Je pense que les Alliés auraient préféré interdire Nietzsche de la même manière que Machiavel affirme que les premiers chrétiens auraient voulu interdire le latin et le grec, mais qu’ils n’ont pas pu le faire et qu’ils ont donc dû préserver les idées et les traditions d’un antagoniste également. De même, ils ne pouvaient pas interdire Nietzsche : cela aurait signifié interdire également Schopenhauer, puis une grande partie de la littérature et de l’art européens depuis la fin du XIXe siècle. Peut-être ont-ils laissé ce brûlage massif de livres et d’œuvres d’art à une future progéniture plus audacieuse et plus stupide.
Quoi qu’il en soit, devant continuer à s’appuyer sur Nietzsche, une version édulcorée et totalement défigurée a été vendue, d’abord à l’académie, puis aux intellectuels : un sceptique ironique et libéral dont l’antinomianisme ne devait s’appliquer strictement qu’à la « quête de l’autoréalisation de l’individu », mais qui laisserait par ailleurs l’égalitarisme et la démocratie largement intacts. Les déformations de Nietzsche et la suppression de ceux de ses disciples qui le comprenaient vraiment sont typiques des commentaires de Walter Kaufmann, pleins de demi-vérités telles que « Nietzsche n’aimait pas le nationalisme » : ce qui est vrai, il aimait le suprémacisme racial paneuropéen. Mais les nombreuses déformations, le traitement silencieux et, finalement, la censure de la véritable signification du radicalisme aristocratique ou de l’amoralisme de Nietzsche ont commencé en pleine conscience du fait qu’il s’agit d’une déclaration politiquement explosive.