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Supprimé- 1
I
Pour les plus jeunes, des concepts comme la démocratie ou l’État de droit n’étaient que des concepts vagues, abstraits, tout aussi théoriques que les cours d’algèbre ou de physique que l’Éducation Nationale peinait à leur inculquer. Pour les plus âgés, c’était le souvenir lointain d’une époque bénie, baignée de liberté. Ce temps était désormais révolu. Les crises économiques se suivaient sans répit. Une s’achevait à peine qu’une autre venait prendre sa place. Aux quatre coins du globe, les conflits armés inter-étatiques se multipliaient, bien éloignés des guerres asymétriques qui avaient érodé des continents entiers durant les deux premières décennies du nouveau millénaire. Sur le territoire national, les actes de terrorisme et les crimes commis par des truands à la petite semaine étaient devenus si nombreux que les médias peinaient à les relayer, ne sachant plus où donner de la tête. Le taux de morts par homicide volontaire était devenu comparable à celui de l’Afrique du Sud ou du Venezuela. Les forces de l’ordre étant submergées, les citoyens ont commencé à s’organiser en milices d’auto-défense armées. La situation était hors de contrôle. Le pouvoir en place a donc décidé de prendre des mesures radicales pour ramener l’ordre au sein des frontières de l’Hexagone. La Constitution fut amendée, les droits fondamentaux abrogés. La Gendarmerie fut dissoute, ses effectifs reversés dans la Police Nationale, et remplacée par des régiments de l’armée de terre constitués spécialement pour le maintien de l’ordre. Leur mission était de suppléer les forces de police lors de mission de choc. Les soldats n’étaient pas soumis aux règles d’engagement de droit commun qui liaient les flics ordinaires. Ils traitaient avec des méthodes expéditives les soulèvements populaires, les points de deal, les individus représentant un danger pour autrui sur la voie publique, ainsi que les fugitifs. La loi martiale fut votée à l’issue de débats violents au Parlement, attirant les foudres des institutions supranationales. Un couvre-feu fut instauré pour les mineurs et dans les zones défavorisées. La peine de mort, déjà réinstaurée de fait sur le terrain avec les unités spéciales de l’armée, fut réintégrée dans le Code pénal. Le pays avait échangé sa liberté contre une sécurité perdue.
Vincent avait connu l’époque précédant la négation des droits de l’Homme par un État omnipotent. Il faut dire qu’il approchait de la cinquantaine. Et la situation avait basculé il y a une petite quinzaine d’années. Comme la majorité de ses compatriotes, lassé de voir son pays devenir un coupe-gorge, il avait sereinement glissé dans l’urne son bulletin au nom du candidat qui promettait d’utiliser la manière forte pour assurer la protection de ses administrés. Citoyen modèle, il avait la conscience tranquille, et n’éprouvait aucune empathie pour les criminels qui se balançaient au bout d’une corde, après qu’un journaliste au sourire éclatant n’ait résumé aux spectateurs leurs méfaits, dans son écran de télévision, le samedi soir, jour des exécutions, juste après le journal télévisé. Il estimait qu’il s’agissait d’un mal nécessaire, et que la loi du Talion était le seul moyen de dissuasion bénéficiant d’un peu de crédibilité. La justice réparatrice et la prévention avaient largement eu le temps de faire la démonstration de leur inefficacité. L’heure était venue de repasser à une justice punitive. Cette conviction ne l’avait quitté que quelques semaines auparavant. Lorsqu’il avait été condamné par un jury populaire à subir la peine capitale. À tort. Il était innocent du crime dont on l’accusait. Mais le peuple exigeait un coupable, peu importait qu’il ne soit qu’un bouc émissaire, dont le seul tort avait été de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. L’Administration pénitentiaire était particulièrement zélée à appliquer de tels jugements, et les détenus ne restaient jamais plus de quelques mois dans le couloir de la mort. Alors, quand le directeur de la maison centrale de Nantes, tentaculaire complexe bétonné où étaient enfermés des milliers de prisonniers, construit en hâte pour faire face à l’augmentation exponentielle de la population carcérale suite au durcissement de la politique pénale, avait proposé à Vincent de participer, ce dernier, cadavre en sursis, avait naturellement sauté sur l’occasion, s’empressant d’accepter avant même d’entendre les modalités de cette nouvelle édition.
En effet, le ministère de la communication, en charge notamment de la gestion des quatre chaînes de télévision publique, les chaînes privées étant réservées à une élite économique qui pouvait s’acquitter du montant astronomique de leur redevance, avait constaté un inquiétant déclin de l’intérêt du public pour le spectacle qu’offraient les pendaisons du samedi. Aucun suspens, une mise en scène plate, une mise à mort insipide, au mode opératoire demeuré inchangé depuis la première programmation, une énonciation morne des faits dont le détenu s’était rendu coupable… Insuffisant pour maintenir l’engouement initial des téléspectateurs. Les grandes entreprises, qui payaient à prix d’or quelques secondes de publicité sur ces créneaux autrefois si appréciés, commençaient à bouder l’émission. Le gouvernement avait ainsi amèrement constaté que le récent tarissement de cette source financière était responsable d’un déficit notable dans les finances publiques. Le ministre convoqua en urgence ses conseillers pour rendre les exécutions à nouveau attractives aux yeux de la ménagère de moins de cinquante ans, et être en mesure de vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola pour une somme exorbitante. Telle fut la genèse du formidable succès que fut, dès sa première diffusion, l’émission “Qui veut gagner son absolution”. Le concept était simple. Un nombre déterminé de condamnés à mort, le plus souvent une cinquantaine, composait l’intégralité des participants. Une compétition de nature aléatoire était organisée, et le gagnant se voyait octroyer la grâce présidentielle par le chef de l’État en personne, sous l’œil attentif des caméras. Les candidats malheureux, eux, regagnaient leur cellule. Du moins, ceux qui survivaient à l’épreuve. Ce qui était rare. Par exemple, la première édition consistait à lâcher quarante condamnés dans un espace forestier, ceinturé de clôtures électrifiées à très haute tension, le lauréat du titre étant celui qui resterait le dernier debout. Le public fut ravi du spectacle qu’offraient ces repris de justice en train de se massacrer sous l’œil avide des caméras, et la chaîne battit des records d’audience. Pour le plus grand bonheur des industriels, qui s’arrachaient les trop courts créneaux publicitaires émaillant l’innovant programme. Un autre édition notable avait consisté à parachuter cinquante criminels en plein cœur de la forêt amazonienne, à plusieurs dizaines de kilomètres de toute trace de civilisation. Uniquement équipés d’une carte et d’une boussole, ils devaient progresser par leurs propres moyens, et assurer eux-mêmes leur hydratation et leur subsistance pour atteindre un point d’extraction. Les cameramen, suréquipés et surarmés, n’avaient pas loupé une miette de la lente agonie des participants, englués dans des sables mouvants, broyés par la mâchoire d’acier d’un alligator, succombant durant des heures au venin d’un serpent ou d’une mygale, ou simplement tombant d’inanition, quand ce n’était pas la fièvre d’une maladie tropicale qui les emportait. Voilà de quoi attiser l’intérêt d’un public devenu si blasé. Pour l’édition à laquelle Vincent aurait l’honneur de participer, les producteurs du programme avaient de nouveau fait preuve de créativité.
II
La pièce où Vincent était enfermé avec les autres candidats était aussi spacieuse et haute de plafond qu’un gymnase, éclairée de larges néons accrochés au plafond, qui diffusaient une lumière crue et laiteuse sur les murs de fer délimitant la salle. Vincent estimait que cela faisait facilement une heure qu’ils piétinaient sur place. Un mélange d’impatience contenue et de fébrilité rendait l’atmosphère électrique. Personne ne savait à quel genre d’épreuve ils devraient faire face pour regagner leur liberté. Et assurer leur survie. Vincent avait trompé son ennui en comptant le nombre de concurrents qui faisaient les cent pas, sillonnant la pièce de long en large, restant adossés au mur en gardant un silence inquiet, ou essayant en vain de tuer le temps en parlant avec un voisin dont la physionomie ne paraissait pas trop réfractaire à un échange verbal. Lui compris, ils étaient un peu moins de soixante. Son regard se porta vers un large portail coulissant d’acier, qui devait s’ouvrir en s’enfonçant dans une étroite tranchée creusée dans le béton, dont un côté dépassait légèrement du pied de la porte. En attendant, cette issue était hermétiquement close. Elle avait été installée sur le mur opposé à celui par lequel ils étaient entrés au compte-gouttes, par une petite porte succédant à un interminable corridor qui sillonnait les entrailles de la maison centrale Robert Badinter, l’énorme complexe pénitentiaire fraîchement construit en Loire-Atlantique. Le choix d’un tel nom de baptême pour un endroit où les taulards mouraient par dizaines tenait du cynisme le plus glacial. Sur les arêtes séparant plafond et murs, des caméras, hors de portée des participants, balayaient inlassablement en contrebas, s’arrêtant parfois d’interminables minutes sur un visage, le suivant sans relâcher leur attention, avant de s’intéresser à un autre condamné. Vincent savait parfaitement de quoi il retournait, pour avoir visionné assidument les précédentes éditions de “Qui veut gagner son absolution”, du temps où il était un homme libre. Les épisodes étaient diffusés le premier samedi soir du mois, en direct avec un léger différé, le temps pour la régie de choisir les images les plus explicites, les plus racoleuses, les plus choquantes. Les plus vendeuses. Avant la compétition, chaque participant était présenté. L’écran se scindait en deux, la partie gauche fixée sur le condamné rongeant son frein en attendant que la compétition débute, pendant que la partie droite faisait défiler les images sanglantes des victimes de leurs crimes. La voix exaltée d’un commentateur faisait l’inventaire complet des horreurs qui avaient mené leur auteur ici. Ce préliminaire était nécessaire pour déshumaniser ceux qui allaient mourir par dizaines dans quelques minutes, le spectateur pouvait ainsi trouver une excuse à son voyeurisme malsain, en se répétant, comme un mantra, que le corps désarticulé qui gisait dans son écran était celui de quelqu’un qui avait, par ses crimes, choisi de renoncer à son statut de citoyen, et méritait son sort.
La tenue qui leur avait été distribuée donnait à Vincent une vague idée de la sauce à laquelle ils seraient mangés. Probablement une épreuve où la valeur athlétique serait un critère de victoire prépondérant. Tous étaient vêtus d’un short noir en matière synthétique, de chaussures de sport d’un modèle unique, et d’un débardeur sur lequel un numéro était floqué en gros chiffres blancs. Le sien était le 35. Outre le matricule qui leur avait été affecté, le seul élément différenciant les tenues des concurrents était la couleur de leur débardeur. À l’image de celle de la combinaison règlementaire qu’ils devaient porter en détention, leur teinte annonçait au premier coup d’œil la raison de leur incorporation dans l’univers carcéral. Il y avait une bonne moitié de rouges. Les tueurs, les meurtriers, les assassins de droit commun. Ceux qui avaient ôté volontairement la vie à leur prochain, la plupart du temps pour des motifs crapuleux ou sentimentaux. La petite frappe qui a poignardé une grand-mère pour lui arracher son sac à main. Le mari humilié par l’adultère de sa femme qui pensait retrouver son honneur bafoué en étranglant l’épouse infidèle. Ils constituaient l’essentiel de la population de la prison Robert Badinter. Il y avait quelques noirs, évidemment. Les terroristes. Ceux assez dingues pour penser gagner une place au paradis en semant mort et désolation. Les forces de l’ordre mettaient un point d’honneur à les capturer vivants. Souvent les jambes criblées de balle, mais vivants. Pour pouvoir diffuser auprès du public un procès expéditif, et une exécution qui l’était tout autant. Très peu de verts. Vincent n’en avait compté que quatre. Seuls les grands barons de la drogue encourraient la mort. La plupart des trafiquants de produits stupéfiants n’écopaient que de quelques dizaines d’années de détention. Leur exécution était l’exception plutôt que la règle. Il fallait pour cela que le bénéfice engrangé se compte en millions, et que quelques règlements de compte par arme de guerre aient émaillé leur ascension dans la hiérarchie de leur cartel. Une bonne dizaine de roses se tenaient en retrait. Comme en prison, la méfiance était de mise pour les violeurs, qui servaient fréquemment de défouloir aux autres détenus. La plupart d’entre eux portaient encore sur le visage les stigmates auxquels leur statut de lie de la population carcérale leur avait donné droit pendant leur séjour en détention. Tous les délinquants sexuels n’encourraient pas la condamnation à mort. Il fallait qu’ils soient multirécidivistes, qu’ils aient refusé la castration chimique, systématiquement proposée comme peine complémentaire pour des crimes de cette nature, et que le viol ait été accompagné de violences graves. Faute de quoi, la réclusion à perpétuité était jugée suffisante par les magistrats. En revanche, Vincent n’avait vu qu’un seul type en jaune. Ceux-là étaient les condamnés pour homicide involontaire. Ceux qui avaient tué en raison de leur seule imprudence. Il fallait que leur manquement aux plus élémentaires mesures de sécurité soient d’une exceptionnelle gravité pour qu’un juge décide d’envoyer un de ceux-là à la potence. Un exemple qui était revenu spontanément à Vincent était l’histoire de ce conducteur qui avait pris le volant ivre mort, sous l’emprise de stupéfiants, sans assurance ni contrôle technique à jour, et avait percuté de plein fouet une famille entière, sa voiture s’étant déportée sur la mauvaise voie alors qu’il somnolait en plein excès de vitesse. Les deux passagers avant du véhicule d’en face avaient été tués sur le coup, et les enfants installés à l’arrière avaient subi d’atroces mutilations. Constatant le mal qu’il avait fait, le chauffard, miraculeusement indemne, avait fui à pied avant d’être rapidement rattrapé par les forces de police. En y repensant, Vincent trouvait une vague ressemblance entre son camarade d’infortune et le portrait du fuyard qui occupait la moitié de son écran de télévision pendant que la présentatrice du journal relatait ces faits sordides.
Vincent était le seul à porter du bleu. Le seul criminel à col blanc. Le seul traître à la Nation. C’est du moins ce que les juges avaient prétendu. Mais la vérité judiciaire ne collait pas aux faits. Jamais il n’avait profité de sa confortable position au ministère de l’Industrie pour vendre des renseignements classés confidentiels à une puissance étrangère. Quelqu’un avait trouvé le moyen de lui faire porter le chapeau. Son regard s’attarda sur un homme jeune, au visage encore rongé par l’acné, le corps maigre, les cheveux longs et gras. Vincent le reconnut immédiatement. C’était le manifestant qui avait tué un des militaires chargés du maintien de l’ordre. Ses traits juvéniles avaient illustré les gros titres pendant des jours entiers. Il participait à un mouvement de contestation mené par ce qu’il restait des partis anti-systèmes et des syndicats radicaux, et avait jeté un cocktail Molotov vers le groupe de soldats qui les faisait refluer vers l’arrière. La bouteille enflammée avait atteint un jeune caporal, dont le corps avait été carbonisé sous l’œil impuissant de ses camarades. Il n’avait pas survécu à ses blessures. L’opinion publique s’était particulièrement émue du décès de ce jeune père de famille dans l’exercice de ses fonctions, et avait fait un parallèle entre lui et son bourreau, les deux ayant le même âge. La victime s’était engagée dès sa majorité, ses états de service étaient impeccables, il était marié, et sa femme attendait leur deuxième enfant. Le tueur, lui, était un marginal qui vivotait de la générosité de parents aux revenus confortables, batifolant de mouvement contestataire en mouvement contestataire. Le peuple avait exigé sa tête à cor et à cri. Le révolutionnaire en herbe était le seul à porter un débardeur bicolore. Rouge et bleu. Tueur et traître.
Vincent fut tiré de ces souvenirs par une voix nasillarde, crachée par des haut-parleurs incrustés au plafond. Une soixantaine de visages se levèrent machinalement, attentifs.
III
Camille était terrifié. Prostré dans un coin de la salle, il considérait les autres prisonniers avec crainte. Il se sentait comme un intrus au milieu de ces tueurs de sang-froid, ces violeurs, ces gros trafiquants de drogue, ces terroristes au regard illuminé d’une lueur de folie. Il y avait même un traître à la patrie. Lui non plus n’avait pas l’air très à l’aise. Camille envisagea d’aller lui parler, avant de renoncer. Il regarda avec amertume le numéro 51 imprimé sur son maillot couleur soleil. Il ne se souvenait même pas des faits terribles qui avaient fait basculer le cours de son existence dans l’horreur la plus sombre. Ce sont les policiers, lors des auditions de sa garde à vue, à l’issue de longues heures passées en cellule de dégrisement, qui l’avaient instruit de la mort d’un jeune couple et des blessures graves infligées à deux enfants en bas âge, par sa seule faute. Son dernier souvenir était d’avoir quitté la soirée où ses condisciples de l’école d’ingénieur célébraient la fin des examens. Il avait bu comme un trou, enchaînant les shots de téquila, et accepté de tirer sur quelques pétards qui circulaient de main en main, avant de regagner l’épave à peine roulante pour laquelle il avait trimé, en parallèle de ses cours, dans les cuisines bruyantes d’une enseigne de restauration rapide. Il s’était promis de faire dès que possible le contrôle technique de sa poubelle sur roues, dont la validité avait expiré une quinzaine de jours plus tôt. Trop obnubilé par l’intensif bachotage auquel il se livrait sans modération dans ces dernières semaines du semestre, il avait remis cette échéance à plus tard. Après les examens. Le temps de mettre un peu de côté pour s’acquitter de la somme nécessaire. Son maigre salaire d’employé polyvalent à temps partiel lui permettait à peine de survivre. D’ailleurs, le prélèvement annuel de sa prime d’assurance avait été rejeté, l’ordre ayant été passé la veille du versement de son salaire, arrivé en retard. Il ferait un virement dès le lendemain. Ces bonnes résolutions, Camille n’avait jamais eu l’occasion de les concrétiser. Son départ de la soirée avait été suivi d’un gigantesque trou noir, qui avait avalé toutes les images de cette nuit de cauchemar. Il avait émergé d’un semi-coma éthylique le lendemain, un policier antipathique lui apprenant qu’il avait deux morts sur la conscience. Jugé en comparution immédiate, la pitoyable plaidoirie de l’avocat commis d’office que l’État lui avait attribué n’avait pas attendri le président du tribunal, dont le regard sévère ne l’avait pas quitté durant toute l’audience. Camille soupira. Né à la mauvaise époque. Quelques décennies plus tôt, il n’aurait risqué qu’une poignée d’années de prison. Mais la politique pénale s’était endurcie au fil des ans, jusqu’à en devenir complètement déshumanisée. Il sursauta quand une voix braillée depuis des enceintes incrustées au plafond troubla le calme relatif qui régnait jusqu’alors.
- Chers participants, bonsoir. Vous avez tous été condamnés à mort après délibérations d’un jury populaire en raison de vos crimes passés. Plutôt que d’attendre tranquillement le bourreau dans une confortable cellule, aux frais de la collectivité, vous vous êtes portés volontaires pour tenter de gagner la grâce présidentielle. Comme vous le savez, un seul d’entre vous aura la chance d’en bénéficier, les autres retourneront croupir en détention en attendant le jour où leur sentence sera appliquée, conformément aux lois de la République. S’ils survivent aux minutes qui suivront.
Un frisson parcourut l’assemblée. Le commentateur observa un silence de quelques secondes, préservant le dramatisme de sa dernière phrase, avant de reprendre :
- Le thème du jeu de ce soir est inédit. En effet, bien loin de ce qui est proposé habituellement, notre émission vous propose de courir une simple course de fond. Un semi-marathon, pour être plus précis. Le premier d’entre vous à franchir la ligne d’arrivée au bout des vingt-et-un kilomètres de parcours sera déclaré gagnant, et retrouvera sa liberté. Un nouveau départ pour une nouvelle vie.
L’anxiété de Camille s’estompa un peu. Il était jeune et svelte. À vue d’œil, même s’il n’entretenait jamais son corps, il s’estimait en meilleure forme physique que la plupart des autres prisonniers. Un fol espoir commençait à le gagner. Celui de voir le soleil se lever, demain matin. Un des hommes en vert interpella agressivement le plafond :
- Vous vous foutez de nous ? Une simple course à pied ? Ne nous prenez pas pour des cons, il y a forcément un piège.
Un murmure d’assentiment s’éleva parmi les prisonniers. Tous avaient déjà assisté à un épisode de “Qui veut gagner son absolution”, et savaient que les conditions pour gagner ne pouvaient pas se borner à simplement être plus rapide que le voisin. Les haut-parleurs émirent un ricanement :
- Vous avez vu juste, numéro 12, cher trafiquant de drogue aux mains souillées du sang de ses concurrents. Vous ne vous êtes pas élevé si haut dans le domaine des affaires illicites sans raison, à ce que je vois. De petites animations seront en effet proposées au fil du parcours, pour le bon plaisir de nos téléspectateurs, qui vous observent avec un vif intérêt depuis leur confortable canapé, bien au chaud dans leur foyer, profitant de deux jours de repos bien mérités après une semaine de dur labeur.
- Quel genre d’animations ?
Le timbre rocailleux, aux intonations corses, appartenait à un homme au teint halé, dont les cheveux grisonnants étaient plaqués en arrière. Un léger embonpoint tendait son débardeur rouge floqué d’un numéro 15 blanc. Un nouveau gloussement accueillit cette question :
- Je ne suis pas autorisé à vous en dire plus. Cependant, je suis d’excellente humeur. Je consens donc à vous exhorter à rester coûte que coûte à l’avant. Évitez à tout prix de vous retrouver en queue de peloton.
La voix se tût quelques instants, laissant le temps aux détenus d’échanger des regards interrogatifs, avant de reprendre d’un ton malveillant :
- Il y va de votre propre sécurité. Dès que la porte s’ouvrira, le jeu commencera, et vous n’aurez plus qu’à courir pour assurer votre survie. Le parcours se fera dans la campagne environnant la ville, sur des routes spécialement fermées et aménagées pour l’occasion. Soyez avertis que tout au long de l’épreuve, vous serez surveillé par les forces du 63ème régiment de maintien de l’ordre, qui a ordre de tirer sans sommation sur tous ceux d’entre vous qui essaieraient de prendre la fuite. En outre, l’intégralité du parcours est clôturée par des grillages électrifiés hauts de trois mètres spécialement installés pour vous ôter toute tentation. Aucune chance que vous ne puissiez les franchir. À présent, je vous invite à vous regrouper devant la grande porte coulissante, la partie va débuter dans une petite minute.
Camille suivit le mouvement de la foule se massant devant la lourde porte d’acier. Malgré son modeste gabarit, il tenta de se faufiler en première ligne, mais se heurta à un mur de dos aux larges épaules, et se retrouva emprisonné au milieu d’une masse compacte de corps dont l’angoisse perlait déjà la peau de gouttes de sueur. Chacun retenait son souffle. Quelques-uns esquissaient nerveusement des gestes d’échauffement des jambes ou de la nuque. D’autres rongeaient leurs ongles jusqu’au sang. Les maillots noirs marmonnaient, yeux clos, paumes tournées vers le ciel. Des cliquetis métalliques résonnèrent soudain des entrailles du bâtiment. C’était le bruit d’un mécanisme qui venait d’être actionné. La porte s’enfonça lentement dans le sol. Les concurrents des premiers rangs trépignèrent d’impatience. Pour la dernière fois, la voix sarcastique descendit du plafond :
- Chers amis, ce soir, le pays n’a d’yeux que pour vous. Offrez-lui un spectacle de qualité. Et que le meilleur gagne.
IV
Les néons s’éteignirent, plongeant la salle dans une pénombre uniquement troublée par un rai de lumière venant du haut de la porte, laissant filtrer la lumière de l’extérieur, celle du chaud soleil d’une soirée de juillet, contrastant avec la pâleur blafarde des néons. Le rectangle de jour s’agrandissait à vue d’œil, offrant aux détenus une lucarne du plus pur azur. Puis apparurent les cimes d’arbres au feuillage touffu, suivis de leurs troncs. Une fois le sommet de la porte arrivé à moins de deux mètres de haut, les hommes en tête de peloton bondirent et se hissèrent à la force des bras pour franchir l’obstacle au plus vite, et gagner dès les premières secondes une précieuse avance sur ceux qui piaffaient d’impatience derrière eux. C’était chacun pour soi, l’esprit Coubertin était un concept ici inconnu. Chacun avait misé sa vie, et était bien décidé à la conserver. Les moins souples, plus lents à passer le large montant d’acier, furent poussés sans ménagement par ceux qui les suivaient. La porte descendit à hauteur d’homme, et Camille entendit un craquement sinistre suivi d’un hurlement de douleur. Irrésistiblement poussé en avant par les concurrents moins bien placés que lui, il atteignit la porte alors que son sommet atteignait à peine ses hanches. Il la passa d’un bond souple, prenant appui d’une seule main, regardant droit devant lui une large route déverser sa langue de bitume au milieu de la campagne. Lorsqu’il se réceptionna, son pied d’appui heurta quelque chose de mou, emporté par son élan, son corps fut propulsé sur le côté, son pied toujours planté dans la masse molle, et il trébucha lourdement. Par réflexe, il se retourna, et vit un des hommes en noir gisant sur le sol, gémissant faiblement. Un de ses tibias était brisé, la pointe de l’os cassé avait percé la peau et ressortait de la jambe, laissant couler un mince filet de sang. Camille n’avait pas dû être le premier à atterrir sur ce type, les parties visibles de son corps étaient couvertes de plaies et de meurtrissures qui prenaient une coloration violacée. Avec pragmatisme, il songea que ça faisait un adversaire de moins. Il se releva, quand une violente douleur lui broya le haut du pied avec lequel il avait écrasé le ventre du terroriste blessé. Il tenta de reprendre appui dessus, mais la souffrance était si forte qu’il ne put pas avancer. Un choc violent à l’épaule le fit de nouveau chuter. Avant de heurter le goudron, il aperçut le dos d’un débardeur rose filer à toute vitesse, ignorant totalement Camille qu’il venait de bousculer. Camille se redressa, et fit peser tout son poids sur son autre jambe. Regardant autour de lui, il constata qu’outre l’homme à la fracture, quatre autres concurrents clopinaient avec peine, tenant qui leur genou cruellement écorché, qui leur épaule déboitée. Il tâta prudemment sa cheville, dans laquelle il sentait sourde les palpitations paniquées de son cœur. Une douleur vive lui fit ôter sa main par réflexe. Il réalisa que ses chances de victoire étaient réduites à néant avant même que la course ne commence vraiment. Il connaissait bien cette sensation, qu’il avait déjà vécu, dans son enfance, après une chute à vélo. Camille étouffa un cri de désespoir. En se réceptionnant pile sur ce type, il venait de se faire une entorse à la cheville.
Comme la plupart des hommes qui voient leur mort arriver, Camille était en plein déni. Il restait encore une chance. Mince, infime, mais bien réelle. Il boita aussi rapidement qu’il le put. Il prenait soin de s’appuyer le plus possible sur sa cheville saine, sautillant dès que celle tordue touchait le sol et lui envoyait une décharge de douleur. L’adrénaline atténuait les messages de protestation que son système lui envoyait dès que sa cheville était sollicitée. Il rattrapa les autres concurrents physiquement diminués par un mauvais atterrissage ou par la bousculade générale qui avait suivi le franchissement du sas de départ. Ils étaient donc cinq derrière lui. Il progressa de sa foulée claudicante pendant ce qui lui paraissait être une éternité. Il se rassurait sur ses probabilités de victoire, se remémorant les propos de la voix qui avait sommairement énoncé les conditions du jeu. “Des animations vous seront proposées”, “s’ils survivent aux minutes qui suivront”. Camille se ragaillardit. Le parcours serait certainement jalonné de pièges, vicieux et mortels. L’essentiel des concurrents, loin devant, joueraient à leur insu le rôle d’éclaireur. Les cadavres lui annonceraient la présence de ces fameuses “animations”, et avec un peu de chance et d’observation, la nature de leurs blessures lui indiquerait à quoi s’attendre. Oui, il suffisait que tous ceux qui le précédaient claquent, et que lui soit le premier à franchir la ligne d’arrivée. Après tout, aucune limite de temps n’avait été imposée. Il accéléra du mieux qu’il put, et franchit une large ligne tracée sur le sol à la bombe de peinture blanche, de part d’autre de laquelle deux hauts panneaux avaient été dressés derrière les clôtures électriques. Ils portaient l’inscription “1km”. Le moral de Camille baissa. Il n’en était qu’au début du parcours, et déjà, sa jambe valide, à force d’être la seule sollicitée, commençait à s’engourdir. Son amertume s’évanouit et fit place à une terreur qui le figea sur place. Loin derrière lui, des hurlements déchirants résonnaient, étouffés par le bruissement d’une brise légère se faufilant entre les feuilles des arbres. Paralysé par la peur, Camille se rappela des paroles de la voix, que son esprit avait occulté pendant qu’il tâchait de retrouver sa motivation après avoir constaté qu’il était blessé. “Évitez à tout prix de vous retrouver en queue de peloton”.
Son sang se glaça dans ses veines. Il se fit violence pour se remettre en marche. Son épouvante le submergea complètement, tandis qu’il constata que les cris de souffrance s’étaient interrompus, et avaient cédé la place à autre chose. Des sons gutturaux, inarticulés. Il les avait déjà entendus avant. De nombreuses fois. Des aboiements. Il pivota le cou pour jeter un coup d’œil derrière lui. Il aperçut deux points noirs, au loin, se rapprocher à une vitesse alarmante, les aboiements rageurs devenant de plus en plus nets, de plus en plus forts. Les maîtres du jeu avaient lâché des chiens tueurs sur les trainards. La panique l’empêchait de penser. Il regarda fébrilement autour de lui. Les clôtures le cernaient de toutes parts. Tous les deux-cent mètres étaient plantés des miradors, dans lesquels un militaire armé de son fusil d’assaut était posté et avait une vue imprenable sur la route. Au sommet du grillage, tous les cent mètres, une caméra trônait au sommet d’un haut poteau d’acier, pivotant sur elle-même pour darder continuellement son œil sur lui, pour la plus grande satisfaction de ceux qui assistaient en direct à sa détresse depuis leur salon. Les points noirs avaient encore grossi, et avaient à présent une silhouette vaguement canine. Les molosses se rapprochaient. S’ils le rejoignaient, il n’aurait aucune chance de pouvoir fuir, et encore moins de combattre. Il se trouvait entre deux miradors, aussi éloigné de l’un comme de l’autre. Sous les aboiements tonitruants de cerbères, il bondit de toute la force de sa jambe valide vers le grillage. Un violent fourmillement crispa tous les muscles de son corps, avant qu’il ne se sente projeté en arrière. La décharge électrique était plus forte que ce à quoi il s’attendait. Se relevant difficilement, il ôta son short en synthétique. Il venait d’avoir une idée. Tout en déchirant le textile avec ses dents, il voyait les chiens continuer leur course dans sa direction. Ils étaient si proches qu’il pouvait à présent distinguer leur race. Une sueur glacée coula le long de son dos. Des pitbulls. Des machines à tuer trapues et musculeuses, à la mâchoire de requin. S’ils parvenaient à l’atteindre, il ne resterait pas assez de lui pour que ses parents puissent identifier le corps. Rageusement, il réussit enfin à réduire le short en deux morceaux de taille à peu près équivalente, qu’il enroula soigneusement autour de ses mains, sous le regard intéressé des sentinelles. Il savait que le polyester, de même que le caoutchouc des semelles de ses chaussures, était un bon isolant. S’il prenait soin qu’aucune autre partie de son corps n’entre en contact avec le grillage, le courant ne passerait pas. Il agrippa fermement les mailles de fer, et commença son ascension, veillant à économiser sa cheville meurtrie, mobilisant toute la force de ses bras et de sa jambe opérationnelle. Il monta lentement, s’assurant d’avoir toujours trois points d’appui. Il arriva au sommet. Tout ce qu’il lui restait à faire était de basculer de l’autre côté. Du côté de la liberté, du côté du salut, du côté de la vie. Ses bras commençaient à faiblir. La vue des chiens, qui n’étaient plus qu’à quelques dizaines de mètres, galopant dans sa direction, écume mousseuse aux lèvres, le galvanisa. Il amorça un ultime geste de traction quand une détonation sèche claqua dans l’air. Un choc violent sur son flanc lui coupa le souffle et lui fit lâcher prise. Le temps suspendit son cours, tandis qu’il tombait, face au ciel d’un bleu limpide, voyant du coin de l’œil un des soldats l’observer, fusil encore épaulé. Tout s’accéléra quand il percuta violemment le sol. Le choc l’avait à moitié assommé. Des acouphènes vrillaient ses oreilles d’un insupportable sifflement, masquant le bruit de cavalcade des deux chiens d’attaque qui venaient d’atteindre sa hauteur. Ils n’esquissèrent pas la moindre hésitation. Bien entraîner à infliger une mort horrible, un d’entre eux sauta à la gorge de Camille, lacérant les chairs, broyant les voies respiratoires, dans un flot de sang, tandis que l’autre agrippait son bras, secouant la tête comme un dément pour briser les os de l’impitoyable étreinte de sa mâchoire puissante, armée de crocs pointus. Camille ne souffrait pas. Son cerveau, saturé par les signaux de douleur, comprenant que la partie était finie, envoyait tous ses stocks d’endorphine pour que la mort soit la plus indolore possible. Camille suffoquait dans son propre sang. L’intérieur de sa trachée béait par une large blessure à la gorge. Les canines affutées du chien avaient aussi arraché son artère carotide, qui envoyait des jets de sang souiller le béton. La dernière chose qu’il vit fut l’objectif de la caméra braqué droit sur lui, se détachant de l’azur tendre d’un ciel d’été.
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Données du topic
- Auteur
- Marlou_Dips
- Date de création
- 20 juin 2024 à 08:32:55
- Date de suppression
- 20 juin 2024 à 09:05:00
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