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CLAUSEWITZ - Théorie de la GRANDE GUERRE

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Si, après avoir reconnu dans le chapitre précédent que la guerre est de nature complexe et variable, nous cherchons maintenant à déterminer l’objectif général qu’elle doit poursuivre pour devenir le véritable instrument de la politique et la conduire à son but, nous découvrons que cet objectif n’est pas moins variable que le but politique lui-même et que les rapports qui président à la guerre.

À proprement parler, si l’on ne considère tout d’abord la guerre que d’après son concept abstrait, il faut reconnaître qu’elle ne peut tenir aucun compte du but politique. Elle n’est alors, en effet, qu’un acte de violence par lequel nous cherchons à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté, et, par conséquent, elle ne peut toujours et uniquement tendre qu’à le renverser, c’est-à-dire à le forcer à mettre bas les armes. Or comme, dans un grand nombre de cas de son application à la vie réelle, la guerre se rapproche beaucoup de ce but déduit de son idée abstraite, il nous faut avant tout rechercher les modifications qu’il est susceptible de recevoir en pareille occurrence.

Par la suite, quand nous traiterons du plan de guerre, nous dirons ce qu’il faut entendre par réduire un État à l’impuissance, mais, dès aujourd’hui, nous devons signaler la force armée, le territoire et la volonté de l’adversaire comme constituant les éléments principaux et résumant en eux tous les facteurs de sa résistance.

Il faut détruire la force armée de l’adversaire, c’est-à-dire, et c’est là désormais ce qu’on devra toujours entendre quand nous nous servirons de cette expression, qu’il faut le réduire à une situation telle qu’il ne puisse plus continuer la lutte.

Il faut s’emparer de son territoire, afin qu’il n’y puisse organiser une nouvelle force armée.

Ces deux résultats obtenus, la tension, l’action des forces hostiles existera encore, et la guerre ne pourra pas être considérée comme terminée avant que la volonté de l’adversaire ne soit réduite, c’est-à-dire tant que son gouvernement et ses alliés n’auront pas été contraints à signer la paix, et sa population à l’accepter. Dans ces conditions en effet, et bien même que nous occupions la totalité du territoire, la lutte peut se renouveler, soit dans une forme insurrectionnelle, soit avec l’assistance des alliés. Il est vrai que le phénomène se produit parfois aussi après la signature de la paix, et cela ne prouve qu’une chose, c’est qu’il est des guerres qui ne comportent pas une solution parfaite ; mais, lors même qu’il en est ainsi, dès que la paix est conclue, comme elle a de nombreux partisans dans tous les pays et quelles que soient les conditions de la guerre, l’irritation diminue, la détente se produit, et une quantité de foyers s’éteignent dans lesquels le feu eût, sans cela, continué à couver sous la cendre. Bref, dès que la paix est signée, il convient de considérer le but comme atteint et l’acte de guerre comme terminé.

Des trois éléments de la résistance, la force armée étant destinée à la protection du territoire, l’ordre naturel à suivre est de détruire d’abord celle-ci pour conquérir ensuite celui-là, et, ces deux résultats obtenus, de profiter de la prépondérance acquise et de la puissance et des moyens encore disponibles pour agir sur la volonté de l’adversaire et le contraindre à accepter la paix. En général la destruction de la force armée ne se produit que peu à peu, et l’occupation du territoire la suit pas à pas. D’habitude ces deux résultats marchent donc de pair et réagissent l’un sur l’autre, chaque nouvelle portion de territoire enlevée à l’ennemi augmentant encore l’épuisement de sa force armée. Cette progression n’est nullement indispensable cependant, aussi ne se présente-t-elle pas toujours. Il peut arriver, par exemple, que, avant d’être considérablement affaiblie, la force armée se retire dans les provinces les plus éloignées, voire même au delà de la frontière, laissant ainsi à l’envahisseur la libre disposition de la plus grande partie ou de la totalité du territoire.

Mais réduire l’adversaire à l’impossibilité de continuer à se défendre, ce but idéal de la guerre, ce procédé au résultat duquel tous les autres doivent concourir, ce moyen par excellence d’atteindre le but politique, on est loin de le pouvoir poursuivre d’une façon générale dans la réalité ; et, comme il ne constitue pas l’indispensable condition de la paix, la théorie ne saurait l’imposer comme une loi. Les exemples sont innombrables de guerres dans lesquelles la paix a été conclue sans que l’une des deux parties ait été réduite à l’impuissance, et fréquemment même avant que l’équilibre ait été rompu entre les deux adversaires. Bien plus, si l’on considère chaque guerre en son particulier, il faut reconnaître que, dans toutes celles où les belligérants se sont trouvés de puissance initiale très inégale, le plus faible des deux n’aurait poursuivi qu’un vain rêve de son imagination si, pour arriver à son but, il eût tenté de renverser l’autre.

C’est en raison de la différence que nous avons constatée dans le chapitre précédent entre la guerre absolue et la guerre réelle, que le but logiquement déduit de la première n’est qu’exceptionnellement et non généralement applicable à la seconde. Si, dans son application par l’homme, la guerre devait rester ce qu’elle est dans son concept absolu, entre deux nations de puissance très inégale elle serait impossible, parce qu’elle constituerait une absurdité. Il faudrait alors, en effet, que l’inégalité des forces physiques se trouvât pour le moins compensée par la supériorité des forces morales, ce qui, dans l’état social actuel de l’Europe, ne serait guère réalisable. On doit donc reconnaître que si l’on a vu des guerres se produire entre des nations de forces très disproportionnées, cela tient uniquement à ce que, dans son application à la vie réelle, la guerre s’éloigne souvent beaucoup de son concept originel.

Dans la réalité deux facteurs, — l’invraisemblance du succès et le prix trop élevé qu’il coûterait, — peuvent se substituer, comme motifs de paix, à l’impossibilité de prolonger la résistance.

Clausewitz c’est Sun Tzu qui se la joue intello.

Difficultés que présente la théorie dès que les grandeurs morales entrent en considération.

Dès qu’elle touche au domaine des grandeurs morales, toute théorie devient infiniment plus difficile. Il n’y a jamais désaccord dans les questions de mécanique et d’optique. Le sculpteur et le peintre marchent sûrement tant qu’ils n’ont affaire qu’à la partie matérielle de l’art, mais, dès qu’ils abordent la partie intellectuelle de leurs créations, dès qu’il s’agit d’exprimer des impressions et des sentiments, toutes les règles de convention disparaissent et cèdent le pas à l’imagination.

L’art médical n’a, le plus souvent, à s’occuper que de phénomènes physiques ; il s’adresse à l’organisme animal qui, soumis à des changements incessants, n’est jamais le même à deux moments différents. Cela rend déjà la mission du médecin plus difficile et place son jugement au-dessus de son savoir, mais combien plus grave est le cas lorsqu’un effet de nature morale complique la situation, et combien plus haute est la mission du médecin de l’âme !

On ne peut exclure les grandeurs morales à la guerre.

À la guerre, l’action n’est jamais dirigée contre la matière seule, mais toujours, en même temps, contre la force morale qui anime cette matière et dont on ne saurait la séparer. Or les grandeurs morales se perçoivent par le sentiment, et le sentiment varie non seulement d’un homme à l’autre, mais, d’un moment à l’autre, il est souvent différent chez le même homme.

Le danger étant le milieu constant dans lequel tout se meut à la guerre, c’est particulièrement le courage, c’est-à-dire le sentiment de la force morale que l’on possède, qui détermine le jugement. Le courage est donc en quelque sorte la lentille de cristal par laquelle les impressions passent avant de parvenir à l’intelligence.

On ne saurait douter, cependant, que l’expérience ne donne déjà seule une certaine valeur objective aux grandeurs morales. Chacun connaît les effets moraux de la surprise et de l’attaque de flanc ou de revers ; chacun se sent plus d’audace quand il poursuit que lorsqu’il est poursuivi ; chacun base sa manière d’agir sur ce qu’il sait de l’âge, des talents et de l’expérience de son adversaire ; chacun cherche à pénétrer l’esprit et les dispositions des troupes qu’il commande et de celles qu’il a à combattre ; chacun, enfin, estime moins haut le courage de l’ennemi qui tourne le dos que celui de l’ennemi qui résiste. Or tous ces effets, et tous ceux qui leur sont analogues dans le domaine de la nature morale, sont des résultats de l’expérience, c’est elle qui les enseigne, et, comme ils se sont toujours reproduits, il les faut considérer comme de véritables grandeurs morales dont toute théorie vraiment pratique doit tenir compte. Cependant, pour que ces axiomes prennent le caractère de vérités, il leur faut la consécration de l’expérience, car jamais les subtilités de la psychologie et de la philosophie ne doivent trouver accès dans la théorie ou dans l’esprit d’un général en chef.

Principales difficultés que présente l’édification d’une théorie de la conduite de la guerre.

Pour bien comprendre la grande difficulté que présente l’édification d’une théorie de la conduite de la guerre, et pour nous pénétrer du caractère qu’elle doit avoir, nous allons passer en revue les différents groupes des objets qui déterminent ou modifient la nature de l’action à la guerre.

1er groupe. — Les forces morales et leurs effets.
(Le sentiment d’hostilité.)

Bien que, en principe, la lutte soit la manifestation d’un sentiment d’hostilité, dans les grandes luttes des nations civilisées il arrive fréquemment que l’intention seule soit hostile, et, pour le moins de combattant à combattant, l’hostilité de sentiment fait habituellement défaut. Quoi qu’il en soit, cependant, la lutte ne se poursuit jamais sans que quelque sentiment de nature analogue ne s’y développe. La haine nationale manque rarement dans les guerres modernes, et remplace alors avec plus ou moins de force l’hostilité de sentiment ; mais, même dans les guerres où il n’en est pas ainsi et dans lesquelles aucune irritation ne paraît exister au début, par le fait seul de la lutte un principe d’animosité ne tarde pas à se produire entre les combattants, par la raison que tout acte de violence que, par ordre supérieur, notre adversaire exerce contre nous, nous enflamme aussitôt contre lui du désir de représailles et de vengeance, avant même que nous ne songions à nous en prendre à l’autorité à laquelle, cependant, il ne fait qu’obéir. Cela tient à la nature humaine, ou, si l’on veut même, à la nature animale, mais il en est ainsi. On est habituellement très porté, dans les considérations théoriques, à regarder la lutte comme la mesure abstraite des forces sans y accorder aucune autorité aux sentiments ; c’est là l’une des mille erreurs que les théoriciens commettent de propos délibéré, parce qu’ils n’entrevoient pas les conséquences qu’elle entraîne.

Indépendamment de ce mobile, qui naît de la nature même de la lutte, il en est d’autres, tels que l’ambition, l’esprit de domination, les enthousiasmes de tous ordres, etc., etc., etc., qui n’en font pas essentiellement partie, mais qui, en raison de l’affinité qu’ils ont avec elle, y trouvent un milieu très favorable à leur développement.

Les impressions du danger.
(Le courage.)

Enfin, la lutte engendre le danger, élément dans lequel toutes les activités doivent se maintenir et se mouvoir à la guerre comme l’oiseau dans l’air et le poisson dans l’eau. Tous les effets du danger réagissent sur l’âme, soit directement c’est-à-dire instinctivement, soit par l’intermédiaire du raisonnement. Le premier effet du danger, si le courage ne faisait contre-poids à l’instinct, serait donc de porter à s’y soustraire, et, dans le cas où ce ne serait pas possible, d’inspirer de la crainte et des angoisses. Or la crainte et le courage ne sont nullement des actes du raisonnement, mais bien des sentiments, dont le premier tend à la conservation physique et le second à la conservation morale. Le courage est donc un instinct plus noble, et c’est précisément pour cela qu’on ne le peut employer comme un instrument privé de vie et dont l’action ne s’exerce strictement que dans la mesure prescrite.

C’est ainsi que le courage ne se borne pas à faire contre-poids au danger et à en neutraliser les effets, mais qu’il constitue bien véritablement par lui-même une grandeur morale.

Étendue de l’influence que le danger exerce à la guerre.

Pour se rendre exactement compte de l’influence que le danger exerce sur la direction à la guerre, il n’en faut pas limiter le domaine au danger physique actuel.

Le danger agit sur celui qui dirige l’action, non seulement en le menaçant dans sa propre personne, mais aussi dans la personne de tous ceux qui sont placés sous ses ordres ; non seulement dans le moment présent, mais dans tous les instants qui ont rapport à ce moment ; non seulement, enfin, en pesant directement sur lui, mais indirectement encore, en décuplant le poids de la responsabilité qui incombe au commandement. Quel est l’homme, en effet, qui oserait conseiller de livrer une grande bataille, ou en prendre lui même la résolution, sans se sentir l’esprit ému ou troublé à la pensée du danger et de la responsabilité que comporte une décision d’une si haute gravité ? À la guerre, on peut vraiment dire qu’il n’est pas de fonction, pour peu qu’elle soit effective, c’est-à-dire lorsqu’elle ne constitue pas uniquement un acte de présence, qui sorte jamais entièrement de la sphère du danger.

Nous avons montré, au chapitre VIII du livre de la Stratégie, le grand rôle que la supériorité du nombre joue dans le combat et, généralement aussi, dans la stratégie. Il en ressort la nécessité d’un certain équilibre des forces entre les deux adversaires, équilibre sans lequel la lutte ne saurait se prolonger. Nous croyons devoir présenter ici quelques nouvelles considérations à ce sujet.

Alors que, sans parti pris, l’on étudie l’histoire des guerres modernes, on est obligé de convenir que la supériorité du nombre devient chaque jour plus décisive. Il en résulte une valeur encore plus grande qu’autrefois du principe, qu’il faut amener sur le champ de bataille, la plus grande somme possible de forces.

Le courage et l’esprit qui animent une armée ont été de tout temps, et demeureront toujours de puissants multiplicateurs des forces physiques, mais il se rencontre aussi dans l’histoire des époques où une grande supériorité, tantôt dans l’armement ou dans l’organisation, tantôt dans les manœuvres et dans la mobilité, à donné à certaines armées une prépondérance importante.

Ici, c’est l’apparition d’un nouveau système tactique qui amène un résultat semblable ; là, c’est l’art militaire qui se complique dans ses tendances, et l’on voit l’un des deux généraux en chef, tirant du terrain un parti jusqu’alors inconnu, obtenir sur son adversaire, par l’application de principes aussi vastes que pleins d’ingénieuse logique, une série d’avantages marqués. Mais ces tendances mêmes ont disparu ; elles ont dû faire place à une manière d’agir à la fois plus naturelle et plus simple, et si, sans parti pris, on veut tenir compte de l’expérience des dernières guerres, on est forcé de convenir que ce sont là des phénomènes qui, de nos jours, se présentent aussi rarement dans l’ensemble même d’une campagne que dans chaque bataille isolément considérée.

Aujourd’hui, l’armement, l’équipement et le mode d’instruction des troupes sont à peu de chose près semblables dans toutes les armées. Seule l’instruction des corps savants échappe peut-être encore à ce nivellement général, mais cela ne crée pas une supériorité morale bien grande, car ce que les uns inventent et développent est bien vite imité et copié par les autres. Au point de vue du métier, les généraux en sous-ordre mêmes, tels que les commandants de corps et de division, ont partout adopté les mêmes manières de voir et les mêmes méthodes, de sorte qu’en dehors du talent du général en chef, talent qu’il est difficile de supposer en rapport constant avec le degré de culture de l’armée et de la nation, et qui dépend absolument du hasard, l’expérience seule de la guerre peut apporter une supériorité morale considérable. Or plus l’équilibre que nous signalons ici se présente entre les deux armées opposées, et plus le rapport des forces prend une importance décisive.

Le caractère des batailles modernes est la conséquence de cet équilibre. Prenons-en pour exemple, et sans apporter de parti pris dans cette étude, la bataillé de Borodino (la Moskowa), dans laquelle la première armée du monde, l’armée française, se mesura contre l’armée russe qui lui était certainement très inférieure comme organisation et comme instruction générale.

Dans toute la bataille on ne trouve pas trace d’un trait de génie ou d’intelligence supérieure ; ce n’a été, à proprement parler, qu’une lutte sans grand élan entre les forces opposées, et comme ces forces étaient à peu de chose près numériquement égales, la lutte ne put amener qu’un léger abaissement de l’un des plateaux de la balance, du côté où se trouvaient à la fois la direction la plus énergique et la plus grande habitude de la guerre. Nous avons choisi cette bataille pour exemple, parce qu’il en est peu d’autres où un pareil équilibre des forces se soit rencontré.

Nous ne prétendons pas que les choses se passent ainsi dans toutes les batailles, mais dans la plupart on retrouve foncièrement une partie de ce caractère.

C’est précisément dans les batailles de ce genre, alors que les forces opposées apportent tant de méthode et si peu d’élan à la lutte, que l’excédent de forces dont dispose l’un des adversaires doit le plus sûrement amener la victoire. Dans le fait, on chercherait vainement dans l’histoire des temps modernes, une bataille dans laquelle, ainsi que cela s’est maintes fois présenté jadis, la victoire ait été remportée sur un ennemi deux fois supérieur.

Dans toutes les grandes batailles qu’il a gagnées, à l’exception de celle de Dresde en 1813, Bonaparte, le plus grand général des temps modernes, sut toujours réunir des forces supérieures ou pour le moins de très peu inférieures à celles de ses adversaires. Quant aux batailles dans lesquelles il n’a pu se présenter dans de semblables conditions, comme par exemple à Leipzig, à Brienne, à Laon et à la Belle-Alliance (Waterloo), malgré tout son génie la victoire ne lui est pas restée.

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24 février 2022 à 19:01:43
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