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Uber, Netflix, Airbnb, WeWork : quand le mythe de la Silicon Valley se fracasse sur la réalité
Symboles de la nouvelle économie qui devait tuer l'ancienne, Uber, Netflix, Airbnb et WeWork, plus grands succès de la Silicon Valley des années 2010, ne font plus rêver ni les investisseurs ni le grand public, tandis que le marché a corrigé ces derniers mois leurs valorisations excessives. Les disrupteurs de hier sont devenus les rois de leur secteur, mais les failles de leur modèle éclatent au grand jour et amènent à s'interroger sur le marketing de l'innovation.
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Sylvain Rolland
Sylvain Rolland
13 Juill 2022, 12:52

(Crédits : © Robert Galbraith / Reuters)

Tous voulaient « changer le monde ». Révolutionner nos usages grâce au numérique, détruire la « vieille économie » , casser les rentes, et devenir très riches au passage. Dans les années 2010, Uber, Netflix, Airbnb et WeWork ont été les têtes d'affiche de la Silicon Valley. Après les Gafam, qui ont chamboulé l'ordre mondial de l'économie dans les années 2000, ces nouveaux disrupteurs ont incarné la puissance de la révolution numérique, grâce à des innovations qui ont pris les acteurs traditionnels de cours et chamboulé durablement le paysage.

Lire aussi : Séries TV : pourquoi la Silicon Valley fascine Hollywood (Uber, WeWork, Facebook, Theranos...)

La fin de la poudre aux yeux

Ainsi, grâce à Netflix, il est désormais dans les usages de centaines de millions de personnes de regarder la télévision par Internet et de laisser à un algorithme le soin de nous suggérer des contenus adaptés à nos goûts, à regarder quand bon nous semble. Rentrer chez soi le soir quand les transports en commun sont fermés n'est plus un problème : Uber a simplifié et démocratisé l'usage du transport de passagers avec chauffeur et a forcé la profession des taxis à se moderniser. Airbnb a permis à n'importe quel particulier de louer son bien et de partir n'importe où dans le monde sans passer par un hôtel, tout en bénéficiant s'il le souhaite de prestations dignes de l'hôtellerie. Enfin, WeWork a contribué à démocratiser le travail collaboratif et hybride en transformant l'immobilier de bureau en une prestation de services modulable à loisir.

Ces innovations d'usage majeures ont été récompensées par une adoption massive du grand-public et des valorisations extraordinaires. En 2021, Netflix, Airbnb et Uber ont atteint leur pic historique en Bourse : plus de 300 milliards de dollars pour le premier, 120 milliards pour le deuxième et 91 milliards pour le troisième. De son côté, WeWork a connu son pic en 2019, quand il était valorisé 47 milliards de dollars avant son entrée en Bourse, avant que sa bulle n'explose.

Aujourd'hui, la situation est très différente. Netflix a perdu presque 70% de sa valeur et vaut désormais moins de 82 milliards de dollars. Celle d'Uber a fondu de plus de moitié, à 42 milliards de dollars. Airbnb se maintient autour de 60 milliards de dollars, et WeWork pèse désormais 3,60 milliards de dollars. La crise des valeurs tech depuis le début de l'année sous l'effet de la remontée prévue des taux, de l'inflation et des tensions géopolitiques et de la chaîne d'approvisionnement, jouent évidemment un rôle.

Mais les faiblesses de ces entreprises devenues les leaders de leur secteur commencent aussi à ressortir. Quand la croissance ralentit, leur modèle économique disrupteur tient-il la route ? Celui de Netflix, en panne d'abonnés pour la première fois de son histoire au premier trimestre 2022, est désormais remis en question. Uber n'a jamais été rentable et fait face à une contestation sociale inédite qui remet en cause les fondamentaux de sa proposition de valeur. Quant à Airbnb et WeWork, sont-ils autre chose que les têtes d'affiche de la transformation numérique de leur secteur ?
Uber, un modèle économique intenable

Le point commun entre ces quatre challengers devenus géants sur le déclin est finalement leur incapacité à réaliser leur promesse initiale : tuer leur secteur, ou du moins le changer de fond en combles.

Des courses 30% moins chères qu'un taxi, un chauffeur sympathique qui arrive en quelques minutes, un service client impeccable avec bouteille d'eau et bonbons à disposition, le prix de la course calculé à l'avance et payé automatiquement dès la sortie du véhicule : au début des années 2010, beaucoup croyaient que les taxis -perçus comme archaïques, onéreux et opaques- ne s'en relèveraient jamais.

Mais le temps a montré que si Uber a bel et bien révolutionné le monde des VTC (véhicules de transport avec chauffeur), son modèle économique était intenable et se fait au prix de la précarisation du travail des chauffeurs, comme l'ont encore montré les Uber files. En 2021, la startup était valorisée 91 milliards de dollars mais n'a jamais été rentable. Une fois la lune de miel terminée avec les chauffeurs, le modèle de prédation de la plateforme, qui prélève une commission de 25% du prix de la course, a engendré de grandes tensions sociales avec notamment la fronde des taxis en 2015 en France. Le modèle de l'auto-entrepreneur indépendant, perçu au début comme un gage de liberté, apparaît de plus en plus comme une forme de salariat déguisé et de précarisation du travail tant les chauffeurs sont tenus en dépendance par la plateforme. Dans plusieurs pays dont la France, des actions en justice ont déjà requalifié en contrat de travail salarié le lien entre des chauffeurs et leur plateforme.

Ce qui pose question sur la soutenabilité du modèle Uber, en plus des interrogations légitimes sur les méthodes agressives et aux frontières de la légalité de l'entreprise. Les avantages de la plateforme à ses débuts -service largement supérieur aux taxis à prix doux- ne sont plus forcément une réalité : dans les villes, certaines courses en Uber sont désormais aussi chères que celles en taxi, et la qualité du service s'est détériorée à mesure que grandissait la désillusion des chauffeurs.

Lire aussi : Le ministre de l'économie Emmanuel Macron a-t-il déroulé le tapis rouge à Uber ?

Netflix reprend les ficelles de la télévision traditionnelle après l'avoir méprisée

Netflix, qui subit aujourd'hui la correction la plus forte sur les marchés, a peut-être été le plus arrogant de tous. Pendant des années, ses dirigeants ont publiquement méprisé le modèle linéaire de la télévision -un épisode de série par semaine- et son avalanche de publicités. En proposant d'un seul coup tous les épisodes d'une saison et un algorithme de recommandation puissant pour sélectionner les contenus, le géant du streaming a inventé une expérience fluide et dénuée de toute contrainte : le spectateur regarde ce qu'il veut, quand il veut, sans pub. Comment la télévision résisterait-t-elle ?

Presque une décennie après le lancement de Netflix, il est indéniable que la télévision a effectivement perdu beaucoup de plumes : les audiences vieillissent et s'érodent dans tous les marchés où la SVoD est mature. Mais la vieille télé résiste et a encore de beaux jours devant elle : Netflix aura surtout poussé les studios, qui détiennent les chaînes de télévision les plus regardées aux Etats-Unis, à accélérer leur transformation numérique en valorisant leur immense catalogue de séries et de films, patiemment construit pendant des décennies, dans leur propre plateforme de streaming. Ainsi, les plus grands studios (Paramount, NBCUniversal, Disney, WarnerMedia) ont tous lancé en 2019-2020 leur plateforme concurrente de Netflix. Avec une profondeur de catalogue plus importante que celle de Netflix, sans la nécessité d'investir autant d'argent tous les ans en contenus originaux, puisqu'ils peuvent utiliser ceux qu'ils produisent pour leurs chaînes...

Cette concurrence féroce, couplée au fait que Netflix a atteint un plafond d'utilisateurs aux Etats-Unis, fait entrer le numéro un mondial du streaming dans une période trouble. Depuis deux ans, Netflix annule de plus en plus de séries au bout d'une ou de deux saisons pour libérer de l'argent afin de produire des nouveautés : son image de marque de "paradis pour les créateurs" en a pris un sérieux coup auprès du public et surtout des talents de l'industrie. Pour limiter le désabonnement, Netflix se met de plus en plus à un mode de diffusion quasi-linéaire (saison diffusée en deux ou trois salves d'épisodes), ce qui constitue là aussi une rupture de sa promesse initiale. Ces derniers mois, après l'annonce de sa première perte d'abonnés en 10 ans, le streamer a aussi licencié 4% de ses effectifs et, ultime renoncement, il prépare l'arrivée de la publicité sur sa plateforme. L'idée est de faire comme Peacock (la plateforme de streaming de NBC/Universal) : encourager l'abonnement, mais proposer aussi une formule mixte avec des publicités.

Ainsi, Netflix n'a pas tué la télévision : comme Uber, le « disrupteur » a juste forcé une industrie figée à se moderniser sous l'effet du numérique, et est devenu l'un de ses acteurs les plus importants.

Lire aussi : Netflix : une nouvelle vague de licenciements et l'ajout de publicités suffiront-ils à endiguer la crise ?

Airbnb et WeWork loin de leurs idéaux

Même constat pour Airbnb et WeWork, qui sont simplement devenus, avec le temps, des leaders de leur secteur et l'incarnation de leur transformation numérique : réservation de nuitées pour le premier, bureaux partagés pour le second. Airbnb a apporté une double innovation. Côté voyageurs, le service leur a permis de bénéficier d'une nouvelle offre d'hébergement, plus conviviale, originale et moins chère (du moins à ses débuts) qu'une prestation d'hôtellerie. Côté loueurs, il leur a permis de compléter leurs fins de mois ou de rentabiliser leur investissement locatif en profitant eux aussi de la manne du tourisme, accaparée jusqu'alors par les hôtels. Mais avec le temps, les prix sur Airbnb ont grimpé, les prestations se sont professionnalisées -l'esprit collaboratif des débuts n'est aujourd'hui qu'un vague souvenir-, et la marque est davantage devenue une offre complémentaire aux hôtels qu'une alternative, à la différence près qu'elle ne possède aucun foncier. Airbnb est totalement rentré dans le rang, la disruption promise était en fait un mirage.

Enfin, après avoir obtenu une valorisation de 47 milliards de dollars en vendant une « révolution du travail », WeWork apparaît aujourd'hui simplement pour ce qu'il est : une foncière pour l'immobilier de bureau. Sous son impulsion, l'ensemble du secteur s'est modernisé, en y ajoutant une dimension numérique -WeWork se définit comme une plateforme-, davantage de services -restauration, courrier, ménage...- et des offres adaptées à toutes les typologies d'entreprises, notamment les startups, et aux nouveaux modes de travail -télétravail, freelances....

Autrement dit, Netflix, Uber, Airbnb et WeWork ont transformé durablement leur secteur, mais les disrupteurs des années 2010 sont désormais devenus l'establishment. Leur retour sur Terre en Bourse depuis le début de l'année, et les désillusions qu'ils engrangent (celle des chauffeurs Uber exploités, des abonnés Netflix déçus des annulations en cascade de leurs séries, de ceux qui voyaient en Airbnb le triomphe de l'économie collaborative...) lèvent le voile sur le marketing de la révolution numérique.

Et puisque l'idéologie de la Silicon Valley a toujours besoin de vendre du rêve, il faut désormais trouver un nouveau concept porteur. Après l'ère des startups disruptrices des années 2010, le discours marketing dominant des années 2020 semble bien parti pour vendre le métavers -la simple arrivée à maturité de la réalité virtuelle et augmentée- et les NFT -un système spéculatif avant tout, bien loin pour l'instant du fantasme de l'Internet décentralisé- comme la nouvelle fausse révolution de la tech.

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13 juillet 2022 à 14:12:33
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