Tout commença au château, au temps où nous étions pauvres. Nos parents, fatigués du voyage, jugèrent bon de nous laisser profiter de la cour extérieure pendant qu’ils reprenaient possession des lieux. C’était la première fois que l’on m’emmenait à notre résidence de Gemme-des-eaux, et je devais en garder un souvenir tout particulier puisque ma conscience, se développant doucement, était alors comme un flacon vide, encore vierge des parfums qu’il me fallait découvrir. Je sortais donc précipitamment de la voiture, suivis de mes frères.
Sans faire attention au château, nous nous élancions dans les vastes jardins qui bordaient sa façade ; notre père, d’ailleurs, avait dépensé une fortune dans l’entretien de ses arabesques de gazon ; vus du ciel, c’était deux losanges verts, symétriquement disposés autour du chemin par lequel nous étions arrivés mais, vus de nos yeux, c’était deux luxueux tapis qui se déroulaient infiniment sous nos grandes enjambées, précisément découpés et au fil des courbures entrelacées, au spires et volutes, au frises et au fruits, comme à d’autant de caractères indéchiffrables et sensuels porteurs d’une sorte d’énergie libre, souple, ainsi que d’une puissante senteur fertile, qui enivrait si bien nos molles imaginations qu’il nous semblait courir sur d’immenses papyrus végétal. Le parterre étant grand pour mes petites jambes, je m’arrêtais. C’était midi.
Haletant, séparé de mes parents d’une distance que je trouvais rassurante, mais qui en réalité me donnais l’impression d’être sur une ile au milieu de l’océan, j’ôtais mes chaussures en poussant un cri et les lançaient en l’air, comme l’aurait fait un sauvage, après avoir vu une fusée décoller pour la lune, si impressionné de l’espace qu’elle parcourt qu’il célèbre instinctivement cet envol, sans savoir que, l’essor éphémère de sa joie nouvelle est, pour lui comme pour nous, l’unique surprise d’un voyage passé à accumuler des espérances - toutes délivrées en quelques secondes par l’insoutenable jouissance d’une liberté conquise - qui, sans que le sauvage ne s’en doute jamais, retombera comme mes souliers pendant que je courais avec mes frères dans l’extase la plus totale, sans bruits ni éclats, sans nul autre conséquence sur notre joie, sans même briser la magie qui me laissait croire qu’en les jetant ainsi vers le soleil ils allaient y transporter mes angoisses.
Alors, tant que je restais pieds nus à jouer à la farandole avec mes frères, je me croyais immortel et aussi étranger au périls du monde que pouvait l’être Icare. À ce moment, nous partagions une complicité si pure qu’il nous eut été à nous trois impossible, si on nous l’avait demandé, de discerner entre nous et autour de nous quelque chose d’autre qu’une seule âme illuminée, qu’un seul corps tournoyant dans l’air pur, qu’un beau jardin et son château qui nous apparaissait tour à tour à la mesure parfaite de notre danse comme le berceau enchanteur de notre enfance.
