Ce même été, Annabelle se laissa embrasser par un garçon dans une discothèque de Saint-Palais. Elle venait de lire dans Stéphanie un dossier sur l’amitié garçons-filles. Abordant la question de l’ami d’enfance, le magazine développait une thèse particulièrement répugnante : il était extrêmement rare que l’ami d’enfance se transforme en petit ami ; son destin naturel était bien plutôt de devenir un copain, un copain fidèle ; il pouvait même souvent servir de confident et de soutien lors des troubles émotionnels provoqués par les premiers flirts.
Dans les secondes qui suivirent ce premier baiser, et malgré les assertions du périodique, Annabelle se sentit atrocement triste. Quelque chose de douloureux et de nouveau emplissait rapidement sa poitrine. Elle sortit du Kathmandou, refusant que le garçon la suive. Ella tremblait légèrement en détachant l’antivol de sa mobylette. Ce soir-là elle avait mis sa plus jolie robe. La maison de son frère n’était qu’à un kilomètre, il était à peine plus de onze heures quand elle arriva, il y avait encore de la lumière dans le salon ; en apercevant la lumière, elle se mit à pleurer. Ce fut en ces circonstances, une nuit de juillet, qu’Annabelle accéda à la conscience douloureuse et définitive de son existence individuelle. D’abord révélée à l’animal sous la forme de la douleur physique, l’existence individuelle n’accède dans les sociétés humaines à la pleine conscience d’elle-même que par l’intermédiaire du mensonge, avec lequel elle peut en pratique seconfondre. Jusqu’à l’âge de seize ans, Annabelle n’avait pas eu de secrets pour ses parents ; elle n’avait pas eu non plus – et cela avait été, elle s’en rendait compte à présent, quelque chose de rare et de précieux – de secrets pour Michel. En quelques heures cette nuit-là Annabelle prit conscience que la vie des hommes était une succession ininterrompue de mensonges. Par la même occasion, elle prit conscience de sa beauté.
L’existence individuelle, le sentiment de liberté qui en découle constituent le fondement naturel de la démocratie. En régime démocratique, les relations entre individus sont classiquement réglées par la forme du contrat. Tout contrat outrepassant les droits naturels d’un des cocontractants, ou non assorti de clauses claires de révocation, est par le fait même réputé nul.