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Maurice barrés et les églises de France

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Extrait de la Grande Pitié des Églises de France. Dans ce pamphlet, publié en 1914, M. Barrès déplore l'état de délabrement des lieux de culte en France, état qu'il voit comme la conséquence de la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat votée en 1905. Son écrit a largement contribué au vote de la loi de 1913 sur les monuments historiques, et la création, en juillet 1914, de la Caisse des monuments historiques.

extrait du Premier discours à l'assemblée en faveur des églises de France :

La discussion générale du budget de l'Intérieur m'offrait le moyen d'exposer à la tribune le péril des églises et mes raisons. Le 16 janvier, vers la fin de l'après-midi, M Brisson présidant, j'obtins la parole. Voici, d'après l'*officiel* du 17 janvier 1911, mon discours et le récit de cette discussion où la chambre d'abord aux deux tiers hostile me hachait d'interruption, et puis peu à peu se laissait gagner par la grandeur du sujet.

((Ceci est la fin du discours à la chambre))

M. Maurice Barrès. — C’est votre thèse que tout homme a droit à l’épanouissement de toutes ses facultés. C’est la thèse qui relie les philosophes du dix-huitième siècle à notre démocratie moderne et que je croyais que chacun de nos collègues avait reçue — mais je vois qu’il y a des exceptions (Très bien ! très bien ! à droite) — des penseurs de la démocratie, des Louis Blanc, des Michelet, des Victor Hugo. Elle peut paraître erronée ; elle est généreuse, vraie en partie et pour les besoins de la discussion, je l’accepte. Partons de là ensemble.

Il s’agit d’assurer à chaque individu le plus complet rendement de sa personne. (Très bien ! très bien ! au centre.)

Pour cet effet, vous comptez sur l’école.

Oh ! j’entends bien, sur l’école de demain, complétée par des œuvres postscolaires, suivies elles-mêmes — nous en avons vu l’essai — de cours populaires, de promenades dans les musées, de conférences dans les universités populaires, de tout un ensemble de créations qui, dans votre esprit, doivent encadrer, soutenir l’homme tout au long de sa vie et mettre à la disposition de chacun toutes les sciences et tous les instruments du savoir.

Eh bien, quand vous parviendriez à donner à tous les enfants du village le sentiment le plus juste de ce que sont les méthodes scientifiques, quand vous auriez pénétré de rationalisme tous les esprits, vous n’auriez pas donné satisfaction à toutes les aspirations de l’homme. (Applaudissements à droite. — Mouvements divers.)

Je vous l’ai déjà dit, ne me plaçant ici aucunement à un point de vue confessionnel, je ne songe ni à contester les droits nécessaires de la raison, ni à humilier celle-ci devant aucun dogme. (Très bien ! très bien ! au centre.) Je dis simplement qu’il ne faut pas compter sur le rationalisme non plus que sur la science pour cultiver toute l’âme. Connaissez mieux la nature humaine, celle des simples et celle des plus grands : il y a chez nous tous un fond mystérieux et qui ne trouve sa satisfaction que dans ce phénomène mystérieux lui-même qu’on appelle la croyance. Il y a une part dans l’âme, et la plus profonde, que le rationalisme ne rassasie pas et qu’il ne peut même pas atteindre.

Demandez plutôt aux chefs de ce mouvement de libre pensée qui nous emporte. Allez rue Monsieur-le-Prince, Auguste Comte y construisit une église. Allez là-bas en Provence, vous y trouverez l’oratoire que Stuart Mill y éleva. Stuart Mill, celui que Gladstone appelait le saint du radicalisme ! Tous ne construisent pas des oratoires, tous ne vont pas jusqu’à donner une forme sensible à leurs aspirations religieuses, mais tous, au terme de leurs travaux, ils trouvent l’inconnaissable et ne se résignent pas à vivre sans aucune espèce de communication avec lui. Ils veulent l’atteindre, s’y abreuver. C’est un besoin profond de leur être. Leur raison claire constate son impuissance et autorise alors l’intervention du sentiment, du rêve, de la vénération, des pressentiments, de l’intuition, bref de toutes les forces les plus profondes de leur âme. (Applaudissements au centre et à droite.)

M. Bouge. — Voilà un magnifique langage

M. Maurice Barrès. — Cette inquiétude, cette tristesse, cet inassouvi au milieu du laboratoire, c’est ce que Albert Dürer a représenté dans cette sublime gravure de Melancholia au-dessous de laquelle on pourrait écrire : Insuffisance de la science pour contenter une grande âme. C’est l’aventure de Faust, l’aventure de tous les Faust, des plus hautes et plus savantes intelligences.

Et prenez bien garde, Messieurs, que cette émotion de qualité religieuse, ces forces profondes orientées vers le mystère qui est au fond de toute réalité, elles existent chez chacun de nous.

Sans doute, le cours de la vie, la médiocrité et la fatigue des besognes quotidiennes nous empêchent, et nos chétives aventures sont moins fécondes en réflexions que la magnifique détresse de Faust et de Pascal. Cependant la naissance, la fondation d’une famille, la mort, les extrêmes malheurs comme les maladies dont on a l’idée que l’on ne pourra pas sortir, le sens de l’injustice constante et continue de la vie ramènent l’attention du plus simple sur ce qu’il y a d’incompréhensible et d’implacable dans la destinée humaine. Le gémissement d’une vieille femme agenouillée dans l’église de son village est du même accent, traduit la même ignorance, le même pressentiment que la méditation du savant ou du poète. (Vifs applaudissements.)

C’est qu’aussi bien quelques notions de plus ou de moins n’y changent rien, nous sommes tous le même animal à fond religieux, inquiet de sa destinée, qui se voit avec épouvante, encerclé, battu par les vagues de cet océan de mystère dont a parlé le vieux Littré et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile. (Très bien ! très bien !)

Sous le porche de l’église, chacun laisse le fardeau que la vie lui impose. Ici le plus pauvre homme s’élève au rang des grands intellectuels, des poètes, que dis-je ? au rang des esprits : il s’installe dans le domaine de la pensée pure et du rêve. Rien de fastidieux ni de bas n’ose plus l’approcher, et tant qu’il demeure sous cette voûte, il jouit des plus magnifiques loisirs de la haute humanité. Même la douleur s’efface dans le cœur des mères en deuil et fait place aux enchantements de l’espérance.

Ces grands états d’émotivité religieuse, vous croyez pouvoir les dédaigner, ne rien faire pour eux. Peut-être même croyez-vous pouvoir les anéantir. Vous le croyez parce que tels de vos maîtres (j’entends des maîtres de votre intelligence) vous y ont incités. Mais faites attention ! Aujourd’hui, ceux que vous reconnaissez pour vos maîtres ne vous disent plus cela. Bien au contraire !

Les tenants de la méthode expérimentale, ceux qui ont voulu l’appliquer même aux choses de l’âme et constituer une science psychologique, vous disent que de ces parties profondes de l’être, de ce domaine obscur surgissent toutes les puissances créatrices de l’homme, toutes les intuitions, celles que la raison pourra contrôler, aussi bien que celles qui dépassent la raison.

Il y a tout au fond de nous un domaine, le plus riche domaine d’aspirations confuses, un domaine obscur, et ces psychologues scientifiques le reconnaissent comme la nappe profonde qui alimente nos pensées claires. Les plus grandes et les plus fortes pensées dont nous prenons conscience sont comme des pointes d’îlots qui émergent, mais qui ont des stratifications immenses sous la mer.

De plus en plus, les esprits se tournent vers cette région subconsciente de l’âme.

Vous ne pouvez pas ne pas tenir compte de cette grande activité intérieure. Cette vie mystérieuse, cette conscience obscure, ce besoin du divin, c’est un fait et qu’il n’est pas en notre pouvoir d’abolir dans l’homme (16).

Que d’exemples saisissants je pourrais donner des exigences de cette vie profonde de l’esprit ! Et quand la Chambre sera amenée, comme je le prévois, à examiner la question de la Sorbonne, je crois qu’il sera facile de montrer que ces étudiants qui se plaignent des savantes éruditions toutes sèches de leurs maîtres (éruditions par ailleurs fort intéressantes), ce sont des jeunes gens dont la vie profonde réclame une nourriture et qui souffrent (souvent à leur insu) de ce que l’on cultive en eux seulement la surface de l’âme. (Applaudissements à droite et sur divers bancs au centre.)

Mais, je n’insiste pas. Ces vérités appartiennent aujourd’hui à la masse des esprits. Et je n’aurai pas besoin d’un plus long raisonnement pour vous montrer qu’elles éclairent et règlent complètement le sujet qui nous occupe.

Cette conscience obscure, en effet, c’est elle qui a voulu l’église du village et qui continue à la vouloir, comme c’est elle qui a déchaîné l’inquiétude de Faust et fait ouvrir la chapelle d’Auguste Comte et l’oratoire de Stuart Mill.

Eh bien ! une fois les églises de nos villages jetées par terre, avec quoi donnerez-vous satisfaction à tout ce monde d’aspirations auxquelles nos églises répondent ? où cultiverez-vous ces facultés de la vie émotive qui s’abritent, s’affinent et s’apaisent depuis des siècles dans l’Église ? où trouverons-nous, si l’Église est fermée, cette satisfaction qu’elle donnait à l’inquiétude mystique, cet apaisement de l’angoisse profonde et, pour tout dire d’un mot, cette espèce de discipline du fond redoutable de l’âme ?

Oui, Messieurs, le fond religieux est à la fois très fécond et très redoutable, et l’Église y met une discipline.

Pour quiconque a médité sur ces abîmes de la vie sous-consciente, l’Église demeure ce que l’homme a trouvé de plus fort et de plus salubre pour y porter l’ordre. Seule aujourd’hui, elle répond encore aux besoins profonds de ceux-là mêmes qui semblent les plus réfractaires à son paisible rayonnement. Seule elle étend ses pouvoirs jusqu’à ces régions « où, comme dit Goethe, la raison n’atteint pas et où cependant on ne veut pas laisser régner la déraison. »

J’entends bien quelqu’un sur ces bancs qui me dit que dans certains cantons de notre pays, pratiquement, le peuple semble se désintéresser de l’Église.

M. Jacques-Louis Dumesnil. — Oui.

M. Maurice Barrès. — Eh bien, mon cher collègue, veuillez y réfléchir ; le simple fait que ces murailles chargées de sensibilité orientent très vaguement, d’une manière insuffisante, mais enfin orientent la pensée, est un élément inappréciable de la philosophie du village. (Très bien ! très bien ! à droite.)

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montlosier
Date de création
19 février 2022 à 23:25:30
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