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BORIS BOGDANOV, LE TROISIÈME FRÈRE CACHÉ

Supprimé
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Pourquoi accepter aujourd’hui de dévoiler publiquement la vérité ? Parce que Boris Bogdanov est conscient que certaines rumeurs circulant depuis des années sur ses célèbres frères doivent cesser. À commencer par celle qui le touche personnellement: sa propre existence. Selon la formule du Cardinal de Retz, « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », mais en vérité peu lui importe: le monde doit savoir, et il va savoir. Je rencontre le fameux frère caché au café Bonaparte à Saint-Germain des Prés, après des mois de tractations auprès de Pierre M., un ami qui connaît bien les « jumeaux » pour avoir monté avec eux un bizness il y a quelques années (un projet de parc d’attraction scientifique censé se construire sur la ZAC de Limeil-Brévannes, que le retrait d’un partenaire financier avait fait capoter au dernier moment). C’est Pierre qui a organisé le rendez-vous, choisissant une table isolée de l’arrière-salle pour ne pas que nous soyons dérangés, car Boris est souvent pris pour Igor ou Grishka, et invité à poser pour des photos avec des fans. Au préalable j’ai dû montrer patte blanche, expliquer par écrit ma démarche et le rassurer sur la portée que pourrait avoir cette entrevue. Il a fallu insister sur le caractère bienveillant de mon initiative, car l’homme est particulièrement à fleur de peau sur le sujet, ce qu’on comprend aisément. Il faut un certain courage, reconnaissons-le, pour révéler à la face du monde qu’on est resté dissimulé pendant près de cinquante ans dans l’ombre de deux personnages aussi médiatiques. Sans doute est-ce aussi pour Boris, à l’approche du bel âge, une manière de soulager sa conscience, de refermer les plaies du passé et d’atteindre à une forme de sérénité. Pourtant, dès les premières minutes de l’entretien, il m’affirme ne pas être convaincu par mon entreprise.
— Je ne veux pas vous décourager, mais personne ne croira que les Bogdanov sont des triplés. Ça aura l’air d’une histoire invraisemblable, qui fera surtout marrer dans les chaumières… Cela dit, dans un sens ça m’arrange: on continuera à me foutre la paix !
Je fixe le visage anguleux de cet illustre inconnu aux traits familiers, ce vaste front, ces pommettes trop hautes, ce faciès étrange qui s’est transformé peu à peu au rythme de celui des deux autres. L’œil est taquin, la mèche grise est frisottante par nature. L’animal semble un peu ailleurs, comme perdu dans les méandres de l’improbable histoire qu’aura été sa vie.
Injustement oublié par la gloire, Boris Bogdanov voit le jour le 29 août 1949 à Saint-Lary, dans le Gers. Il est le troisième garçon à paraître, quarante et une minutes après Igor et dix-neuf après Grishka. Les Bogdanov ne sont donc pas comme on l’affirme une paire de jumeaux dizygotes, mais des triplés monozygotes partageant l’ascendance princière d’une lignée d’origine tatare. Tout petit déjà, Boris est le plus timide, affichant une nature d’artiste marquée par l’âme slave. Quand ses frères jouent au jokari, il observe longuement les fleurs dans la roseraie, chasse les papillons ou dessine des pastels durant des heures. Quand ils repassent leurs leçons de sciences, lui écrit des poèmes échevelés ou travaille son violon, compulsant sans relâche les quinze mille ouvrages de la bibliothèque familiale (en français, russe, anglais ou allemand). Toujours à l’écart, rêveur solitaire, Boris devient le souffre-douleur idéal. Leur maman, Maria Dolores Franzyska Kolowrat-Krakowská, se souvient d’une anecdote: un soir à l’âge de deux ans, les trois bambins jouent dans la baignoire quand leur précepteur s’absente, les laissant un instant sans surveillance. Un jouet vole au loin. Intrépide, Boris franchit le rebord de la baignoire pour aller le récupérer à l’autre bout de la salle de bain. Mais quand il revient, ses frères ne le laissent plus entrer dans l’eau ! Boris se met à pleurer et le précepteur accourt… Quelques années plus tard, autre coup pendable: lors d’une séance de pose pour une photo de famille, Igor et Grishka font croire à Boris qu’on l’appelle au dehors, puis l’enferment dans le cabanon du jardinier du domaine. Le gamin reste introuvable, et l’attente interminable. On décide finalement de faire la photo sans lui. C’est ainsi que Boris n’apparait pas sur ce cliché familial « officiel », donnant sans doute naissance au futur malentendu autour de sa non-existence.
Dans les années 80, l’émission culte de vulgarisation scientifique d’Igor et Grishka Bogdanov sur TF1 s’appelle « Temps X ». On y parle science-fiction, mondes parallèles et voyages dans le temps. Le binôme habillé de combinaisons futuristes argentées propose des mises en scène toujours plus kitchs, évoluant dans un décor de vaisseau spatial. Le programme connaît un immense succès, en particulier chez les jeunes téléspectateurs. Sur le plateau, les deux frères rivalisent d’anecdotes et de curiosité. Mais en réalité, ce ne sont pas toujours les mêmes qui apparaissent à l’image, car Boris prend la place de l’un ou de l’autre au gré de leurs indisponibilités.
— Je leur servais souvent de doublure au tournage, et le public n’y voyait que du feu. C’est un des secrets les mieux gardés de l’histoire de la télé. Mes frangins trouvaient ça pratique, ça leur laissait du temps libre. Et moi ça m’arrangeait: à cette époque j’étais un peu fauché, et c’était très bien payé !
Pour comprendre comment Boris en arrivé là, il faut remonter un peu en arrière. À l’inverse de ses frères, le jeune homme n’a aucun plan de carrière ni vocation pour la vie publique, les médias ne l’intéressent pas. Oscillant entre ses passions artistiques et son réel intérêt pour la médecine ou l’égyptologie (qui l’obnubilera durant plusieurs années), il choisit finalement, poussé par sa grand-mère, d’embrasser une carrière médicale. À partir de 1977, Boris suit des études au Centre Hospitalier Universitaire de Tours, avec une spécialité en chirurgie maxillo-faciale. Élève promis à un bel avenir, il est souvent entravé et moqué par les autres étudiants et par ses enseignants.
— Mes copains, tout le monde, même mes profs avaient un doute sur mon identité ! Je n’étais jamais pris au sérieux, car ils pensaient que j’étais Igor ou Grishka me cachant sous un faux nom pour faire des études médicales. J’avais beau me défendre, montrer mes papiers, on ne me croyait pas. C’était l’horreur !
Recalé à l’examen final des épreuves classantes de troisième cycle, l’étudiant décide d’abandonner son projet, se promettant tout de même d’essayer de revenir à la médecine plus tard, « une fois le problème réglé ». Pour gagner sa vie, Boris enchaîne avec des petits jobs: serveur dans une pizzeria, peintre des rues à Montmartre, professeur de musique puis de gymnastique dans un collège privé… Mais partout, il se heurte au mur d’incompréhension que provoque sa simple présence: personne n’accepte qu’un des Bogdanov en soit réduit à servir une quatre fromages ou à enseigner à des ados comment sauter à la corde. On croit parfois même au tournage d’une caméra cachée !
— À partir de là, ma vie est devenue un enfer. J’avais l’impression de ne plus m’appartenir. Je faisais des cauchemars, c’était comme si on m’avait confisqué mon identité, je n’avais plus aucune existence propre. J’ai vu des psys, essayé le désenvoûtement, l’hypnose, et puis j’ai fini par accepter la réalité: mes frères étaient célèbres, je n’avais pas d’autre choix que de faire avec. Je n’allais quand même pas avoir recours à la chirurgie esthétique pour ne plus leur ressembler !
C’est ainsi que Boris, dans un total dénuement, répond favorablement à la proposition qui lui est faite de venir les épauler en travaillant au sein de l’émission « Temps X ». Plutôt à l’aise avec les thématiques abordées, il s’implique dans la rédaction des sujets, œuvre à l’élaboration du conducteur et, outre la co-présentation occasionnelle des plateaux, réalise certains reportages comme celui sur « L’affaire de Cergy-Pontoise » en avril 1980 (un fait divers au cours duquel trois amis rencontrèrent des extra-terrestres avant que l’un d’eux se fasse enlever, clin d’œil à la situation du trio). À l’époque, les bureaux de production de l’émission sont installés dans les locaux de la chaîne TF1, au troisième étage de l’immeuble du 13-15 rue Cognac-Jay, dans le 15è arrondissement de Paris. Les trois frères n’ont qu’une seule contrainte: éviter qu’on les voie ensemble dans la même pièce, afin de ne pas éveiller de soupçons. Il faut souvent passer rapidement d’un bureau à l’autre, jouer avec les portes et les rendez-vous, plaisanter parfois en se targuant d’avoir « des dons d’ubiquité » !
— Bizarrement ça marchait, on y est arrivés assez facilement. Au sein de l’équipe personne n’a jamais eu aucun doute, pas même nos assistantes ou Alain Carrazé, notre producteur. Une seule fois un stagiaire nous a surpris tous les trois, mais il fumait des joints toute la journée, il a dû prendre ça pour une hallucination… De toute façon vu sa tête, s’il avait raconté ça à quelqu’un, on ne l’aurait pas cru ! (rires)
Début 1979, Igor commence malgré tout à trouver la situation inconfortable. Il suggère que les frères Bogdanov devraient révéler publiquement la vérité dans la presse, afin que Boris sorte de son anonymat. Grishka s’y oppose, estimant que cela serait risqué pour leur image et casserait leur dynamique de succès. Boris lui-même n’y est pas très favorable: il lui faudrait changer de vie, or celle-ci lui va très bien (il s’est remis à la peinture et envisage de monter une expo « d’ici un an ou deux »). Avant qu’ils puissent trancher, incroyable coïncidence, un certain Étienne Blanc-Francart, journaliste à Télé 7 Jours, publie un écho fracassant révélant « l’existence d’un troisième Bogdanov caché ! ». Rumeur ? Fuite ? Indiscrétion ? Pur délire ? On l’ignore. Mais le numéro 570 de Télé 7 Jours est daté du 1er avril 1979. L’info est finalement prise pour un canular — les trois frères ont eu chaud.
Quand l’émission « Temps X » s’arrête, le 2 janvier 1982, pour être remplacée par un magazine mensuel, Boris annonce à ses frères qu’il a décidé de prendre du recul. Lassé de vivre toujours dans leur ombre dans un rôle de faire-valoir, il voudrait se frayer son propre chemin, exister par lui-même. Une carrière d’artiste l’attend, il le sent intérieurement, et le moment est venu de se lancer. Réticents, ses frères tentent de le décourager, lui expliquent qu’il va au devant de grandes difficultés, qu’à son âge il ne pourra pas débuter dans un milieu aussi fermé. Et ils lui proposent une augmentation de salaire conséquente pour rester auprès d’eux. En vain: Boris a fait son choix.
— J’avais décidé de partir m’installer à l’étranger, là où personne ne me reconnaîtrait dans la rue. Au moins je pourrais essayer de me faire une place grâce à mon seul talent, si toutefois j’en avais un. Bref, je voulais me confronter à la réalité.

Le 29 décembre 2021 à 17:26:57 :
Pourquoi accepter aujourd’hui de dévoiler publiquement la vérité ? Parce que Boris Bogdanov est conscient que certaines rumeurs circulant depuis des années sur ses célèbres frères doivent cesser. À commencer par celle qui le touche personnellement: sa propre existence. Selon la formule du Cardinal de Retz, « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », mais en vérité peu lui importe: le monde doit savoir, et il va savoir. Je rencontre le fameux frère caché au café Bonaparte à Saint-Germain des Prés, après des mois de tractations auprès de Pierre M., un ami qui connaît bien les « jumeaux » pour avoir monté avec eux un bizness il y a quelques années (un projet de parc d’attraction scientifique censé se construire sur la ZAC de Limeil-Brévannes, que le retrait d’un partenaire financier avait fait capoter au dernier moment). C’est Pierre qui a organisé le rendez-vous, choisissant une table isolée de l’arrière-salle pour ne pas que nous soyons dérangés, car Boris est souvent pris pour Igor ou Grishka, et invité à poser pour des photos avec des fans. Au préalable j’ai dû montrer patte blanche, expliquer par écrit ma démarche et le rassurer sur la portée que pourrait avoir cette entrevue. Il a fallu insister sur le caractère bienveillant de mon initiative, car l’homme est particulièrement à fleur de peau sur le sujet, ce qu’on comprend aisément. Il faut un certain courage, reconnaissons-le, pour révéler à la face du monde qu’on est resté dissimulé pendant près de cinquante ans dans l’ombre de deux personnages aussi médiatiques. Sans doute est-ce aussi pour Boris, à l’approche du bel âge, une manière de soulager sa conscience, de refermer les plaies du passé et d’atteindre à une forme de sérénité. Pourtant, dès les premières minutes de l’entretien, il m’affirme ne pas être convaincu par mon entreprise.
— Je ne veux pas vous décourager, mais personne ne croira que les Bogdanov sont des triplés. Ça aura l’air d’une histoire invraisemblable, qui fera surtout marrer dans les chaumières… Cela dit, dans un sens ça m’arrange: on continuera à me foutre la paix !
Je fixe le visage anguleux de cet illustre inconnu aux traits familiers, ce vaste front, ces pommettes trop hautes, ce faciès étrange qui s’est transformé peu à peu au rythme de celui des deux autres. L’œil est taquin, la mèche grise est frisottante par nature. L’animal semble un peu ailleurs, comme perdu dans les méandres de l’improbable histoire qu’aura été sa vie.
Injustement oublié par la gloire, Boris Bogdanov voit le jour le 29 août 1949 à Saint-Lary, dans le Gers. Il est le troisième garçon à paraître, quarante et une minutes après Igor et dix-neuf après Grishka. Les Bogdanov ne sont donc pas comme on l’affirme une paire de jumeaux dizygotes, mais des triplés monozygotes partageant l’ascendance princière d’une lignée d’origine tatare. Tout petit déjà, Boris est le plus timide, affichant une nature d’artiste marquée par l’âme slave. Quand ses frères jouent au jokari, il observe longuement les fleurs dans la roseraie, chasse les papillons ou dessine des pastels durant des heures. Quand ils repassent leurs leçons de sciences, lui écrit des poèmes échevelés ou travaille son violon, compulsant sans relâche les quinze mille ouvrages de la bibliothèque familiale (en français, russe, anglais ou allemand). Toujours à l’écart, rêveur solitaire, Boris devient le souffre-douleur idéal. Leur maman, Maria Dolores Franzyska Kolowrat-Krakowská, se souvient d’une anecdote: un soir à l’âge de deux ans, les trois bambins jouent dans la baignoire quand leur précepteur s’absente, les laissant un instant sans surveillance. Un jouet vole au loin. Intrépide, Boris franchit le rebord de la baignoire pour aller le récupérer à l’autre bout de la salle de bain. Mais quand il revient, ses frères ne le laissent plus entrer dans l’eau ! Boris se met à pleurer et le précepteur accourt… Quelques années plus tard, autre coup pendable: lors d’une séance de pose pour une photo de famille, Igor et Grishka font croire à Boris qu’on l’appelle au dehors, puis l’enferment dans le cabanon du jardinier du domaine. Le gamin reste introuvable, et l’attente interminable. On décide finalement de faire la photo sans lui. C’est ainsi que Boris n’apparait pas sur ce cliché familial « officiel », donnant sans doute naissance au futur malentendu autour de sa non-existence.
Dans les années 80, l’émission culte de vulgarisation scientifique d’Igor et Grishka Bogdanov sur TF1 s’appelle « Temps X ». On y parle science-fiction, mondes parallèles et voyages dans le temps. Le binôme habillé de combinaisons futuristes argentées propose des mises en scène toujours plus kitchs, évoluant dans un décor de vaisseau spatial. Le programme connaît un immense succès, en particulier chez les jeunes téléspectateurs. Sur le plateau, les deux frères rivalisent d’anecdotes et de curiosité. Mais en réalité, ce ne sont pas toujours les mêmes qui apparaissent à l’image, car Boris prend la place de l’un ou de l’autre au gré de leurs indisponibilités.
— Je leur servais souvent de doublure au tournage, et le public n’y voyait que du feu. C’est un des secrets les mieux gardés de l’histoire de la télé. Mes frangins trouvaient ça pratique, ça leur laissait du temps libre. Et moi ça m’arrangeait: à cette époque j’étais un peu fauché, et c’était très bien payé !
Pour comprendre comment Boris en arrivé là, il faut remonter un peu en arrière. À l’inverse de ses frères, le jeune homme n’a aucun plan de carrière ni vocation pour la vie publique, les médias ne l’intéressent pas. Oscillant entre ses passions artistiques et son réel intérêt pour la médecine ou l’égyptologie (qui l’obnubilera durant plusieurs années), il choisit finalement, poussé par sa grand-mère, d’embrasser une carrière médicale. À partir de 1977, Boris suit des études au Centre Hospitalier Universitaire de Tours, avec une spécialité en chirurgie maxillo-faciale. Élève promis à un bel avenir, il est souvent entravé et moqué par les autres étudiants et par ses enseignants.
— Mes copains, tout le monde, même mes profs avaient un doute sur mon identité ! Je n’étais jamais pris au sérieux, car ils pensaient que j’étais Igor ou Grishka me cachant sous un faux nom pour faire des études médicales. J’avais beau me défendre, montrer mes papiers, on ne me croyait pas. C’était l’horreur !
Recalé à l’examen final des épreuves classantes de troisième cycle, l’étudiant décide d’abandonner son projet, se promettant tout de même d’essayer de revenir à la médecine plus tard, « une fois le problème réglé ». Pour gagner sa vie, Boris enchaîne avec des petits jobs: serveur dans une pizzeria, peintre des rues à Montmartre, professeur de musique puis de gymnastique dans un collège privé… Mais partout, il se heurte au mur d’incompréhension que provoque sa simple présence: personne n’accepte qu’un des Bogdanov en soit réduit à servir une quatre fromages ou à enseigner à des ados comment sauter à la corde. On croit parfois même au tournage d’une caméra cachée !
— À partir de là, ma vie est devenue un enfer. J’avais l’impression de ne plus m’appartenir. Je faisais des cauchemars, c’était comme si on m’avait confisqué mon identité, je n’avais plus aucune existence propre. J’ai vu des psys, essayé le désenvoûtement, l’hypnose, et puis j’ai fini par accepter la réalité: mes frères étaient célèbres, je n’avais pas d’autre choix que de faire avec. Je n’allais quand même pas avoir recours à la chirurgie esthétique pour ne plus leur ressembler !

GPALU

Au printemps, Boris s’exile à Berlin-Ouest. Nous sommes sept ans avant la chute du mur. La ville est stimulante, très créative artistiquement. Sous le pseudonyme de « Tchernetsky » puis « Netsky » (inspiré du nom de son ancêtre Vladimir Illitch Tchiernetsky), il peint de grandes toiles « tachistes » qui s’inscrivent dans la mouvance alternative. À la galerie de la Moritzplatz, dans les ateliers et les usines désaffectées du quartier Kreuzberg, il se lie d’amitié avec Helmut Middendorf, Köberling, les figures locales du néo-expressionnisme et de « l’action painting ». Hélas, le succès n’est pas au rendez-vous. Boris doit se remettre profondément en question. Il change plusieurs fois d’option, repense sa démarche, passe par le figuratif, les collages, les performances live, et finit par trouver sa « patte » avec des travaux basés sur des nuances de noir (charbon, geai, noir d’encre, et son fameux « réglisse obscure »). En 1985, durant une exposition consacrée aux artistes émergents au MOMA de New-York, ses œuvres sont repérées par Arnold Kuchman, un riche collectionneur d’art contemporain. À partir de là certaines commencent à se vendre, parfois assez cher (jusqu’à 40.000 dollars pour son « Black shit », un format miniature non signé). « Netsky » prend un agent qui fait encore monter sa côte. On le compare déjà à Jean-Michel Basquiat, qu’il rencontre à la Factory en avril. En l’espace de quelques semaines Boris s’est fait un nom, une identité à lui. Pour la première fois il se sent délivré du mauvais sort qui l’empêchait de s’épanouir. Il sourit à la vie, jubile d’avoir enfin osé être lui-même.
Mais à Paris, un expert américain, ancien commissaire priseur travaillant pour la Galerie Maeght, découvre par hasard un portrait de « Netsky » dans les pages culture du New York Times. Sur la photo, la ressemblance est frappante avec les frères Bogdanov, stars de la TV française, qu’il connaît pour les avoir rencontrées lors d’un vernissage. Soupçonnant une arnaque, hélas courantes dans ce milieu, il donne l’alerte: le peintre underground à la mode est un imposteur, il s’agit en réalité d’un des deux animateurs ! L’affaire fait grand bruit. En plein élan, Boris est de nouveau rattrapé par sa malédiction. Discrédité, calomnié, il ne cherche même pas à se justifier tant il sait le combat perdu d’avance. C’est ainsi que la carrière de peintre de Boris Bogdanov, alias Netsky, est stoppée net en septembre 1986.
— Ça, ça a été la goutte d’eau, un choc ultra violent pour moi. J’ai fait un black-out qui a tourné à la dépression, je suis rentré en France, je ne voulais plus voir personne, je restais cloîtré dans une chambre au château d’Esclignac derrière des volets…
Contraint de faire un séjour de sept mois à la clinique psychiatrique Montberon près de Toulouse, Boris, abruti par les médicaments du matin au soir, rumine le passé en ressassant les événements. Il cherche à comprendre de quelle « punition divine » il a été la victime, se demande s’il n’aurait pas payé pour des péchés commis dans des vies antérieures. S’ensuivent des délires mystiques avec des apparitions de phénomènes inexpliqués, qui d’après l’intéressé seraient « liés à des contacts avec des entités inconnues, probablement d’origine extra-terrestre ».
— Mais étonnamment cette fois, ce sont vos frères qui viennent vous chercher pour vous sauver ?
— Exact. Ce sont eux qui m’ont sorti de cet enfer. Je crois que ça leur pesait de me voir dans cet état. Au fond, c’était encore à cause de leur gloire que mon destin d’artiste avait été gâché…
Le troisième frère s'appelle Brigitte
Le retour de Boris soude le clan et modifie profondément les rapports entre les Bogdanov. La fratrie retrouve un sens, resserre des liens mis à mal par les circonstances. Plus que jamais, ce frère de l’ombre trop fragile sera protégé par les deux autres, qui décident d’éviter de le laisser livré à lui-même. Durant notre échange, je perçois dans l’évocation de ces souffrances une grande pudeur chez Boris. Face à mes questions parfois indiscrètes, il préfère toujours s’en tenir à des dates clés, à des points biographiques. Il ne s’apitoie pas sur son sort et ne souhaite pas de grands déballages, préférant sobrement évoquer les faits, avec même une certaine froideur. Au fond c’est lui qui a raison, peu m’importent les détails. Je nous ressers de cet excellent russian earl grey impérial à la bergamote, puis nous abordons la partie la plus récente de son parcours.
— À partir des années 2000, vous vous consacrez enfin à votre autre grande passion, la musique.
— Oui. Nous sommes tous musiciens dans la famille, nos parents jouaient de plusieurs instruments, piano, balalaïka… Mes frères par exemple sont d’excellents joueurs de banjo. Moi c’est le violon, j’en joue depuis tout petit. Alors à ce moment-là, comme il me fallait un nouveau projet, je me suis dit que je pourrais essayer d’en faire mon métier.
Un choix pertinent. Car après plusieurs auditions infructueuses à Londres et Frankfort, Boris parvient à intégrer le Quatuor Chabaline, un orchestre Russe de renommée internationale basé à Saint-Pétersbourg, au sein duquel on lui confie la place de soliste. La formation effectue des tournées à travers le monde, interprétant des airs du folklore et un vaste répertoire classique hérité de Rostropovich et Dubinsky. Comme il se produit rarement en France, Boris profite d’une relative tranquillité: peu de spectateurs le « reconnaissent ». Jouant sur un violon ayant appartenu à Dorothy DeLay (un Guadagnini de 1779), son toucher fait des merveilles, et des critiques louent son étonnante virtuosité — le magazine autrichien Crescendo compare même son jeu à celui de Chostakovitch, son modèle ! En intégrant le quator, Boris a également trouvé un équilibre affectif, Nina Borchikova, la violoncelliste, devenant son épouse en 2007. Le couple s’établit à Splügen, en Suisse alémanique, puis donne naissance à des faux jumeaux (énième clin d’œil du destin, diront certains). Toutefois, sous l’influence de sa femme, Boris décide de couper les ponts avec ses frères restés à Paris. À partir de ce jour, ils n’auront plus jamais de ses nouvelles directes.
Au matin du 3 janvier 2009, alors que l’orchestre Chabaline propose une série de douze récitals au Chicago Symphony Center, Boris disparaît mystérieusement. On le cherche en ville, la police est prévenue, sans aucun résultat. Faute de soliste le concert du soir est annulé, puis celui du lendemain. Les avis de recherche locaux font chou blanc, et le mystère est total.
— On a dit que vous aviez été enlevé par des extra-terrestres qui avaient pour projet de vous emmener avec eux sur leur planète. Est-ce exact ?
— La vraie question est plutôt: est-ce que vous croyez à cette histoire ? Et si oui, pourquoi ?

À Paris, le 6 janvier, Igor Bogdanov reçoit un appel urgent du responsable du Quator Chabaline. En panique, celui-ci lui demande son aide. Il est le seul à pouvoir le sauver de la situation délicate dans laquelle se trouve l’orchestre, car le concert du surlendemain doit être enregistré en public pour le label allemand Deutsche Grammophon. Plus de 2500 spectateurs ont déjà payé leurs places, et réservé depuis des mois. Personne ne comprendrait que le célèbre soliste Boris Bogdanov ne soit pas présent, ce serait une catastrophe. Igor, qui a étudié le violon dans son enfance, ne possède pas le talent de son frère mais pourrait faire illusion sur scène. Ensuite, en studio, le travail sur la post-production sonore pourrait faire des miracles et améliorer l’enregistrement. Igor, hélas, refuse tout net de se prêter à cette mascarade. Le Quatuor Chabaline doit finalement tout annuler au dernier moment.
Depuis douze ans aujourd’hui, Igor et Grishka n’ont pas parlé à leur frère, dont ils restent officiellement sans nouvelles. Le dossier de Boris Bogdanov, officiellement inscrit sur la liste des personnes disparues sans laisser d’adresse, vient récemment d’être classé. C’est donc une chance particulière qui m’est donnée de le rencontrer en chair et en os pour cette interview. Mais il me sourit étrangement… Je le fixe, intrigué. Un ange passe.
— Pardonnez-moi cette remarque, mais au fond, qu’est-ce qui me prouve que vous n’êtes pas un imposteur qui aurait inventé toute cette histoire ? Si ça se trouve vous êtes Igor, ou bien Grishka, et vous me faites marcher depuis le début !?
— Ça, vous ne le saurez que le jour de ma mort.

Le 29 décembre 2021 à 17:27:43 :
https://en.wikipedia.org/wiki/Boris_Bogdanov
Il est mort en 1960. :(

LIT LE TITRE ! IL EST CACHE !!!!!

Le 29 décembre 2021 à 17:27:22 :

Le 29 décembre 2021 à 17:26:57 :
Pourquoi accepter aujourd’hui de dévoiler publiquement la vérité ? Parce que Boris Bogdanov est conscient que certaines rumeurs circulant depuis des années sur ses célèbres frères doivent cesser. À commencer par celle qui le touche personnellement: sa propre existence. Selon la formule du Cardinal de Retz, « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », mais en vérité peu lui importe: le monde doit savoir, et il va savoir. Je rencontre le fameux frère caché au café Bonaparte à Saint-Germain des Prés, après des mois de tractations auprès de Pierre M., un ami qui connaît bien les « jumeaux » pour avoir monté avec eux un bizness il y a quelques années (un projet de parc d’attraction scientifique censé se construire sur la ZAC de Limeil-Brévannes, que le retrait d’un partenaire financier avait fait capoter au dernier moment). C’est Pierre qui a organisé le rendez-vous, choisissant une table isolée de l’arrière-salle pour ne pas que nous soyons dérangés, car Boris est souvent pris pour Igor ou Grishka, et invité à poser pour des photos avec des fans. Au préalable j’ai dû montrer patte blanche, expliquer par écrit ma démarche et le rassurer sur la portée que pourrait avoir cette entrevue. Il a fallu insister sur le caractère bienveillant de mon initiative, car l’homme est particulièrement à fleur de peau sur le sujet, ce qu’on comprend aisément. Il faut un certain courage, reconnaissons-le, pour révéler à la face du monde qu’on est resté dissimulé pendant près de cinquante ans dans l’ombre de deux personnages aussi médiatiques. Sans doute est-ce aussi pour Boris, à l’approche du bel âge, une manière de soulager sa conscience, de refermer les plaies du passé et d’atteindre à une forme de sérénité. Pourtant, dès les premières minutes de l’entretien, il m’affirme ne pas être convaincu par mon entreprise.
— Je ne veux pas vous décourager, mais personne ne croira que les Bogdanov sont des triplés. Ça aura l’air d’une histoire invraisemblable, qui fera surtout marrer dans les chaumières… Cela dit, dans un sens ça m’arrange: on continuera à me foutre la paix !
Je fixe le visage anguleux de cet illustre inconnu aux traits familiers, ce vaste front, ces pommettes trop hautes, ce faciès étrange qui s’est transformé peu à peu au rythme de celui des deux autres. L’œil est taquin, la mèche grise est frisottante par nature. L’animal semble un peu ailleurs, comme perdu dans les méandres de l’improbable histoire qu’aura été sa vie.
Injustement oublié par la gloire, Boris Bogdanov voit le jour le 29 août 1949 à Saint-Lary, dans le Gers. Il est le troisième garçon à paraître, quarante et une minutes après Igor et dix-neuf après Grishka. Les Bogdanov ne sont donc pas comme on l’affirme une paire de jumeaux dizygotes, mais des triplés monozygotes partageant l’ascendance princière d’une lignée d’origine tatare. Tout petit déjà, Boris est le plus timide, affichant une nature d’artiste marquée par l’âme slave. Quand ses frères jouent au jokari, il observe longuement les fleurs dans la roseraie, chasse les papillons ou dessine des pastels durant des heures. Quand ils repassent leurs leçons de sciences, lui écrit des poèmes échevelés ou travaille son violon, compulsant sans relâche les quinze mille ouvrages de la bibliothèque familiale (en français, russe, anglais ou allemand). Toujours à l’écart, rêveur solitaire, Boris devient le souffre-douleur idéal. Leur maman, Maria Dolores Franzyska Kolowrat-Krakowská, se souvient d’une anecdote: un soir à l’âge de deux ans, les trois bambins jouent dans la baignoire quand leur précepteur s’absente, les laissant un instant sans surveillance. Un jouet vole au loin. Intrépide, Boris franchit le rebord de la baignoire pour aller le récupérer à l’autre bout de la salle de bain. Mais quand il revient, ses frères ne le laissent plus entrer dans l’eau ! Boris se met à pleurer et le précepteur accourt… Quelques années plus tard, autre coup pendable: lors d’une séance de pose pour une photo de famille, Igor et Grishka font croire à Boris qu’on l’appelle au dehors, puis l’enferment dans le cabanon du jardinier du domaine. Le gamin reste introuvable, et l’attente interminable. On décide finalement de faire la photo sans lui. C’est ainsi que Boris n’apparait pas sur ce cliché familial « officiel », donnant sans doute naissance au futur malentendu autour de sa non-existence.
Dans les années 80, l’émission culte de vulgarisation scientifique d’Igor et Grishka Bogdanov sur TF1 s’appelle « Temps X ». On y parle science-fiction, mondes parallèles et voyages dans le temps. Le binôme habillé de combinaisons futuristes argentées propose des mises en scène toujours plus kitchs, évoluant dans un décor de vaisseau spatial. Le programme connaît un immense succès, en particulier chez les jeunes téléspectateurs. Sur le plateau, les deux frères rivalisent d’anecdotes et de curiosité. Mais en réalité, ce ne sont pas toujours les mêmes qui apparaissent à l’image, car Boris prend la place de l’un ou de l’autre au gré de leurs indisponibilités.
— Je leur servais souvent de doublure au tournage, et le public n’y voyait que du feu. C’est un des secrets les mieux gardés de l’histoire de la télé. Mes frangins trouvaient ça pratique, ça leur laissait du temps libre. Et moi ça m’arrangeait: à cette époque j’étais un peu fauché, et c’était très bien payé !
Pour comprendre comment Boris en arrivé là, il faut remonter un peu en arrière. À l’inverse de ses frères, le jeune homme n’a aucun plan de carrière ni vocation pour la vie publique, les médias ne l’intéressent pas. Oscillant entre ses passions artistiques et son réel intérêt pour la médecine ou l’égyptologie (qui l’obnubilera durant plusieurs années), il choisit finalement, poussé par sa grand-mère, d’embrasser une carrière médicale. À partir de 1977, Boris suit des études au Centre Hospitalier Universitaire de Tours, avec une spécialité en chirurgie maxillo-faciale. Élève promis à un bel avenir, il est souvent entravé et moqué par les autres étudiants et par ses enseignants.
— Mes copains, tout le monde, même mes profs avaient un doute sur mon identité ! Je n’étais jamais pris au sérieux, car ils pensaient que j’étais Igor ou Grishka me cachant sous un faux nom pour faire des études médicales. J’avais beau me défendre, montrer mes papiers, on ne me croyait pas. C’était l’horreur !
Recalé à l’examen final des épreuves classantes de troisième cycle, l’étudiant décide d’abandonner son projet, se promettant tout de même d’essayer de revenir à la médecine plus tard, « une fois le problème réglé ». Pour gagner sa vie, Boris enchaîne avec des petits jobs: serveur dans une pizzeria, peintre des rues à Montmartre, professeur de musique puis de gymnastique dans un collège privé… Mais partout, il se heurte au mur d’incompréhension que provoque sa simple présence: personne n’accepte qu’un des Bogdanov en soit réduit à servir une quatre fromages ou à enseigner à des ados comment sauter à la corde. On croit parfois même au tournage d’une caméra cachée !
— À partir de là, ma vie est devenue un enfer. J’avais l’impression de ne plus m’appartenir. Je faisais des cauchemars, c’était comme si on m’avait confisqué mon identité, je n’avais plus aucune existence propre. J’ai vu des psys, essayé le désenvoûtement, l’hypnose, et puis j’ai fini par accepter la réalité: mes frères étaient célèbres, je n’avais pas d’autre choix que de faire avec. Je n’allais quand même pas avoir recours à la chirurgie esthétique pour ne plus leur ressembler !

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Zinftalatin
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29 décembre 2021 à 17:26:57
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29 décembre 2021 à 17:37:03
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