Je ferai tout pour ne pas avoir fait cette rencontre
Le midi suivant, alors que je m'accordais une pause dans les révisions de droit européen de l'environnement, j'étais tombé par hasard sur un vieux message de cette étudiante que je n'avais jamais lu. Il datait du soir de notre rendez-vous, peu de temps après que je l'ai supprimée de mes contacts. Pour cette raison, il avait atterri dans le dossier « Autres » de la messagerie sans m'avoir été notifié. Ce midi de janvier, je n'avais pas envisagé un instant que le fait de jeter un œil dans ce dossier allait me rappeler cette étrange rencontre. Je l'avais consulté de manière complètement désintéressée pour nettoyer ma messagerie. En tête de liste se trouvait ce message, reçu le 20 décembre 2016 à vingt-deux heures et vingt-trois minutes.
« Pourquoi tu es parti !? »
J'avais trop traîné dans mes révisions pour m'attarder dessus. Cette mésaventure ridicule était enfin loin derrière moi. Pourtant ces quatre foutus mots n'ont cessé de me polluer la tête alors que j'essayais de replonger dans la jurisprudence européenne. J'avais passé le reste de l'après-midi à réfléchir une dernière fois à tout ça. C'était sans doute la dernière surprise qu'elle m'avait réservé. J'étais même censé l'avoir découverte avant de partir en vacances. J'aurais aimé que ce soit le cas pour ne pas retomber dessus par hasard trois semaines plus tard.
Si j’en croyais ce message, le même scénario s'était reproduit une seconde fois. Elle était encore à la bibliothèque quand j'étais parti ce qui expliquait aussi le fait que la documentaliste n’avait vu personne sortir. Ainsi, tout était ma faute. Je lui avais posé un deuxième lapin, complètement contre ma volonté. Et pour couronner le tout, je m'étais considéré comme abandonné, victimisé. C'était impossible. J'avais cherché dans tous les recoins du complexe. Sa présence n'avait pas pu m'échapper une nouvelle fois. Elle était partie ce soir-là. Ces quelques mots ne cherchaient qu'à renverser pernicieusement la réalité des faits, comme la première fois. C'était bien moi qui m'était retrouvé planté là, au milieu d'une bibliothèque vide pendant plus d'une demi-heure, à chercher dans tous les recoins, sous toutes les tables, et même dans les toilettes des femmes. Je lui avais écrit sur internet immédiatement, et elle avait lu mon message ! Pourquoi ne m'avait-elle pas répondu à ce moment-là ? A fortiori, après m'avoir envoyé ce message que je venais de découvrir, pourquoi n'avait-elle jamais surenchéri pendant ces deux semaines de vacances ? La réponse était en fait simple. Si son message était sincère, je l'avais bien laissée en plan. Victimes du même quiproquo, nous avions ressenti la même animosité l'un envers l'autre. Il était donc normal qu'elle ne cherche plus à m'écrire après cette soirée absurde. Mais cette version était un mensonge, nous n'avions pas pu nous rater, pas avec la volonté qui était la mienne ce soir de décembre.
La pluie martelait le toit en ardoise de la petite réserve du rez-de-chaussée. Il était presque dix-sept heures. Je n'avais rien compris de plus. Avait-elle la volonté de torturer mon esprit ? Était-ce une forme de malveillance primaire qui l'avait animée tout ce temps ? Je ne savais absolument rien. Ma méfiance en revanche était absolue, il n'était pas question de retomber dans ce trou. Ce qui se trouvait au fond m'était égal. Voilà ce qui m'avait semblé être la meilleure conclusion à cette découverte. Les intentions réelles que cachaient ces messages m'étaient égales. Il fallait tout oublier.
C'est en ce début d'année que j'ai commencé à manquer les entraînements de Go qui se déroulaient dans la petite boutique du centre-ville. Le courage de faire ce qui me plaisait en dehors de chez moi s'est éteint à petit feu. Assez rapidement, les seuls liens qui me reliaient à l'extérieur se sont défaits. Seuls ont subsisté de rares échanges de circonstance avec certains étudiants en travaux dirigés. Je n'expliquais pas cette spirale dans laquelle je m'étais laissé emporter. La solitude et l'apathie grandissante de mon quotidien déteignaient sur mon comportement. Je ne réussissais plus à entretenir une conversation correctement. Quand finalement j'y parvenais, la fin des cours balayait brutalement cet échange éphémère et mon interlocuteur disparaissait, souvent sans prendre la peine de me saluer, car nous n'étions en aucun cas amis. Alors là aussi, mes absences se sont multipliées. Je me suis éclipsé des travaux dirigés dans lesquels l'enseignant ne faisait pas l'appel. Cette dégradation de mon quotidien m'a rendu malheureux. Je n'avais pas su prendre mon envol dans cette nouvelle situation, et je ne pensais plus y arriver. Au contraire, je voulais plus que jamais retrouver ma vie d'avant, mes parents et ma maison. Une fuite vers le passé, comme un enfant irresponsable. Je voulais juste leur parler, réchauffer un peu mon être engourdi. Mais nous ne nous étions presque jamais téléphonés. Ils pensaient sans doute que tout allait bien, et j'avais tout fait pour qu'ils le pensent. Je ne voulais pas qu'ils s'inquiètent, qu'ils ressentent en moi l’œuvre de cette apathie destructrice. J'avais honte d'être si seul et désarçonné par la vie. Honte d'exprimer ma volonté de fuir le réel. Chaque soir mon voisin de palier rentrait chez lui, vers vingt-deux heures, faisant craquer l’escalier d’un pas lourd, si lourd qu'il me semblait ivre. Lui aussi semblait pourrir seul dans ce trou à rat.
Si j'en crois mes souvenirs, c'est à l'approche des vacances de février que je n'ai plus réussi à trouver le sommeil. Un samedi midi, j'étais rentré de cours sous une légère bruine. Trois enveloppes étaient étalées dans le hall étroit de l'immeuble. Le facteur glissait le courrier à travers une petite fente à serrure dans la porte qui donnait sur l'extérieur, et celui-ci tombait par terre, laissant aux occupants la tâche de le ramasser ou de le distribuer dans les quatre boites aux lettres, un peu plus loin dans le couloir. Parmi ces trois lettres, deux étaient destinées à un voisin du rez de chaussée qui recevait régulièrement du courrier. Je me suis dirigé vers la batterie de boite aux lettres pour les répartir, mais en découvrant la troisième, mon corps s'est figé un instant. Le nom du destinataire ne correspondait à aucun de ceux présents dans l'immeuble. Il s'agissait d'une personne répondant au prénom de Jade. Après avoir manipulé l'enveloppe pendant quelques secondes en espérant y trouver le signe d'une erreur, j'ai été obligé de constater que l'adresse était correcte. Il y avait bien dans l'immeuble une boite sans nom, celle de mon voisin de pallier. L'hypothèse la plus probable était donc que cette lettre lui soit destinée. Le bureau de poste pouvait très bien avoir l'information sans que le nom ne soit sur la boite. Pourtant, je n'y ai pas cru. C'était un homme qui montait cet escalier tous les soirs, un homme seul. J'en étais presque sûr. Jamais une femme ou un enfant ne l'accompagnait. Or, cette enveloppe indiquait le nom d'une fille. Mais ce qui m'empêchait vraiment de croire à l'hypothèse de mon voisin de pallier était ailleurs. C'était ce petit quelque chose qui m'avait frappé en lisant le nom sur l'enveloppe. Une familiarité dérangeante. Je l'avais déjà vu et entendu de nombreuses fois auparavant. Mais à cet instant, aucun souvenir ne m'a permis d'éclairer ce sentiment.
J'ai reposé l'enveloppe sur le sol, la peur m'empêchant de l'ouvrir et d'aller au bout de mon raisonnement. Ce n’est que plus tard dans la soirée, vers vingt-deux heures, que j’ai tapé ce nom sur un moteur de recherche pour essayer de comprendre ce sentiment désagréable qui m'assaillait. Je m'attendais à tomber sur un profil en ligne tout au mieux. En réalité, des centaines de résultats se sont affichés à l'écran. Ils convergeaient tous vers une même information. En survolant rapidement ce que j'avais devant les yeux, j'ai réalisé avec inquiétude que mon intuition était juste.
J'ai émis l'hypothèse ce soir-là que quelque chose gravitait autour de ma vie sans me laisser le choix, quelque chose que je n'étais pas encore en mesure d'expliquer. En tapant le nom qui se trouvait sur cette enveloppe, ce sont des centaines d'articles de presse qui se sont affichés devant mes yeux. Tous faisaient référence à un même fait divers qui semblait avoir pris le nom de « tuerie du vallon ». Cela s'était produit dans ma ville natale, une quinzaine d'années plus tôt. J’étais alors bien trop jeune et insouciant pour en avoir eu écho. Peut-être mes parents en avaient-ils discuté un jour, sans que cela n'ait retenu mon attention. C’était arrivé au début du mois de septembre 2001, juste avant les attentats de New York et la rentrée scolaire. J’entrais alors en dernière année d’école élémentaire.
La page Wiki consacrée à l'affaire détaillait les faits dans ses premiers paragraphes. On y faisait état du meurtre de trois membres d'une même famille à leur domicile et d'une disparition non élucidée, un soir d'été comme les autres. Les parents avaient été retrouvés ligotés dans le jardin de la propriété. Le fils aîné de quatorze ans gisait en lisière de forêt, quelques dizaine de mètres plus loin. Un voisin avait découvert son corps le lendemain midi, en terminant son jogging quotidien. Son témoignage évoquait de nombreux insectes volant au dessus de ce qui s'apparentait de loin à un tas de vêtements sales. Le plus jeune enfant, une petite fille prénommée Jade, avait disparu. Les analyses faites sur place avaient permis d'estimer l'heure du décès des trois personnes retrouvées à environ minuit, la veille au soir. Sur chacun des corps, on avait constaté de profondes lésions dans les chairs causées par ce qui s'apparentait à des coups de couteau. L'arme utilisée n'avait pas été retrouvée ni proprement identifiée. Le père de famille comptabilisait vingt-huit plaies, dont plusieurs au visage, ce qui en faisait la victime la plus mutilée. L'autopsie avait révélé la présence de plusieurs ecchymoses et contusions causés par des coups portés à mains nues sur les trois victimes alors qu'elles étaient probablement toujours vivantes. Aucunes violences sexuelles n'avaient été commises d'après les informations rendues publiques par le parquet. La particularité du corps de l'adolescent était de n'être plus lié au niveau des chevilles au moment de sa découverte. Il avait, selon toute vraisemblance, réussi à se défaire de ses liens et tenté de fuir avant de succomber à l'hémorragie causée par ses blessures. Si tel était le cas, cela expliquait le fait qu'il se soit retrouvé à l'écart de ses parents. Un frisson m'avait parcouru l'échine en imaginant la détresse, sienne en ces derniers instants.
Certains articles plus récents s'intéressaient à la polémique suscitée par la procédure judiciaire conséquente au drame et la remise en cause du juge d'instruction. L'ADN prélevé dans la demeure, notamment sur une éponge, avait permis à la police de désigner le grand-père maternel comme principal suspect dans cette affaire. Un voisin l'avait d'ailleurs aperçu en début de soirée se rendre au domicile des victimes. Il avait lui-même avoué être passé vers dix-huit heures, pour ramener la débroussailleuse électrique empruntée quelques jours plus tôt. C'était là le peu d'indices qui semblaient corroborer cette thèse. Aucun enregistrement de vidéosurveillance n'avait permis d'identifier son véhicule pendant la soirée.
Le grand-père maternel avait vécu seul depuis son divorce en 1996. A la fin de cette même année, son ex-femme avait déposé une plainte contre lui pour harcèlement. Elle l'avait finalement retirée avec l'accord du procureur avant que tout procès ne se soit présenté. Même si ce n'était pas écrit dans l'article en question, je supposais que l'audition de cette femme avait joué un rôle capital dans l'esprit du juge d'instruction quand l'affaire en était encore au stade de l'enquête. Après que les poursuites furent engagées à l'égard du vieil homme, on le considéra pénalement responsable. Il fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en 2003, avec l'assassinat de ses enfants et petits enfants sur les épaules. Six des neuf jurés répondirent positivement à la question de sa culpabilité. C'était le minimum requis en première instance pour mettre l'accusé derrière les barreaux. S'il avait fait appel de cette décision, il aurait bénéficié d'une procédure plus exigeante. Ce n'était plus six, mais neuf jurés sur douze qui auraient été nécessaires pour l'incriminer. En de telles circonstances, il y avait encore une lueur d'espoir pour que sa situation bascule vers un acquittement et donc une libération. Pourtant, malgré un délibéré étonnamment flou et le fait qu'il clamait toujours son innocence, le vieil homme n'avait pas fait appel de la décision. Ce choix me semblait incompréhensible. Récemment, son avocat s'était confié à la presse. Ces entretiens étaient en ligne. Il estimait son client victime d’une machine judiciaire qui n’avait eu d’autre choix que de trouver un assassin pour répondre au traumatisme populaire. Cet assassin qu'il fallait trouver à tout prix, c'était lui, à défaut de preuves dignes de ce nom. Il faisait état d'une personne digne malgré la tourmente et la salissure irréversible de sa personne. Cette attitude était pour moi inconcevable si l'injustice l'avait frappé avec une telle violence. L'avocat revenait sur ce qu'avait été cette épreuve insoutenable. Il expliquait ce que son client avait vécu. La perte de ceux qui le rattachaient encore à cette existence moribonde, la violence du drame puis celle de la procédure judiciaire, la posture discutable du juge d'instruction. On l'avait brisé pour l'éternité. A ce moment, il disait n'avoir eu qu'un seul souhait, celui de croupir seul au fond d'un trou jusqu'à sa mort, avec le souvenir de ceux qu'il aimait.
Puis venaient enfin les questions relatives à sa version des faits. Ce qui s'était réellement passé, il l'ignorait encore. A vrai dire, il semblait résigné à ne jamais le savoir. Il était resté dîner avec eux ce soir-là. Tout le monde allait bien. Jade jouait avec des scoubidous. Son grand frère était plongé dans sa console de jeux. Rien dans la vie de cette famille ne laissait entrevoir la moindre menace. C'était pourtant dans cette intervalle de temps que le cauchemar les avait frappés. Vers vingt-deux heures, il était rentré chez lui, sans croiser personne. Aucun témoin n'avait été là pour le constater. Là encore, j'étais littéralement ébahi par la fatalité qui émanait de ces lignes. Pour de nombreux internautes, malgré la condamnation, cette affaire n'était toujours pas résolue. Pour autant, le peu d'éléments relevés au cours de l'enquête n'avait pas permis de faire émerger d'autres pistes tangibles avec le temps. Même internet qui était d'ordinaire un terreau fertile aux thèses officieuses ne fourmillait pas de fabulations concernant ce drame. La recherche de la petite Jade s'était poursuivie pendant plusieurs années avec des moyens de grande envergure. Les ratissages du bois avoisinant n'avaient rien donné. Il en était de même pour toutes les vérifications faites dans les lacs du département. Pas le moindre élément, vêtement ou objet susceptible d'être lié à la victime, n'avait permis de privilégier une zone de recherche. Seize ans plus tard, l'affaire n'avait pas évoluée. C'est ce qu'indiquait un article publié il y a environ trois mois.
Le droit pénal n'était pas ma spécialité mais les procès en assises auxquels j'avais assisté dans le cadre de mes études avaient laissé de singuliers souvenirs. Bien sûr, cette horrible affaire allait bien au delà de tout ce que j'avais connu jusqu'à présent, mais ce n'est pas ce qui m'a empêché de dormir ce soir-là. Ni même le fait que cette lettre dans le hall induisait qu'une personne du même nom que la petite habitait dans mon immeuble. Non, j'aurais pu m'y résigner. Un peu plus tard, j'ai voulu savoir où avait eu lieu ce drame. En survolant l'article d'un journal local, j'ai fini par comprendre que « le vallon » faisait référence au quartier résidentiel dans lequel j'avais grandi. Il était situé au nord-est de la ville et mes parents y habitaient encore. On y trouvait de nombreux pavillons, une école et quelques petits magasins de proximité. En bordure se trouvait cette forêt qui s'étend jusqu'aux confins de la vallée, cette forêt que j'avais arpentée de nombreuses fois pour cueillir des champignons avec ma classe. L'étau se resserrait. Mais je n'en avais pas encore fini avec les surprises. Je m'étais aventuré sur l'onglet « Images » du moteur de recherches, poussé par le besoin d'en savoir plus. Les visages heureux de la famille étaient partout. On les voyait réunis autour d'une table, posant sur une plage de galets ou encore riant dans une piscine. Chacune de ces photos semblait dater de la fin des années quatre-vingt-dix. Malgré l'inconfort, je suis resté de longues minutes à les observer dans le silence de mon appartement, leurs yeux pixelisés devant les miens, écarquillés. Dehors, la pluie s'est arrêtée. Ces gens faisaient maintenant partie intégrante de mon environnement, de ma réalité. Durant de nombreuses années, nous avions traversé les mêmes rues, regardé le même ciel. Pour eux, tout s'était arrêté cette nuit d'été.
A mesure que les photos défilaient devant mes yeux, une terrible angoisse s'était emparée de moi. Sur la lettre qui venait d'atterrir dans le hall de mon immeuble se trouvait le nom de cette petite fille disparue près de la forêt du vallon. Mais ce qui me terrifiait dépassait ce constat. Cette petite qui souriait sur les photos n'avait plus rien d'une inconnue. Le sourire de cette enfant, c'était celui de mon ancienne camarade de classe.
Dans un réflexe de fuite, j'avais éteint l'ordinateur et essayé de trouver le sommeil. La glace qui me séparait de ces visages souriants venait de se briser. Mais en fermant les yeux, ils réapparaissaient, accompagnés de lointains souvenirs que je ne pouvais plus ignorer. Dans ce torrent confus, j'ai tenté de me rappeler du lien qui nous avait unis autrefois. Qui avait-elle été pour moi ? Alors que je me posais ces questions, un mal de tête terrible était venu bousculer mes pensées. Je luttais douloureusement pour ne pas sombrer dans un délire irrationnel. Ces douces années réapparaissaient tout à coup à travers le prisme d'une tuerie qui avait eu lieu à deux pas de chez moi. Ce quartier qui avait toujours été un havre de paix, le sanctuaire de mon enfance, lui aussi se transformait.
Ce soir-là, j'avais déjà déterré une partie de mes souvenirs. Tout n'était encore qu'un croquis abstrait, un mélange de fragiles réminiscences. Au delà des heures de classe que nous avions partagé, Jade n'était pas une élève avec qui j'avais passé beaucoup de temps. Pourtant, j'avais l'impression de l'apprécier, et d'avoir été un peu plus qu'un simple camarade de classe dans sa vie. Il était impossible de savoir sur quoi se basaient ces ressentis lointains. Je n'avais jamais réfléchi à la teneur de notre relation jusqu'à présent. Comme beaucoup d'enfants que j'avais croisé un jour sur les bancs de l'école, Jade avait disparu de ma vie sans que je ne m'en rende compte. Son caractère, ses attitudes, tout ce qui la caractérisait à mes yeux s'était dissipé avec le temps. Elle était bonne élève. Ses parents étaient assez regardants sur le sujet. Je lui accordais peut-être une certaine confiance instinctive. C'était une fille bien élevée, de bonne famille. Son grand frère était au collège. Une fois ou deux, je l'avais aperçu à la sortie des classes. C'était lui qui avait tenté de fuir vers la forêt cette ultime nuit.
Ma gorge avait fini par se nouer alors que je songeais encore à ce passé enlaidi. Ainsi s'étaient passées les choses autour de moi. Personne ne m'avait jamais parlé de sa disparition, et je me sentais coupable de ne pas l'avoir remarquée à la rentrée. Mes parents avaient sans doute voulu me protéger, faire tout ce qui était nécessaire pour que je ne me retrouve pas si jeune face à cette horreur. Cette nuit d'hiver était le moment venu de prendre la réalité en pleine figure.
Malgré les efforts, ma raison avait fini par se noyer dans un délire obsessionnel incontrôlable. Certaines images revenaient en boucle de manière complètement décousue. Des images figées, mortes, auxquelles j'essayais d'apporter du mouvement. Les coups de marteau comprimaient mon cerveau. Pour tenter d'y mettre fin, j'avais passé ma tête sous l’eau chaude de la douche avant d'ouvrir la fenêtre et de respirer l'air glacial de la nuit. J'étais rattrapé par le malaise des premiers mois passés ici. L'absence de repères, l'isolement, et cet immense vide dans mes entrailles. Pourtant je n’avais encore rien compris. Je frissonnais, impuissant face aux ténèbres. Aujourd’hui, je sais tout, ou presque. Et je le mettrai sur le papier tant qu’il en est encore temps.
Après m'être rallongé, la tourmente s’était finalement interrompue. Je ne suis pas en mesure aujourd’hui de vous dire quand cet ultime événement de la soirée eut lieu. Un bruit proche m’a sorti de ma torpeur et j’ai ouvert les yeux dans la pénombre, allongé dans mon lit. C’était l’escalier de l’immeuble qui craquait. Le même pas lourd que d’habitude, brisant ce silence, lui-même plus lourd que tout. Il a ouvert la porte de son appartement, puis l'a refermée. Le silence est revenu. Plus rien ne me semblait normal.
Hâte de commencer la lecture !
Le 01 février 2021 à 21:54:32 Chonklotin a écrit :
Le 01 février 2021 à 21:39:18 Lilipedoncule a écrit :
J'ai actualisé sans grand espoir en me disant que la suite ne tomberait certainement pas avant demain.
Hâte de commencer la lecture !Tu peux fav au pire, au lieu de rafraîchir toutes les 5 minutes
Déjà en fav, j'avais juste deserté le forum depuis mon dernier post, j'ai actualisé machinalement en revenant
Le lendemain, je n'avais pas trouvé le courage d'aller en cours. Les migraines étaient revenues, et cette lettre dans le hall de l'immeuble avait disparue. Pourquoi ce nom familier était revenu si près de moi ? Était-ce un homonyme dans l'immeuble, un simple hasard des plus perturbants, ou quelque chose d'autre ? Il fallait trouver une réponse à ces questions pour me défaire de ce sentiment terrible, mélange de culpabilité et d'une peur conséquente, irrationnelle. Ce jour-là, j'avais réfléchi à ce qui pouvait me permettre d'élucider ce mystère le plus rapidement possible.
La première chose à faire était de vérifier dans les pages blanches si une certaine Jade existait à mon adresse. Après vérification, cela n'était pas le cas, mais il en fallait plus pour me rassurer. Elle pouvait être sur liste rouge et ses coordonnées absentes de l'annuaire. Je devais trouver un autre moyen de le savoir. Immédiatement, j'avais pensé au facteur qui devait avoir cette Jade X dans son cahier de tournée. Si ce n'était pas le cas, alors il avait distribué cette lettre par erreur.
Comme je vous l'ai dit hier, le courrier passe à travers la fente de la porte donnant sur la rue. Le facteur n'entre pas à moins d'avoir un recommandé ou un colis à distribuer. Or, aucun nom n'est inscrit sur l'interphone extérieur de l'immeuble. On les retrouve seulement sur cette fameuse batterie de boîtes dans le hall. Le facteur finit donc par se fier essentiellement à l'adresse présente sur l'enveloppe et non au nom du destinataire. La possibilité d'une erreur se voit donc renforcée, à fortiori si le facteur titulaire est remplacé par quelqu'un qui ne connaît pas encore la tournée et le nom de tous ses clients. Une telle erreur ne s'était pas produite jusqu'à présent mais c'était une éventualité. Pour en savoir plus, je devais le croiser un jour prochain et lui demander de manière plus ou moins détournée si une certaine Jade X habitait dans l'immeuble.
J'avais appelé le centre de distribution du courrier de la ville. La femme que j'avais eu au téléphone m'avait indiqué que le facteur en question n'était pas encore rentré de tournée, mais que la Poste ne pouvait pas communiquer les adresses de ses clients aux tierces personnes. J'en étais donc revenu à l'idée de l'aborder directement dans les jours à venir pour contourner cette règle. L'opération n'était pas évidente puisqu'il n'entrait généralement pas dans l'immeuble. Le plus pratique était de l'attendre directement dans la rue.
Un peu plus tard ce même après-midi m'est venue une seconde idée. Celle d'envoyer moi-même une lettre à cette Jade X en omettant d'indiquer le numéro de la rue. Si le facteur avait bien une personne du même nom dans son cahier de tournée, il devait la retrouver et mettre un numéro sur l'enveloppe. Elle devait alors revenir ici et me confirmer la présence de Jade X dans l'immeuble. Si elle ne revenait pas, il n'y avait pas de Jade connue de la Poste ici, et la lettre de la veille avait été déposée là par erreur, ou bien par quelqu'un qui ne travaillait pas à La Poste. Les deux possibilités m'étaient désagréables mais je devais envoyer cette lettre pour obtenir une réponse claire. Au moment d'écrire sur l'enveloppe, j'avais volontairement omis de préciser que j'étais l'expéditeur pour ne pas avoir à me justifier si quelqu'un la réceptionnait avant moi dans l'immeuble. J'allais faire le nécessaire pour que cela n'arrive pas.
En début de soirée, j'étais descendu la poster dans la boite à lettres jaune, au bout de la rue. La lune illuminait légèrement les façades des immeubles qui semblaient avoir retrouvé leur blancheur d'antan. Le quartier tout entier baignait dans un silence agréable. Ce fut la seule sortie de ma journée. L'enveloppe devait potentiellement revenir dans deux ou trois jours, et me permettre par la même occasion d'aborder le facteur pour lui poser quelques questions. Les matins suivants, j'avais attendu plusieurs minutes devant l'immeuble dans l'espoir de l'apercevoir. Au troisième matin, alors que je fumais sur le trottoir, il avait débarqué dans la grande rue. C'était un homme d'une quarantaine d'années, assez maigre et grisonnant dans un grand imperméable noir. Il n'avait pas de courrier pour l'immeuble. Pourtant, mon enveloppe devait revenir ce jour au plus tard. C'était le moment d'obtenir des réponses.
— J'ai oublié de mettre le numéro de la rue sur une lettre que j'ai envoyé il y a quelques jours. Vous pensez qu'elle va être distribuée quand même ?
— C'est juste le numéro de la rue ? Le reste est bon ?
— Oui, le reste est correct.
— Ça devrait arriver à bon port, si c'est juste le numéro qui manque. On en a tous les jours des lettres comme ça.
Pourtant, elle n'était pas arrivée à destination. J'avais donc peut-être une réponse à ma question, mais j'ai tout de même continué tel que je l'avais prévu.
— D'accord merci. D'ailleurs, ce n'est pas une remontrance, mais il me semble que vous avez fait une erreur il y a quelques jours. On a reçu une lettre pour une certaine Jade X, mais personne ne s'appelle comme ça ici, je crois.
— Jade X vous dites... Ça ne me dit rien du tout. J'ai vraiment distribué ça ici ? Alors là... Ah mais attendez... Oui ! Hier, je me souviens d'une lettre comme ça effectivement. Mais je ne l'ai pas distribuée. Elle est partie dans le bac pour défaut d'adressage. Je crois qu'il manquait le numéro de la rue d'ailleurs.
C'était bien entendu l'enveloppe que j'avais envoyé trois jours plus tôt. Elle n'avait donc pas été distribuée contrairement à la première. Et compte tenu des informations qu'il venait de me donner, cela signifiait que ce nom n'était pas dans leurs fichiers. Pourquoi la première avait-elle fini ici dans ce cas ?
— Ah tiens, sacrée coïncidence ! Mais il y a bien une lettre pour Jade X qui a été distribuée ici il y a quelques jours.
— Vous êtes vraiment sûrs ?
— Oui, il y a trois ou quatre jours.
— Ouais, c'est étonnant ça, peut-être une erreur alors. Ou bien déposée par quelqu'un d'autre. En tout cas celle d'hier, Jade X là, on l'a tuée.
J'avais serré les dents pendant un court instant, saisi par l'incompréhension. La migraine s'était brutalement remise à m'assaillir. Ses yeux s'étaient mis à briller légèrement, dans un sourire étrange qui répondait sans doute à mon expression de désarroi. Il avait poursuivi :
— C'est à dire qu'elle est restée au dépôt, faute d'adresse valable. Elle doit repartir à l'expéditeur du coup. Enfin, c'est du jargon de facteur, tuer une lettre !
— ...D'accord !
— Ça arrive malheureusement. Il faut éviter d'avoir à faire ça avec les impôts ! Allez bonne journée monsieur !
— Merci à vous aussi.
Après avoir sorti un petit colis de sa sacoche, il avait disparu dans le hall de l'immeuble suivant. Onze heures sonnaient. Le quartier baignait dans une douce atmosphère, à la fois calme et frugalement effervescente. Au bout de la rue, de nombreux véhicules traversaient l'avenue adjacente. La migraine broyait toujours mes tempes. J'étais remonté dans l'appartement avec le cœur un peu plus léger. Ces trois matinées de cours manqués m'avaient apportées quelques réponses : il n'y avait pas de Jade ici, ni pour la Poste, ni pour les pages blanches.
Dans l'immédiat, cet éclaircissement avait mis un terme au sentiment néfaste qui me collait à la peau depuis quatre jours. Pourtant, le mystère demeurait intact. Je venais simplement d'écarter une hypothèse, celle d'une voisine portant le même nom que mon ancienne camarade de classe disparue. Seulement, cette éventualité était loin d'être la pire. Qui avait déposé cette lettre dans mon immeuble ? J'étais très certainement la seule personne entre ces murs à qui ce nom faisait écho. Quel était le sens de tout cela ?
Données du topic
- Auteur
- LeslieCheung
- Date de création
- 24 janvier 2021 à 18:56:26
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