Dupont-Moretti fait bonne ripaille
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Derrière ses fourneaux, le chef veillait à que tout soit en place. Voilà plus de vingt ans qu’il faisait ce métier, à vrai dire c’était plus une passion qu’un métier. On peut dire qu’il avait tout vu, tout connu. Les grands hôtels qataris où dinaient les plus grandes fortunes du Golf, les galas de charité américains où se pressaient parfois plusieurs centaines de convives, et bien sûr les plus grands Palaces parisiens où la moindre erreur pouvait sans peine vous coûter votre carrière. C’était un vieux de la vielle comme on dit, rien ne pouvait lui faire peur, sauf peut-être… non. Inutile d’y penser, ce n’est certainement qu’une légende.
Il avait partagé toute son expérience avec son meilleur ami, qui était devenu le maître d’hôtel de son restaurant étoilé à deux pas de la place Vendôme. Lui aussi avait tout vu, et lui aussi rien ne pouvait l’ébranler alors quand il poussa avec fracas la porte des cuisines, le teint livide, les jambes tremblantes et les yeux écarquillés par une peur ineffable, le chef compris.
Son sang ne fit qu’un tour, il était entièrement guidé par l’instinct. Il se précipita dans la salle et pointa du doigt le rideau métallique. « Mais bon Dieu, fermez la porte ! Il arrive ».
La jeune serveuse attenante à la vitrine était toute chancelante. La pauvre, quelle malchance. C’était sa première semaine de travail. Si elle avait su, elle n’aurait jamais signé, ou alors elle se serait faite porter pâle aujourd’hui. L’odeur âcre et rance de sueur qui émanait de la rue lui fit rendre tripes et boyaux sur la moquette du prestigieux restaurant avant de lui faire perdre connaissance.
Cette fois-ci, plus aucun doute n’était permis, le chef avait mainte fois entendu cette rumeur qui ressortait périodiquement çà et là : quand une odeur de sueur tellement infâme qu’elle vous ferait regretter d’être né arrive, c’est qu’Il arrive. Le brave cuisinier rassembla son courage, il enjamba le corps de la pauvre serveuse qui convulsait contre la vitrine et se jeta contre la porte pour baisser le rideau. Mais c’était trop tard, la grille buta contre la panse de l’Ogre qui précédait l’homme de presque un mètre. Quand Sa silhouette se découpa dans la porte, le chef recula sous l’effet de la panique et vint buter contre son fidèle maitre d’hôtel qui avait assisté à la scène sans pouvoir bouger.
Maitre Dupont-Moretti était là. Et il avait faim. Très faim. L’église Saint-Roch sonnait douze coups : cela voulait dire qu’il était l’heure pour l’Ogre des prétoires de faire bonne ripaille. Sans demander son reste il s’assit à la première table à sa portée. La chaise craqua bruyamment sous le poids de la République incarnée. Son ventre tellement proéminant l’empêchait d’atteindre les couverts.
Un audacieux serveur s’approcha pour prendre sa commande. Pauvre fou. Le bouton du gilet du costume trois pièces du gros Moretti se détacha sous l’effet de la tension que son ventre exerçait sur le pauvre vêtement et vint frapper à pleine vitesse le pauvre garçon qui perdit aussi tôt connaissance. Ou peut-être était-ce dû aux odeurs putrides qui émanaient du Maître, tellement violentes que le papier peint autour s’écornait.
Voyant le pauvre gisant à même le sol, Maitre Dupont-Moretti grogna avant de s’esclaffer à plein poumon et d’une voix pleine d’assurance : « Bande de miséreux, la République ne saurait tolérer d’attendre plus longtemps ». Tous les membres de la brigade se regardèrent les uns les autres, du moins, ceux qui n’avaient pas encore perdu connaissance. Pas un n’avait assez d’audace pour s’avancer vers le bon serviteur de la République qui honorait aujourd’hui leur établissement par son imposante présence. Le maitre d’hôtel se résigna. C’était à lui de se sacrifier. Il s’approcha, le regard au sol et la respiration bouchée, tremblant comme une feuille.
Le gros Moretti ne daigna même pas lui accorder un regard, il se contenta d’énumérer sa commande avec force et vigueur, dégageant par la même une odeur putride et acide directement remontée de son estomac qui donna un haut-le-cœur au pauvre maitre d’hôtel.
« En entrée, une poularde, une poule au pot, un plat de tripe à la mode de Caen, une tête de veau, une langue de bœuf et une demie portion de votre brandade de morue du jour ». Il posa une main boursouflée sur son ventre difforme avant de lâcher distraitement « Je mange léger aujourd’hui, je suis baloné. Cependant manant, vous n’oublierez pas de m’apporter un litre de cognac et un autre litre de whisky, et fissa ». Puis il congédia le pauvre homme en lui renvoyant le menu au visage accompagné d’un rot des plus infâmes.
En cuisine, c’était la panique. Tous avaient fuis ou s’étaient évanouis sous les assauts des relents émanant des aisselles du Maître. Il ne restait plus que le chef. Lui qui pensait avoir tout vu… Il jura intérieurement que s’il s’en sortait, il prendrait sa retraite, très loin d’ici. Mais il s’activa, et parvint à sortir les plats un à un. Il lui fallait du temps pour élaborer ces mets fins et délicats, tandis que de son côté le Maitre n’en faisait qu’une bouchée. En salle, tout le monde était traumatisé. De la graisse suintait sur le menton du gros Dupont-Moretti qui s’agitait dans tous les sens sur sa petite chaise dont les pieds menaçaient de céder d’un instant à l’autre sous le poids du rustre.
Aussitôt qu’une assiette copieusement garnie arrivait, le Maître renvoyait celle qu’il venait de vider d’une traite, hurlant à s’époumoner que « les portions ridicules de cette gargote misérable étaient la honte de la République ».
Arrivée à son sixième plat, un gargouillis sourd et profond déchira l’atmosphère. On aurait dit l’ouverture de la Porte des Enfers, la libération de Belzebuth. Le visage du gros Moretti était devenu blême, il se releva, plié en deux, la main sur son énorme bedaine qui avait d’ailleurs propulsé la table quand il s’était levé. Aucun doute : il s’apprêtait à chier.
« Que l’on m’emmène au cabinet ! La République a des affaires urgentes à expédier ! »
Le brave maître d’hôtel prit le Tribun par le bras et l’emmena vers les toilettes mais il glissa rapidement et se retrouva face contre sol, l’arcade ouverte, son sang se mélangeant à la coulante du Maître qui commençait déjà à glisser le long de sa jambe.
C’en était trop pour Dupont-Moretti, qui baissa à la vue de tous son pantalon déjà recouvert d’immondices et souillé jusqu’à la corde. Il n’eu même pas le temps de s’accroupir. Ce fût un vrai geyser. Des litres de chiasses sortaient directement du fion du Maître qui hurlait comme pour exorciser le mal. Il recouvra en un instant la vitrine du restaurant, empêchant les rayons du soleil de passer et donnant aussitôt à la pièce une angoissante atmosphère. Des flots de merde avaient giclé jusqu’aux moulures du plafond et retombaient maintenant à grosse goutes sur les employés qui s’étaient réfugiés sous les tables. La chiasse du Maitre leur arrivait aux chevilles.
Puis aussi violemment que cela avait commencé, le spectacle prit fin. Moretti se redressa, remonta son pantalon distraitement et se gratta la raie de toute sa main gauche pour s’essuyer tandis que de sa main droite il cherchait dans sa poche souillée de ses propres immondices un billet de deux cents euros qu’il laissa tomber sur la moquette à jamais souillée. Il quitta l’établissement avec le sourire : il avait bien mangé. Derrière lui, le chef, le seul être qui n’avait pas encore succombé à l’horreur perdit connaissance tandis que les sirènes des pompiers retentissaient au loin.
Le 24 janvier 2022 à 23:02:57 :
Belle progression de narration, l'écrit suit avec goût les étapes traditionnelles des pavés Moretti, l'effroi puis la bouffe, les pets et la chiasse.
Merci Khey !
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Données du topic
- Auteur
- Moroc
- Date de création
- 24 janvier 2022 à 22:50:36
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