas lieu ce soir. Juste à ce moment un orage se déclenche sans prévenir.
Des trombes d'eau s'abattent sur nous, suivies par le déclenchement des éclairs qui par intermittence illuminent la rue comme en plein jour.
On reste abrités sous le marché des Capus. Ils me taxent une autre clope et on reste là à bavarder en attendant que la pluie cesse.
Je les regarde avec leurs sac à dos et leurs duvets sales, et je me vois en eux comme en miroir.
Je pense à la situation où j'étais à leur âge. Petit Erasmus au Chili, petite copine et petits parents aimants, cadres dans le public qui m'ont permis de faire cinq années d'études sans m'inquiéter de l'avenir.
Eux sont dans une galère noire, en rupture avec leurs familles de cassos, perdus dans une ville inconnue, au début de l'hiver, dans un contexte d'inflation inédite et de pénuries énergétiques.
On en est à notre troisième cigarette et la tempête s'intensifie. J'habite à 300 mètres d'ici.
Je m'entends leur dire
Vous savez quoi les gars, venez à l'appart, je vous héberge pour ce soir.
Ils sont choqués et n'osent pas accepter dans un premier temps:
Arrête toi mon reuf, t'as déjà payé les clopes et tu nous a bien rencardé ! On va pas abuser non plus !
Mais leurs hésitations ne sont que formelles et bientôt nous courront jusqu'à chez moi, un manteau plaqué sur la tête pour se protéger du déluge. Nous montons au troisième étage par les escaliers et nous arrivons dans mon 35 mètres carrés. Je leur fait le tour du propriétaire et ils admirent ma collection de vinyles vintage:
Led Zeppelin, Queen, Dire Straits, Police, Joe Jackson, Pink Floyd, etc.
Je pose un disque de Jimmy Cliff sur la platine: "I can see clearly now the rain is gone"
Ces mots retentissent alors que dehors l'orage offre enfin une accalmie.
Ils posent leurs sacs et mettent leurs téléphones à charger. Il me reste 4 bières au frigo. On en prend une chacun et on se garde la dernière pour plus tard. Nous continuont à discuter tout en buvant et en fumant. Je sors un bol de cacahuètes sans sel.
Kilian, le plus âgé, a roulé un joint. Je ne tire pas dessus mais sa weed sent sacrément bon. Le disque se termine. Ils veulent me faire écouter du rap et profiter du son sur la chaine hifi à lampes.
J'ouvre Spotify et je fais défiler Ninho, Jul ... c'est pas trop ma génération mais j'apprécie les prod.
A moi de faire défiler le dernier album de Médine que j'ai saigné ces deux derniers mois.
Médine France, pas Made In Taiwan
J'suis pas Made In France quand j'vois les étudiants devant le CROUS
Faire la queue pour obtenir la moitié d'un casse croûte
Encore un texte qu'on vilipende ça faisait longtemps
Normal que j'prenne les premiers coups si j'suis toujours en avance sur mon temps
Les paroles sont de circonstances et on s'enjaille sur la musique. Je leur propose de prendre une douche chaude, et ils y vont à tour de rôle pendant que je prépare le repas.
Pommes dauphines à la graisse de canard et confit. J'étais censé les préparer dimanche prochain pour un repas avec mes beaux parents. Tant pis, j'en rachèterai.
Ils sortent de la douche ragaillardis et heureux. Je mets un disque plus tranquille pour le repas: Songs In The Key of Life de Stevie Wonder, et je débouche un vin espagnol que je gardais pour les grandes occasions, un Crianza de la Rioja de 2015.
Nous dégustons le repas avec extase. La discussion prend un tour plus politique. Ils ont une conscience aigue de tous les enjeux de l'époque: la crise climatique, la désindustrialisation, la mondialisation, l'impérialisme, le chômage structurel...
Paul ressort une take de Médine:
Politiquement je suis Médiniste de gauche
Entre Ademo, N.O.S. et Pierre Desproges
On part dans un énorme fou rire.
Le repas se termine et Kilian se propose de faire la vaisselle. Je prépare le dessert: yaourt blanc au miel, avec comme digestif un rhum ambré de Martinique de 10 ans d'âge.
Echaudé par les bières, le vin rouge, le rhum et, pour eux, la beuh, on décide de prendre les guitares.
J'ai un rack avec 7 grattes dans ma chambre, dont 3 électriques et une basse. Je ramène mes 2 folk et ma cordes nylon, et on se met à jammer. Techniquement je suis très au dessus d'eux mais ils ont une bonne musicalité, surtout Kilian. Je leur joue quelques unes de mes compos cuck de rock indie en anglais, et ils ont l'air d'apprécier.
Kilian se met à chanter un texte en français qu'il improvise, où il parle de sa vie. Je suis estomaqué par la sincérité et la puissance de sa composition. Je lui apporte un conseil d'arrangement en lui montrant comment remplacer un accord mineur bateau par un accord diminué pour faire sa transition vers le refrain.
Je sors discrètement mon enregistreur Zoom H1 que j'ai chopé pour 35 euros la semaine dernière, et j'enregistre le reste de la jam session.
Finalement, il est 2h45 du matin et je me sens fatigué. Je leur montre comment déplier les deux
canapés-lits de la cuisine, et je leur donne un duvet et des plaid propres.
Je tire une unique taffe sur le joint de Kilian et je leur annonce que je pars travailler à 8h30 le matin.
Je leur mens également en disant que ma copine rentre à 10 h du matin de Paris et qu'elle serait mal à l'aise de les voir ici, alors qu'elle ne rentre que vendredi. Ils sourient d'un air entendu.
T'inquiète frérot, on va pas squatter là plus longtemps, tu nous a déjà tar refaits.
Ils n'ont pas l'air fatigués alors je leur donne mon Ipad à la vitre cassée, branché sur mon site de streaming illégal. Je leur conseille de s'endormir devant Mindhunter, ce qu'ils ne tardent pas à faire.
Dans ma chambre, je me jette dans mon lit double et tombe dans un sommeil cotonneux.
Il est 7h30, je suis levé et je vais prendre ma douche sans faire de bruit. A 8h, je prépare pour moi et mes deux comparses du café, une banane et des biscuits. Ils se réveillent en se frottant les yeux et regardent autour d'eux d'un air hébété.
Wesh on a vraiment passé cette soirée ou c'était un délire ?
Le matin signifie pour eux une nouvelle journée dans la street à affronter, et l'angoisse de la précarité les rattrape après la parenthèse de la veille.
Ils me demandent si j'ai pas un plan taff.
Je leur parle d'une agence d'intérim dans le bâtiment dont je connais la secrétaire, et je prends en photo leurs cartes d'identité pour les inscrire dans la journée.
On descend les escaliers et on se retrouve dans la rue avec un soleil radieux. On échange nos numéros et on se donne le check et l'accolade.
Frérot, tu nous a récupéré sous l'orage et tu nous libère au soleil !
Dans ma tête, cette mélodie résonne.
I can see clearly now the rain is gone
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