Ce matin-là, en parcourant le planning, mes yeux se sont arrêtés sur une ligne qui semblait anodine, mais dont je savais qu’elle allait marquer ma journée : Préparation pour hémorroïdectomie, rasage intégral requis.
C’était une tâche comme une autre, techniquement. Mais parfois, il y a des rencontres qui transforment l’ordinaire en quelque chose d’inattendu.
Lorsque j’ai poussé la porte de la chambre de Monsieur Bernard, je l’ai vu, assis sur le bord du lit, les mains croisées sur ses genoux, un sourire discret flottant sur ses lèvres. Il avait ce mélange de nervosité et d’ironie qu’on devine chez ceux qui préfèrent rire des situations gênantes plutôt que de s’y abandonner.
- Bonjour, Monsieur Bernard, ai-je dit en entrant. Je suis Thomas, l’infirmier qui va vous préparer pour l’intervention.
Il a levé les yeux vers moi, et son regard clair a accroché le mien un peu plus longtemps que nécessaire.
- Me préparer ? a-t-il demandé avec un demi-sourire. C’est-à-dire ?
Je me suis raclé la gorge, un peu troublé, sans savoir exactement pourquoi.
- Eh bien… pour cette opération, il est nécessaire de raser la zone opératoire. Cela inclut… les alentours de l’anus.
Un silence. Puis il a éclaté de rire, un rire franc et chaleureux.
- Vous n’y allez pas par quatre chemins, vous. Très bien, je vous fais confiance. Mais allez-y doucement, hein ?
Je me suis surpris à sourire, presque malgré moi. Il y avait dans son ton une légèreté qui me désarmait.
Je suis allé chercher mon matériel, essayant de m’ancrer dans mes gestes pour ne pas trop penser à ce curieux mélange d’embarras et de fascination qui m’habitait. Lorsque je suis revenu, il était déjà allongé sur le côté gauche, comme si cette posture n’avait rien d’inhabituel.
- Vous êtes prêt ? ai-je demandé en m’approchant.
- Allez-y, me lança-t-il. Je suis entre de bonnes mains, non ?
Il y avait dans sa voix une chaleur qui me fit lever les yeux vers lui. Nos regards se croisèrent brièvement. J’ai senti mes joues chauffer, mais je me suis repris.
La mousse antiseptique a glissé doucement sur sa peau, et j’ai commencé à travailler avec une précision presque mécanique, mais mon esprit, lui, n’était pas aussi détaché. Chaque mouvement, chaque contact semblait imprégné d’une étrange intimité.
- Vous avez des mains douces, m’a-t-il murmuré soudain, brisant le silence feutré de la pièce.
J’ai relevé les yeux, surpris, et j’ai vu un éclat d’amusement dans son regard.
- C’est important pour le métier, ai-je répondu avec un sourire, essayant de rester professionnel malgré le frisson qui me traversait.
Le temps semblait suspendu, chaque geste devenant un dialogue muet entre lui et moi. Ce qui aurait dû être une tâche purement technique prenait une autre dimension, comme si une tension imperceptible s’insinuait dans l’air.
Quand j’ai terminé, j’ai reculé légèrement, reprenant mon souffle sans vraiment m’en rendre compte.
- Voilà, c’est terminé, ai-je dit doucement. Vous êtes prêt pour l’opération.
Il s’est redressé lentement, réajustant sa tenue avec un sourire qui semblait porter un secret.
- Merci, Thomas. Vous faites ça avec… délicatesse.
Il y avait dans sa voix une sincérité qui me troubla davantage que je ne voulais l’admettre.
En quittant la chambre, je me suis surpris à penser à lui plus que je ne l’aurais imaginé. Peut-être était-ce son regard ou sa façon de transformer une situation banale en un moment qui semblait suspendu hors du temps.
Être infirmier, c’est souvent entrer brièvement dans l’intimité des autres. Mais ce jour-là, j’ai senti que quelque chose, peut-être, avait franchi cette ligne invisible.
Et je me suis demandé, en marchant dans le couloir, si lui aussi l’avait ressenti.
