Il est 18 heures quand la sonette retentit dans le petit pavillon de la banlieue de Vierzon, ce qui déclenche immédiatement une volée d'aboiements de cucky, le labrador. Muriel et Bernard sont arrivés. Loin de manifester la joie exubérante qu'ils expriment en apercevant leur fille, ils gratifient Julien d'un "Bonsoir Julien" faussement chaleureux.
Timéo, quand à lui, lève péniblement les yeux de son Ipad, absorbé comme à l'accoutumée par les hurlements d'un youtubeur quelconque qui s'extasiant en jouant à un jeu quelconque. Ses grands parents ne semblent pas s'en formaliser et lui arrachent difficilement une brève embrassade.
Après un rapide apéritif, les convives passent à table. Au menu : foie gras Bordeaux-Chesnel, suivi d'un chapon acheté spécialement pour l'occasion au rayon "Boucherie" de Leclerc. Mais, surtout, d'un champagne grand cru que Julien a acheté chez un caviste. "C'est soir de fête", s'était-il dit en insérant sa carte bleue dans le terminal de paiement. Peut-être, aussi, pourrait-il impressionner ses beaux parents et éviter les remarques sur sa situation professionnelle.
Pourtant, il ne faut pas longtemps avant que le sujet soit mis sur le tapis. "Et vous, Julien, vous envisagez une promotion dans un avenir proche?" "On ne m'a rien proposé" répond-il d'une voix étranglée, sentant les regards converger sur lui. "Pourtant, vous êtes à l'age où la plupart des employés accèdent à un poste à responsabilité non?" Renchérit Bernard, ce à quoi il acquiesce d'une voix évasive. "Je ne veux pas vous presser, mais bon, il ne faudrait pas que ma fille meure de faim non?" Il est immédiatement secondé par un gognement approbatif de Magali, qui entame sa 6 ème tartine de foie gras.
Pour Bernard et Muriel, il le sait, Magalie mérite mieux. Elle aussi pense mériter mieux. Il la voit bien, le dimanche soir, lorgner d'un oeil brillant les reportages de 66 minutes sur Dubai et sa grande piste de ski en intérieur. Ce passage est d'ailleurs invariablement suivi d'un "c'est quand qu'on y va lo?" Pourtant Julien, skieur d'un bon niveau dans sa jeunesse, lui a souvent proposé de les emmener skier, elle et Timéo, dans les montagnes voisines du Jura. Mais, pour Magali, il y fait trop froid. "Tu sais bien que j'aime que la chaleur lo". Magali rêve de passer des vacances aux Bahamas.
Julien jette un regard discret au verre de Magali. Comme chaque année depuis longtemps, l'épilogue du réveillon sera affaire de dosage. Si elle ne boit pas assez, il le sait, il se conclura par un bref "bonne nuit", suivi d'une salve de ronflements. Si elle boit trop, il n'y aura surement que les ronflements. Mais l'absorbsion d'une dose intermédiaire d'alcool pourra peut-être déclencher chez elle une humeur grivoise. Une branlette, voire peut-être un rapide missionnaire. Bien sûr, tout cela restait très théorique, la chose ne s'étant encore jamais produite.
Après un long repas ponctué de blagues "pas très Charlie" de Bernard, "parce qu'après tout, on peut rire de tout mais pas avec tout le monde" et des gémissements d'un Timéo impatient de prendre congé pour se replonger dans la contemplation de son IPad, les convives se lèvent de table pour s'adonner au traditionnel déballage des cadeaux.
Comme chaque année, Julien feint la surprise en déballant son habituel jeu de cravates Célio, offert par ses beaux parents. Il est cependant plus étonné de découvrir le bonnet acheté par Magali. "Comme ça, on verra moins ta calvitie bébou". C'est vrai que, ces derniers temps, ses golfes se sont passablement dégarnis.
Timéo, lui, examinait avidement la jaquette du jeu vidéo "Call Of Duty-Warzone" offert par ses grands parents, après avoir jeté un regard désintéressé au vélo flambant neuf que Julien avait choisi pour lui. L'estomac de Julien se contracte légèrement; cette année, il a pourtant mis les moyens, et il pensait réellement faire plaisir à sa famille. Ses dernières illusions sont balayées par le regard mi déçu mi-résigné de Magali lorsqu'elle découvre la maigre bague du "Manège à bijoux". Tant pis, pense-t-il tristement, je ferai mieux l'an prochain.
Remarquant ses glapissements à la découverte du cadeau de ses parents, un "Monsieur Cuisine" de la marque Lidl (qui finirait surement par prendre la poussière dans un placard, Magali étant farouchement fachée avec les taches ménagères, qui "avilissent la femme lo"), Julien s'éclipse discrètement et prend la direction du garage. En allumant sa Marlboro, adossé au scénic familial, il se prend à constater, non sans une pointe d'amertume, que si ils ne couchent pas ensemble ce soir, ils n'auront certainement plus rien à partager jusqu'à l'année prochaine. En tout cas, elle ne partagera plus rien avec lui. Même si elle se pense discrète, il la voit bien, le soir, devant son feuilleton, esquisser de petits sourires en pianotant sur son téléphone. C'est décidé, il fera mieux l'an prochain. Avec son mégot encore incandescent, il rallume une Marlboro.
En sortant du garage, Julien se rend compte avec satisfaction que personne ne semble avoir remarqué son absence. Timéo est au lit, et ses beaux parents sont partis. Il se sert joyeusement un verre de get 27, qu'il boit d'un trait. "Ce soir c'est la fête" se dit-il. Le petit pavillon de la banlieue de Vierzon a retrouvé son calme ; le silence n'est interrompu que par les ronflements sonores de Magali.
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