Je ferai tout pour ne pas avoir fait cette rencontre
Mardi est finalement arrivé. Je me suis installé au même endroit que d'habitude. J'ai attendu, me retournant sans arrêt avec l'espoir qu'elle apparaisse dans l'embouchure de l'escalier. Il y avait encore une fois ces nombreux étudiants qui sortaient de la faculté par vagues, toutes les demies-heures. Je suis resté à les observer derrière la baie vitrée du premier étage, laissant mon ordinateur fermé. Deux heures se sont écoulées, elle n'est pas venue. Sa présence était devenue une habitude, un paramètre dont je ne mesurais pas l'importance jusqu'alors. La faire disparaître me plongeait soudain dans un grand désarroi, la solitude. J'étais complètement seul dans cette université, dans cette ville. Au départ, je venais ici pour me ressourcer après les cours, trouver la paix tout en faisant le travail nécessaire pour les travaux dirigés des jours à venir. Mais cette fille avait balayé tout ça. Désormais, je venais uniquement pour revoir ses yeux, sentir cette chaleur enivrante quand elle me regardait. J'étais devenu presque indifférent au caractère paisible du lieu. La seule chose qui comptait désormais, c'était elle. Je voulais la revoir. Mais maintenant qu'elle semblait avoir disparu, il n'y avait plus ni paix ni excitation. Il n'y avait plus rien, si ce n'est moi et ma solitude. Tout seul, comme un poisson dans un aquarium. J'ai quitté la bibliothèque et j'ai pris la route de chez moi, décontenancé. Pourtant, ma vie était encore une vie à cette période. Et si je l'avais su comme je le sais aujourd'hui, j'aurais relativisé le chagrin de ce mardi soir.
En rentrant, j'ai pris une douche. Assis en peignoir à la table de ma petite cuisine, j'ai lancé une partie de Go. Derrière moi, l'eau dans la casserole émettait un léger clapotis. La frustration entachait ma lucidité. Chaque pierre posée sur le damier résonnait comme un coup réel porté à l'adversaire. Réciproquement, il fallait encaisser les siens, dans un rythme endiablé. J'étais pourtant familier de ce genre de partie où toute réflexion était mise à l'écart, où rien ne comptait plus que l'intuition de l'instant. Elles étaient de loin les plus cruelles. Celles où l'ego s'invitait sans prévenir. Celles où le répit n'existait pas, parce que l'orgueil n'attendait plus. D'un côté comme de l'autre, la fierté prenait le dessus. Le doute lui même était un échec avant le verdict. Seuls les automatismes provocateurs étaient permis. Le jeu devenait une danse pugilistique, une démonstration mutuelle. Mais la furie est éphémère. Et quand le rythme se brise, c'est qu'une faille se révèle. La danse s'interrompt brutalement. Une blessure s'ouvre, et le doute s'impose, silencieux. Il est déjà trop tard. J'allais perdre quand une notification est apparue sur le haut de l'écran, un message d'elle.
« Tu ne veux plus me regarder ? »
Encore préoccupé par la sentence qui devait s'abattre sur moi, je n'ai pas directement été en mesure de comprendre. Le bruit de l'eau bouillant derrière moi avait disparu, seul demeurait le silence. Je venais de recevoir un message d'elle. La surprise court-circuitait probablement mes réflexions. Derrière moi, l'eau s'agitait de plus en plus bruyamment, mais je ne m'en rendais plus compte. J'essayais de réfléchir sans y parvenir. Mon esprit était embourbé dans une étrange torpeur, mélange d'euphorie soudaine faisant frissonner mes entrailles et de confusion perturbante. Sa question n'avait pas de sens. Elle n'était pas venue ce soir, je n'avais tout simplement pas pu la regarder.
Au fond, j'aurais voulu prendre ce message comme quelque chose de stupide, n'en avoir rien à faire. Il fallait relativiser la situation. Après tout, nous n'avions absolument pas rendez-vous tous les deux. Jusqu'à nouvel ordre, c'était moi qui ne savait pas tempérer mes rêves. On s'était échangés quelques mots sur internet, quelques regards dans une bibliothèque universitaire. Tout le reste n'était que projections et interprétations ridicules. L'erreur avait été de considérer sa présence comme acquise pour les soirs à venir. La source de cette frustration n'était autre que ma propre imagination déchaînée. Si j'avais su rester impassible, son absence ne m'aurait pas fait le moindre effet. Ma réponse devait paraître insouciante.
« Désolé, je ne t'ai pas vue ce soir. ».
Plus froidement encore que mon message, la notification « Vu : 21:36 » s'est inscrite comme nouvelle conclusion de notre échange en ligne. Après quelques minutes à scruter l'écran, j'ai compris que je n'obtiendrai rien ce soir. La tournure des choses n'avait plus grand chose de plaisant. Ces bribes de conversation fugaces et ambiguës ne menaient nul part. L’excitation commençait à laisser trop de place à la souffrance. Comment pouvions-nous être aussi empotés ? D'une manière ou d'une autre, il fallait briser la glace qui nous séparait. Peut-être était-ce mon attitude réservée depuis le départ qui nous avait menés à cet immobilisme. C'était elle qui avait pris l'initiative de venir vers moi, il s'agissait d'une vraie preuve de reconnaissance. Qu'avais-je réellement fait en retour pour lui donner envie de me revoir ? Je ne pouvais pas la laisser sur ce message idiot.
« Dis-moi quand tu reviens, je serai là... »
Mais aucune réponse ne m'est parvenue. Quand j'ai repris conscience du bruit de l'eau frémissante derrière moi, je me suis précipité vers la casserole pour y mettre quelques pâtes. Une grande partie s'était déjà évaporée, laissant apparaître un dépôt de calcaire sur le bord de l'inox. Je passais à côté de tout. J'agissais trop tard, et ce que je souhaitais voir arriver me passait sous le nez à cause de cette passivité. C'était peut-être ce qu'il fallait retenir de cette soirée m'étais-je dit. Il était temps de rebondir en conséquence. En écrivant ces instants passés, j'ai l'impression de les revivre, à une différence près. Désormais j'interprète différemment l'ensemble de ces signaux. Cette partie de Go, je l'avais perdue par précipitation, et non par manque de réactivité. Il n'y avait pas vraiment de leçon à tirer de quoi que ce soit. Il fallait simplement être attentif, sentir ce qui était déjà en train de se tramer autour de moi.
Ce n’est qu'en fermant les yeux dans mon lit que j’ai enfin réussi à envisager le fait qu’elle était à la bibliothèque ce mardi soir. Cette même nuit, le petit animal s'est remis à gratter le plancher du grenier juste au dessus de moi. J'ai eu beaucoup de mal à m'endormir, non pas à cause de l'animal cette fois-ci, mais de cet étrange message qui ne cessait de revenir dans mes pensées.
Vous avez été nombreux à lire cette première publication. Même si je vous souhaite de ne jamais vous retrouver à ma place, c'est un peu comme si vous étiez avec moi, ne serait-ce qu'un soir, quand j'écris ces lignes. Je n'imaginais pas que cette attention virtuelle m'apporterait un certain réconfort. Mais je vous l'ai dit, l'essentiel est ailleurs. Pour y venir, il me reste à vous faire part des événements auxquels j'ai fait face depuis que cette étudiante est « entrée » dans ma vie.
En décembre, quand nous avons commencé à échanger sur internet, le quotidien était ordinaire, plutôt plaisant. J'avais décidé de m'inscrire au club de Go du coin, pour jouer et peut-être sympathiser avec d'autres amateurs. C'était le jeudi soir, de dix-huit heures à dix-neuf heures trente, dans une boutique de jeux de société du vieux centre. Je m'y étais rendu à deux reprises avant les vacances de Noël. Ces moments me faisaient l'effet d'une bouffée d'oxygène hors des préoccupations de la fac. J'y croisais des personnes aux profils divers, le temps d'un duel. Nous faisions généralement connaissance directement au travers du jeu, silencieusement. Une personnalité se révèle souvent sur le damier. Avec l'habitude, chaque partie devient une sorte de dialogue. Mais revenons plutôt à ce dont je vous parlais précédemment.
Le lendemain de ce fameux message, la gueule encore enfarinée, j’avais fait le tour de mes réseaux sociaux avant de partir en cours. Affranchi des émotions de la veille, j’avais relu l'intégralité de nos échanges avec un œil nouveau. Je contemplais ces phrases qui défilaient sans se répondre, ces questions qui semblaient sortir de nul part. C'était comme si nous habitions deux planètes différentes et que nous tentions d'établir un contact, mais ni l'un ni l'autre ne recevait les messages qui lui étaient destinés. Cette confusion nous tenait à distance, elle devait être anéantie pour débloquer la situation.
Son dernier message induisait le fait qu'elle était présente en même temps que moi à la bibliothèque. Il s'agissait soit d'un mensonge, soit d'une énorme inattention de ma part. Or j'étais persuadé qu'elle n'était pas venue. A compter de cette matinée, j’ai émis malgré moi plusieurs hypothèses qui convergeaient avec certaines de vos réactions. D'une part, il était possible qu'elle ait rencontré quelqu'un et que les choses soient allées bien plus vite qu'entre nous. Elle se serait alors complètement désintéressée de moi. C'était possible. Elle avait d'ailleurs très bien pu se désintéresser de moi sans même avoir rencontré qui que ce soit. Mais dans ce cas, le fait qu'elle m'envoie ce message la veille au soir n'avait pas de sens. Je n'arrivais pas à me résigner à cette hypothèse. Car de l'autre côté, il y en avait une autre à laquelle je songeais de plus en plus. Cette nuit, une petite graine avait été semée dans mon esprit. Une douce paranoïa. En m'écrivant, elle semblait vouloir capter mon attention une fois de plus sans ne proposer aucune solution. Dans ce cas, quelle était la finalité de ce petit jeu ?
A bien y réfléchir, il était possible que cette fille s’amuse tout simplement de mes émotions. Son objectif n'aurait jamais été de me rencontrer mais simplement de stimuler ma curiosité à son égard. Tout ce qu'elle avait entrepris jusqu'à présent allait dans ce sens, et rien n'exprimait la moindre volonté de déboucher sur une rencontre. Là encore, ce mystérieux message entretenait la confusion de notre relation. Si cela s'avérait exact, j'étais en quelque sorte sa proie. Peut-être seulement l'une d'entre elles. Elle devenait alors une sorte d'allumeuse égocentrique, tirant un certain plaisir de ce cache-cache affectif, et méprisant par là même toutes les conséquences de ce petit jeu. A vrai dire, je ne savais pas si ce genre de perversité était possible. C'était peut-être seulement mon imagination et mon inexpérience de la vie qui m'emmenaient sur ces pistes abracadabrantes. Je les ai laissées de côté pour un moment.
Le 28 janvier 2021 à 21:20:42 dragaiid a écrit :
Sweet l'auteur
Un peu plus tard dans la journée, je lui ai envoyé un nouveau message. Il ne fallait pas trahir la méfiance qu’elle avait fait naître en moi, simplement être plus entreprenant et provoquer une réponse de sa part. Ne pas faire face une fois encore à cette notification insupportable comblant l'absence de réponse. Je lui ai fait une proposition claire.
« On pourrait se voit pendant les vacance si tu es là. »
Elle m'avait répondu dans les deux minutes suivantes, à ma grande surprise.
« Bien sûr, je suis là.
— Tu voudras sortir un peu ?
— J'ai des examens à la rentrée, pas toi ? ».
Effectivement j'avais des examens en janvier mais je m'en préoccupais peu. Cette réponse donnait la décourageante impression qu'on ne partageait pas la même envie de se revoir, à moins qu'elle ne me fasse marcher. Je me sentais dans l'incapacité de rebondir, mais elle s'est soudain remise écrire. Mes yeux étaient rivés sur les trois petits points qui s'animaient en bas de la conversation, jusqu'à ce que le message suivant apparaisse :
« On pourrait aller à la B.U. Je comptais y aller à 17h mardi prochain, comme d’habitude.
— Pourquoi pas. Mais pas de cache-cache cette fois-ci. ».
Elle avait lu mon message sans y répondre. Alors, pour officialiser le rendez-vous, j’avais finalement envoyé : « 17h à la bibliothèque mardi soir, comme à notre habitude. ». Le rendez-vous était fixé. C'était bien peu de choses, mais je ressentais un énorme soulagement. La situation semblait se débloquer, et c'était grâce à cette nouvelle approche. Aujourd’hui, je réalise à quel point elle tirait les ficelles. Même si ce rendez-vous était né de mon initiative, elle avait fixé les conditions. J’avais naturellement accepté, tout comme j'acceptais cette façon désagréable de communiquer. Sans broncher, dans l'espoir que mon désir se concrétise et que la douleur s'en aille. Au fond de moi, j'y croyais encore. Et pour tirer des conclusions, il fallait que j’aille à ce rendez-vous. « Vu : 17:24 ».
Alors j’y suis allé. C’était le mardi 20 décembre 2016. J'avais fait la route à pied, soit dix bonnes minutes de marche dans un froid saisissant. Les rues de la ville étaient encombrées par les personnes qui rentraient du travail. Un camion-poubelle en face de la faculté générait un petit embouteillage. Pour la première fois, je me rendais ici pendant les vacances. Il était presque dix-sept heures quand je suis arrivé à destination. En franchissant les portes automatiques coulissantes du bâtiment, j'ai ressenti une atmosphère encore différente. Un calme saisissant imprégnait les lieux, comme s'ils étaient entièrement dédiés à notre rencontre. Je n'ai croisé personne, si ce n'est la documentaliste, focalisée sur son poste de travail qui m'a adressé un bonsoir cordial. Après avoir emprunté les escaliers, je suis finalement arrivé à ma place habituelle au premier étage. Elle n'était pas encore là. A travers les baies vitrées, j'apercevais les dernières lueurs rouges du soleil en train de se répandre sur les nuages à l'horizon. Les alentours de la faculté étaient déserts, personne n'allait et venait comme d'habitude. Tout semblait immobile.
J’étais stressé, car persuadé que le moment était venu de la rencontrer pour de bon. On allait briser ce mur d’apparences derrière lequel on s'était confortablement installés depuis plus d'un mois. En réalité, j'avais tort. Ce qui m'attendait était complètement différent. Dix minutes plus tard, elle montait l'escalier derrière moi. J'avais reconnu le bruit caractéristique de ses talons sur les marches en lino. Elle portait les mêmes bottines en cuir marron que d'habitude. Je ne tenais pas à être pris pour un dégénéré avant même de lui avoir adressé la parole, alors j'avais fait comme si je ne savais pas que c'était elle. Il ne restait plus qu'à attendre qu'elle me remarque et se dirige vers moi désormais. C'était l'affaire d'une dizaine de secondes, tout au plus. Je l'ai entendue se rapprocher, puis passer à côté de moi, d'un pas relativement calme. L'odeur de son parfum est venue m'enivrer un instant et confirmer mon intuition. Puis elle a continué, jusqu'à sa place habituelle, à quelques mètres sur ma gauche. Elle s'est installée sans même me regarder. Je suis resté stupéfait un instant, à l'observer sans comprendre. Elle ne pouvait pas m'avoir raté. J'étais la seule personne ici présente, mais surtout, j'étais la raison même de sa venue. Elle savait que j'étais cette personne, avec qui elle échangeait des regards chaque mardi soir. Il ne pouvait pas y avoir d'erreur. Elle a sorti ses affaires et s'est mise à lire quelque chose dans un classeur. Je ne savais pas comment réagir. La salle était entièrement vide. Il n'y avait qu'elle et moi, dans cet aquarium au milieu de tout. Pourtant, là encore, nous semblions appartenir à deux dimensions parallèles. Les secondes se sont écoulées, lentement. J'avais l'impression que les battements de mon cœur résonnaient à travers la pièce toute entière. Pour gagner un peu de temps, j'ai fait comme si j'étais occupé à écrire quelque chose sur mon téléphone. Elle devait être en train de jouer avec moi encore une fois. Quel mépris.
Je me souviens encore de cet instant où j'ai relevé les yeux vers elle, et j'ai réalisé qu'elle me regardait. Mon esprit a vacillé, puis j'ai réussi à discerner l'expression de son visage. Son regard perçant dégageait une étrange assurance. Il y avait encore ce quelque chose d'inexplicable, un signal mystérieux dont je percevais l'extrême franchise mais dont j'ignorais totalement le sens. Mais le plus saisissant était ce sourire qui m'était destiné et qu'elle n'avait jamais affiché auparavant. Elle a continué de me regarder ainsi. Cela a duré une seconde, peut-être deux. Durant cette intervalle, le temps s'est arrêté. J'ai un souvenir très clair de ce sourire. Quand il revient au galop dans mes pensées — et c'est le cas actuellement — je trouve un moyen de le faire disparaître. Elle avait détourné le regard et s'était remise à lire quelque chose dans son classeur. A peu près au même moment, je me suis mis à scruter la nuit naissante au travers de la vitre et j'y ai vu mon propre reflet. Je me suis senti lâche et ridicule de ne pas avoir encore agi. Les erreurs se répétaient, identiques à celles dont j'avais cru tirer leçon quelques jours plus tôt. Je ne saurais expliquer pourquoi cette fois-ci, j’avais perdu l’espèce de confiance aventureuse qui me poussait à la regarder. J'ai soudain eu l'impression de prendre conscience de toute la frustration accumulée depuis notre premier regard croisé. Cette sensation de lucidité soudaine a fait basculer mon état d'esprit. Je me suis senti prêt à aller la voir, à me jeter dans la gueule du loup. Alors que je m'apprêtais à me lever, mon téléphone s'est mis à afficher le signe d'une notification. Elle venait de m'écrire un message.
« Faisons comme avant. »
Cette fois-ci, c'est moi qui n'ai pas répondu. Je suis resté à ma place, envahi par le doute. Elle venait de balayer cet élan de courage qui m'avait parcouru l'esprit. J’étais comme ensorcelé par sa présence. La nuit était tombée et la salle baignait toujours dans un silence total. Peut-être y avait-il quelques étudiants disséminés ici ou là dans l'ensemble du bâtiment, mais ici je n'en apercevais aucun. Elle ne voulait pas que l'on brise cette glace. C'était pourtant la chose que je pensais obtenir à travers ce rendez-vous, mais une fois encore, j'avais mal anticipé l'événement. Ce soir, nous devions faire comme avant.
Faire comme avant... C'était tout ce que j'avais désiré depuis deux semaines, mais elle n'était pas venue. Ce soir, alors qu'elle était finalement à quelques mètres de moi et qu'elle me faisait cette proposition par message interposé, j'en étais totalement insatisfait. Mon imagination avait façonné les choses différemment. Faire comme avant signifiait en rester à ces regards énigmatiques, or je n'en voulais plus désormais. Je voulais la rencontrer, plus que tout. J'ai réfléchi quelques instants, les yeux rivés sur son message. Accablé entre la surprise et la déception, je n'ai plus osé la regarder. Pourtant, j'avais l'impression désagréable que son regard était posé sur moi, dans l'attente d'une réaction. Je me sentais affaibli, presque rabaissé par cette façon imprévisible d'orchestrer notre rendez-vous. La légèreté des premiers instants s'était évaporée. Son comportement me dépassait complètement. J'ai songé à ranger mes affaires et à partir sous le coup de la frustration, mais après avoir ravalé ces émotions, j'ai décidé d'ignorer son message et d'aller à sa rencontre.
Ce soir là, quelque chose de nouveau est né en moi, un sentiment que vous ne pouvez pas encore comprendre, mais qui n'a cessé de revenir, pour ne plus jamais me lâcher aujourd'hui. J'ai rangé mon téléphone dans ma poche et quand je me suis de nouveau tourné vers elle, j’ai réalisé qu’elle n’était plus là.
Une légère stupéfaction. C'est ce que j'ai ressenti à cet instant. Son classeur était toujours sur la table, son manuel aussi. Je n'arrivais pas à estimer le temps que j'avais passé sur mon téléphone à l'instant, peut-être dix secondes, peut-être bien plus. Elle était sans doute partie aux toilettes. Quelques minutes se sont écoulées pendant lesquelles je suis resté assis, complètement seul au milieu du silence. L'obscurité de la nuit enveloppait le complexe. Sur la baie vitrée, je ne voyais que les reflets de la salle dans laquelle je me trouvais. Je me contentais d'observer les environs sans me retourner. Mais tout est resté immobile, de longues minutes encore. Gagné par l'impatience, je me suis levé et j'ai commencé à regarder un peu partout autour de moi. J'ai parcouru les rayons de la bibliothèque dans l'espoir de la trouver. Il n'y avait pas la moindre âme qui travaillait ici. En passant à proximité de l'accueil, j’ai dévisagé la documentaliste comme si son regard allait m'apporter une réponse. Cet endroit n'était plus le refuge paisible de mes soirées solitaires. Il m'assaillait soudainement d'une angoisse inexplicable. D'un pas pressé, je me suis dirigé vers les sanitaires pour femmes. Les cabines étaient déverrouillées, et comme à peu près partout à ce moment, je n'y ai trouvé personne. En remontant précipitamment au premier étage, ma respiration a commencé à s'accélérer. Il y avait toujours mes affaires sur le vaste plan de travail. A quelques mètres sur la gauche, il y avait le classeur et le manuel, seuls témoins de son passage éphémère. Sans ces éléments, j'en serais peut-être venu à supposer l'impossible, à croire qu'elle s'était évaporée, ou que j'étais en train de devenir fou. J'avais repris mon téléphone pour lui écrire, lui demander si elle avait eu un empêchement soudain. Le message avait été lu à l'instant où je l'avais envoyé. Elle scrutait donc notre conversation. Pourtant elle n'a pas répondu.
Je me suis rendu là où elle était quelques minutes avant de disparaître. Elle ne me laissait pas le choix. La seule chose à faire pour essayer de comprendre quelque chose était de fouiller dans ses affaires. Je me suis penché sur le classeur grand ouvert. Il était vide. Il y avait bien quelques pochettes plastiques que j'ai retournées à la hâte, mais pas le moindre document à l'intérieur. Il n’y avait aucun matériel susceptible de lui appartenir sur la table non plus. Le manuel était celui qui m'avait permis de remonter vers son profil internet quelques semaines plus tôt. Il portait le tampon de la bibliothèque. Alors, dans une ultime tentative, je suis retourné voir la documentaliste pour lui demander si elle avait vue une étudiante sortir. Elle n'a pas su me le confirmer. J’ai encore en tête cette double impression. Je lui ai tendu le manuel en lui demandant si elle avait le nom des personnes qui l’avaient emprunté. Son regard a trahi une certaine incompréhension. Là encore, elle n'a pas pu m'apporter de réponse. Pourtant, sur la dernière page du manuel se trouvait une petite étiquette avec un tableau recensant des numéros. C'était les numéros affiliés aux étudiants qui avaient emprunté le manuel auparavant.
« Avec ce numéro d'étudiant, vous ne pouvez pas me dire qui a emprunté ce manuel ?
— Non monsieur, c'est interdit par le règlement. Ça nous permet de savoir qui a emprunté le livre et de protéger votre anonymat par rapport aux autres étudiants. »
Rien ne m’a permis de savoir si l’un de ces numéros était le sien. J'ai reposé le manuel à côté du classeur vide. Avant de m'en aller, j’ai refait un tour entier de la bibliothèque. J'étais seul, complètement seul. Les grandes baies vitrées n'étaient plus que des murs sombres sans perspective. Jamais cet endroit ne m'avait semblé si coupé du monde. Il était noyé au milieu des ténèbres. Mes mains étaient moites. Je suis rentré chez moi, honteux. Ce soir-là, elle m'a réellement atteint. Les questions se sont multipliées dans ma tête sans qu'aucune réponse ne puisse encore se profiler. Nous n'avions pas pu nous rencontrer. Rien n'avait évolué. J'étais plus frustré et agacé à son égard que jamais, rongé par une sensation d'échec cuisant, une humiliation, et profondément seul.
Alors je l’ai supprimée de mes contacts, ces fameux « amis ». Je n’ai pas cherché à comprendre ce que sous-entendait ce regard malicieux, ni même les véritables raisons de sa disparition ce soir-là. Ça ne m'intéressait plus, il fallait lâcher prise. J'étais furieux et désespéré, mais surtout, une intuition me disait de changer de voie. Comme si j'avais subitement sondé la profondeur de ce tunnel dans lequel je m'étais engagé. Comme si j'avais compris jusqu'où il pouvait m'emmener. En réalité, je ne pouvais pas comprendre grand chose, je venais à peine de franchir ses portes. Mais cette intuition était étonnamment juste. Il aurait fallu que j'en sorte. Malheureusement, avant même cet éclair de lucidité, les portes se refermaient déjà derrière moi. A partir de ce moment, j'ai progressivement oublié cette fille qui m'avait fait souffrir. Je suis retourné quelques fois à la bibliothèque, mais jamais je ne me suis rassis à cette place au premier étage.
Il fallait se ressaisir, faire émerger de nouveaux repères. Les fêtes de fin d'année m'ont alors permis de rompre avec ce grand manège de confusion et d'insatisfaction. Quelques coups de téléphone passés à mes parents durant le mois de décembre ont suffi à planifier mon retour. Le 23 décembre, par une matinée pluvieuse, j'ai pris la route en direction de ma ville natale, à plusieurs centaines de kilomètres vers le nord. J'ai traversé l'agglomération morne de cette ville avec la délectable impression de m'en échapper. Je retournais là où j'avais grandi, là où tous ceux qui comptaient réellement pour moi demeuraient encore. En apercevant les premiers grands espaces ruraux, j'avais sorti de la boite à gants l'album de Neil Young, The Harvest, que je réservais à ces agréables voyages. La traversée d'immenses vignobles accompagné par ces mélodies m'évoquait de vieux souvenirs d'enfance. Cette chaleur dans l'habitacle tranchait avec la désolation du paysage alentour. De vieilles maisons en pierre parsemaient ci et là les grandes étendues défeuillées par l'hiver. La lumière de l'après-midi appuyait encore le caractère romanesque de ces paysages amers. Plusieurs heures plus tard, les silhouettes écrasantes des usines de la zone industrielle se sont révélées à l'horizon. Mon voyage touchait à sa fin. Autrefois, leur immensité me terrifiait, mais pour la première fois, cette vision me réchauffa le cœur. Mes parents allaient bien. Ces jours passés à leurs côtés me permirent de me ressourcer. Mon père vivait avec entrain sa nouvelle vie de retraité. Il avait fait l'acquisition d'un vélo dont il se servait plusieurs fois par semaine dans le club cycliste d'une commune avoisinante. Ma mère n'avait cessé de se plaindre de son travail à l’hôpital, et plus globalement de la situation de tous ses collègues. Pourtant, elle semblait avoir le moral.
Pendant les fêtes, j'étais resté relativement élusif sur ma nouvelle vie. Il n'était pas question d'évoquer ces premiers mois difficiles, mais plutôt de les enterrer une bonne fois pour toutes. Mon master se poursuivait, je faisais ce qu'il fallait sans broncher. J'avais évoqué le club de Go qui pimentait un peu mon quotidien. Pour le reste, l'appartement était relativement confortable. Mon père n'avait pas manqué de rappeler que c'était grâce à lui que j'avais pu m'installer là bas. S'il n'avait pas été abonné à la newsletter de cette petite agence immobilière, nous n'aurions jamais eu connaissance de cette opportunité qui n'était pas relayée sur les grands sites d'annonces. Pour autant, je lui avais fait relativiser l'idée un peu trop élogieuse qu'il se faisait du studio. Il y avait toujours ce satané rongeur qui m'empêchait de faire mes nuits, ainsi que cette odeur d'humidité persistante dans les parties communes. Les fêtes furent heureuses, comme d'habitude. Ce fut le véritable cadeau de ces vacances, cette prévisibilité chaleureuse. Le 3 janvier au matin, je repartais le cœur léger, pensant pouvoir reprendre un train de vie ordinaire.
Belle surprise. C'est vraiment bien écrit.
On met ça en favoris pour des raisons évidentes.
Hop hop hop il faut la sweet maintenant
Après quatre mois passés dans cette petite ville, tout ou presque m'était encore inconnu. La seule chose qui m'avait mené ici était ce master de droit dont la spécialité n'était pas disponible dans l'université de ma ville natale. Je n'avais jamais éprouvé la moindre envie de venir auparavant. Ce matin de janvier, sous un ciel d'une blancheur nacrée, j'ai quitté la vallée de mon enfance pour y retourner. Cette fois-ci, seul m'accompagnait le bruit des essuie-glaces balayant machinalement les quelques flocons sur le pare-brise. A perte de vue défilaient des paysages d'hiver immuables, aussi blancs que le ciel. Je m'étais lentement perdu dans des pensées incohérentes, hypnotisé par la beauté de ce spectacle mélancolique. Les bons moments de ces jours passés, tout ce que je laissais derrière moi sans vraiment le vouloir. Je savais que cette mise à l'écart n'avait rien d'éternel, il fallait juste boucler ces deux années d'études efficacement. Rien ne m'empêchait ensuite de trouver du travail près de ma famille.
Sur le papier, cela n'avait rien d'insurmontable et j'ai pensé pouvoir suivre ce plan sans embûches. Quatre mois seulement après mon installation, force était d'admettre que la solitude pesait malgré mon tempérament solitaire. Par pudeur, je n'avais pu faire ce constat qu'à moi-même, et à vous désormais, qui ne me connaissez pas réellement. Je n'avais jamais réalisé l'importance de certaines choses jusqu'à cette année-là, jusqu'à cette privation nouvelle. Je percevais ce bonheur insoupçonné au travers de souvenirs polis par le temps. De lointains souvenirs. Le soleil d'une matinée qui traverse les stores du salon. L'odeur des jardinières sur la terrasse et le bruit de l'eau qui se déverse de l'arrosoir, dans les mains de ma mère. Je ne sais même pas si j'ai vécu cet instant, ou si je l'ai rêvé un beau jour, pour finir par y croire. Où est passé le reste, ce que le temps n'a pas retenu ? Entre ces bribes devenues mystiques, il y a des fissures obscures qui n'ont cessé de s'élargir. Là où s'accumule tout le reste, ce qui est tombé dans les abysses du temps. Parfois, j'arrive à repêcher un instant, par le fruit du hasard, comme si j'avais tendu la main dans un puits sans lumière pour y saisir quelque chose.
A la nuit tombante, les lumières lointaines d'une petite ville surplombant la campagne m'avaient fait sortir de ces divagations. J'approchais lentement de mon point d'arrivée. En sillonnant la périphérie, les stigmates de cet endroit cafardeux apparaissaient de nouveau. Sur quelques entrepôts abandonnés, on lisait encore en lettres délavées le nom de sociétés disparues. De vieux néons publicitaires luisaient au milieu de la nuit, comme pour empêcher les ténèbres de tout engloutir. Cet endroit était le reflet vivant de mes songes. Il subissait un lent processus de délaissement, comme ces moments de vie passés et disparus dans l'oubli. Le fait d'avoir été chez moi quelques heures plus tôt ne faisait qu'amplifier cette sensation. En contournant le rempart ouest de la ville, j'avais fini par arriver dans cette longue rue en pente. Mon appartement était niché au milieu d'une série de pavillons mitoyens aux façades salies par le temps. Il régnait toujours dans la cage d'escalier cette odeur d'humidité légèrement masquée par les produits d'entretien. J'habitais au premier étage, derrière la porte de gauche. Sur ce petit pallier d'environ deux mètres carrés se trouvait une échelle métallique permettant de monter dans le grenier par une petite trappe. Face à la porte de chez moi, une seconde porte, celle de l'appartement donnant sur la rue. Il y avait en tout et pour tout quatre appartements dans ce petit immeuble, deux au rez-de-chaussée, et deux au premier étage. Dehors, la neige s'était mue en une pluie glaciale. Il était environ vingt-et-une heures quand je suis arrivé.
Exténué par le voyage, je me suis simplement avachi sur le canapé-lit déplié, avec l'ordinateur et un paquet de chips acheté dans une station-service. Toutes mes affaires étaient étalées sur le plancher. J'ai flâné sans but sur les réseaux sociaux avant de disparaître dans un sommeil de plomb. Cette nuit ou la suivante – ma mémoire me faisant légèrement défaut – j'ai eu la sensation de me réveiller en sursaut dans la pénombre de cette pièce, sans savoir où je me trouvais. Encore désorienté par le voyage, il a fallu quelques secondes pour que je réalise que j'étais dans cet appartement. J'ai voulu sortir du lit pour aller chercher une bouteille d'eau mais ma main s'est posée contre un mur qui m'a fait perdre toute idée de ma position. C'était comme si je m'étais retourné pendant mon sommeil, et que tous mes repères s'étaient inversés. En roulant dans la direction opposée, je me suis retrouvé contre un autre mur m'empêchant là aussi de descendre. A genou sur le lit, j'ai cherché en tâtonnant autour de moi, une ouverture. Mes mains ont parcouru le mur froid, longuement. Progressivement, l'irrationnelle sensation d'être emmuré a émergé de mon esprit. Quelque chose s'est mû dans les draps à côté de moi, un court instant. Je me suis réveillé sur le canapé-lit, seul sous une couverture humide. L'ordinateur est tombé par terre, me confirmant qu'il n'y avait pas de mur sur ma gauche. Sur le coup, j'ai pensé que le rongeur dans le grenier s'était frayé un chemin à travers le plafond pour atterrir à mes côtés, mais il n'en était rien. Après avoir repris mes esprits, je suis allé chercher une bouteille d'eau.
Ce cauchemar m'était familier. Il m'avait même valu une fracture de la clavicule gauche et un traumatisme crânien léger quand j'avais huit ans. A cette époque, je dormais sur un lit superposé. Le rêve m'avait poussé à basculer et faire une chute de presque deux mètres. Mes parents avaient entendu un grand « boum » avant de me retrouver inconscient sur la moquette de la chambre. J'avais retrouvé mes esprits sur la table de radiologie. C'est peut-être le seul rêve pendant lequel j'ai toujours eu l'impression d'être pleinement lucide.
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- LeslieCheung
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- 24 janvier 2021 à 18:56:26
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