[Ass] Des élus détournent les fonds publics ouvertement, les magistrats les relaxent
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Un parlementaire détournant 47 299 euros d’argent public doit-il être jugé pour ce délit ? Non, considère désormais le parquet national financier (PNF).
Dans une décision rendue publique vendredi 11 mars, le PNF, créé à la suite de l’affaire Cahuzac pour traquer la délinquance en col blanc, a annoncé le classement sans suite de neuf enquêtes visant des députés et sénateurs ayant utilisé une partie de leur IRFM, l’indemnité représentative de frais de mandat, pour des dépenses personnelles sans lien avec leur mandat.
Jamais le parquet n’aurait procédé de la sorte pour un délinquant lambda. Imagine-t-on qu’un braqueur, après avoir été rattrapé par la patrouille, puisse restituer son magot pour s’éviter des poursuites ? Non.
Envisage-t-on une telle clémence pour un fonctionnaire, du bas de l’échelle sociale, qui aurait procédé à de tels détournements d’argent public ? Pas du tout.
Comment justifier ce traitement favorable pour des élu·es quand des citoyen·nes ordinaires qui vivent dans la précarité sont condamné·es pour avoir volé de la nourriture ? Impossible.
Les parlementaires, qui votent les lois qui régissent la vie des Français·es, ne sont pas des citoyens ordinaires, justement. Des responsabilités qu’ils exercent, et des moyens publics mis à leur disposition pour exercer leur fonction, découle un corollaire naturel : l’exemplarité. Ce qui devrait rendre la justice encore plus sévère à leur endroit lorsqu’ils fautent.
C’est l’inverse qui s’est produit ici. Comme si le fait de détenir un mandat était devenu, aux yeux de la justice, l’équivalent d’une charge sous l’Ancien Régime, conférant un privilège hors du temps. Dans son communiqué, le PNF explique ainsi que sa « réflexion » ayant conduit au classement des dossiers a été engagée, à partir de septembre 2021, en tenant notamment compte des « éléments de personnalité » des suspects.
Les mêmes « éléments de personnalité » qui ont dispensé de peine l’ancienne ministre Christine Lagarde dans l’affaire Tapie. Les mêmes « éléments de personnalité » à l’origine de la clémence dont a bénéficié l’ancien premier ministre Édouard Balladur dans l’affaire Karachi. Les mêmes « éléments de personnalité » qui creusent, chaque jour un peu plus, les inégalités face à la loi.
Des détournements signalés en 2018 par la HATVP
Exerçant seul l’opportunité des poursuites, le parquet aurait pu renvoyer les parlementaires devant un tribunal correctionnel, prolonger l’enquête en nommant un·e juge d’instruction, à la limite négocier un plaider-coupable (CRPC) avec les élus. Il a choisi la pire des solutions : le classement sans suite, après remboursement des sommes détournées.
Le rapport de force semblait pourtant favorable à une citation des élu·es devant un tribunal, tant les dossiers étaient solides depuis le départ. Comme l’avait révélé Mediapart à l’époque (lire ici), les détournements ont été signalés, en octobre 2018, par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), après examen, pour la première fois dans la courte vie de cette autorité, des évolutions de patrimoine des parlementaires de la législature 2012-2017.
En procédant à ces vérifications, la HATVP avait signalé 14 cas – les plus solides et problématiques, selon elle – au PNF. Les investigations, confiées à la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE), se sont ensuite révélées relativement simples : les enquêteurs n’ont eu qu’à reprendre les flux bancaires sur les comptes IRFM des suspects pour retracer les dépenses litigieuses.
Cette opération a pris beaucoup plus de temps qu’escompté, car les services d’enquête sont engorgés. Les élu·es ont été auditionné·es par les policiers fin 2019, et il a encore fallu plus de deux ans ensuite au PNF pour prendre sa décision. Le parquet a entre-temps connu un changement important à sa tête : partie à la retraite, la patronne du PNF, Éliane Houlette, a été remplacée en octobre 2019 par Jean-François Bohnert, au terme d’un processus de nomination contrôlé par l’Élysée.
Malgré les délais, l’affaire paraissait entendue. D’autant que, contrairement à ce qu’ont voulu faire croire quelques parlementaires, l’interdiction d’utiliser les frais de mandat pour des dépenses privées était parfaitement encadrée depuis des années.
En février 2015, le bureau de l’Assemblée nationale avait quand même cru bon rappeler, noir sur blanc, les règles d’usage de l’IRFM, après que Mediapart eut révélé plusieurs scandales d’utilisation personnelle (lire ici, ici ou là, par exemple). La pratique était tellement répandue qu’Emmanuel Macron a fait voter, dans ses lois de moralisation de début de quinquennat, la suppression de l’IRFM, la remplaçant par un nouveau dispositif un peu moins permissif (lire ici).
La décision du PNF renforce l’idée que prospère en France une justice à la carte, au profit d’une classe dirigeante bénéficiant de leviers (financiers, politiques, relationnels) que d’autres n’ont pas.
Pour les élu·es visé·es par les signalements de la HATVP, les découvertes ont été accablantes : on pioche ici dans son IRFM pour régler son loyer personnel, là pour verser les cotisations à son parti politique, pour payer des frais médicaux ou même un stage de récupération de points de permis de conduire (lire ici).
Au terme de l’enquête, « il est apparu que les éléments recueillis permettaient de caractériser à l’encontre des parlementaires l’infraction de détournement de fonds publics par personne chargée d’une mission de service public », confirme le PNF dans son communiqué.
Le parquet ne précise pas quels dossiers ont finalement été classés. Il annonce simplement que les sommes remboursées – et donc préalablement détournées – vont de 6 707 euros à 47 299 euros. Aucune précision quant à la méthode de calcul choisie par le parquet (quelle période retenue ? les intérêts ont-ils été calculés ?).
En plus des neuf classements, trois procédures (concernant deux députés et un sénateur) sont par ailleurs toujours « en cours d’orientation », ajoute le parquet. Une autre affaire, celle concernant le député LREM des Hauts-de-Seine Thierry Solère, également conseiller d’Emmanuel Macron à l’Élysée, a été transmise à Nanterre, pour être jointe à un autre dossier le concernant. Le député a d’ailleurs été mis en examen pour « détournement de fonds publics » concernant ces faits (lire ici).
Peu importe l’issue des dossiers restants, le désaveu apparaît déjà cinglant pour la HATVP, mais aussi pour les valeurs de transparence et d’intégrité que promeut cette autorité indépendante au sein du personnel politique.
L’arbre Fabien Roussel cache le classement sans suite des enquêtes
Le timing de la communication du parquet interpelle aussi. Aurait-il voulu invisibiliser ce classement sans suite que le PNF ne s’y serait pas pris autrement. L’annonce en a été faite discrètement jeudi 10 mars en fin de journée, à la veille de la révélation par l’AFP de l’ouverture d’une enquête visant le candidat communiste à l’élection présidentielle Fabien Roussel (lire ici). La deuxième information a éclipsé la première, pourtant choquante, tant elle renforce l’idée que prospère en France une justice à la carte, au profit d’une classe dirigeante bénéficiant de leviers (financiers, politiques, relationnels) que d’autres n’ont pas.
À ce jeu, tout le monde est perdant. Les citoyen·nes, qui voient perdurer des poches d’impunité insupportables. L’institution judiciaire, dont le lien de confiance avec les justiciables ne cesse de s’étioler. Mais aussi les élus eux-mêmes. La grande majorité d’entre eux – propres et dévoués au bien commun – sont entraînés par une crise de la représentation alimentée par les dirigeants qui méprisent les lois, règlements et réalités sociales.
La certitude d’une punition, même modérée, fera toujours plus d’impression que la crainte d’une peine terrible si à cette crainte se mêle l’espoir de l'impunité.
Cesare Beccaria, juriste du XVIIIe siècle
Les enquêtes ont été classées par le PNF — dont il faut toujours rappeler qu’il est, comme n’importe quel parquet, statutairement lié au pouvoir exécutif — dans le cadre d’un dispositif de justice négociée, un article (l’article 41-1) du code de procédure pénale permettant, depuis 1999, au parquet de classer sans suite des procédures après réparation du « dommage » causé par l’auteur de l’infraction.
Cette possibilité avait été introduite dans la loi par le gouvernement socialiste de Lionel Jospin pour rendre la justice plus rapide et efficace. Elle ne devait concerner que les petites incivilités du quotidien. Mais, comme bien souvent – ce fut aussi le cas avec les procédures de plaider-coupable –, les malfaiteurs d’en haut ont su dévier le texte de ses intentions initiales, aussi louables soient-elles, vers une interprétation qui leur est directement profitable.
Au moment du vote de la loi, Élisabeth Guigou avait pourtant prévenu, convoquant le juriste et philosophe des Lumières Cesare Beccaria. « Un des moyens les plus sûrs de réprimer les délits, ce n’est pas la rigueur des châtiments, mais leur caractère infaillible [...] La certitude d’une punition, même modérée, fera toujours plus d’impression que la crainte d’une peine terrible si à cette crainte se mêle l’espoir de l'impunité », écrivait cet intellectuel italien du XVIIIe siècle dans Des délits et des peines.
La décision prise par le PNF entretient précisément l’espoir de l’impunité.
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- Carl-G-Jung
- Date de création
- 16 mars 2022 à 17:44:46
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