Souvenir - 1919
La lune exécrable, déjà sur le déclin, luit faiblement, et, de ses minces cornes, fraie un chemin à sa lumière, à travers le feuillage mortel des grands upas de la vallée de Nis. Mais elle n’en atteint pas les profondeurs, là où se meuvent des formes qu’il vaut mieux ne pas voir. Une végétation luxuriante en recouvre les pentes ; des lianes maléfiques et des plantes grimpantes rampent parmi les pierres des palais en ruine, enlaçant étroitement les colonnes brisées, les étranges monolithes, soulevant les dalles de marbre mises en place par des mains oubliées. De petits singes sautillent dans les arbres gigantesques qui poussent au milieu des cours effondrées, tandis que des serpents venimeux et des créatures squameuses, dépourvues de nom, entrent et sortent en ondulant des cryptes profondes.
Vastes sont les pierres endormies sous leur couvre-lit de mousse humide, et puissants étaient les murs dont elles sont tombées. Leurs bâtisseurs les avaient érigés pour toujours, et en vérité ils font encore noble usage, car le crapaud gris a élu domicile juste en dessous.
Tout au fond de la vallée coule la rivière Thom, dont les eaux limoneuses sont chargées d’herbes. Elle jaillit de sources ignorées, et traverse des grottes souterraines, aussi le Démon de la Vallée ignore-t-il pourquoi ses flots sont rouges, et où ils vont.
Le Génie qui habite dans les rayons de la lune lui parla, disant : « Je suis vieux, et j’oublie tant de choses. Dis-moi le nom de ceux qui bâtirent ces ouvrages de pierre, parle-moi de leur apparence et de leurs agissements. » Et le Démon répondit : « Je suis le Souvenir, et la science du passé m’est familière, mais moi aussi je me fais vieux. Ces êtres étaient comme les eaux de la rivière Thom : incompréhensibles. De leurs actes, je ne me rappelle rien : ils n’avaient pas grand sens. De leur apparence, je me souviens vaguement : elle était semblable à celle des singes dans les arbres. Mais leur nom, je me le rappelle parfaitement : il rimait avec celui de cette rivière. Ces êtres d’autrefois s’appelaient les hommes. »
Et le Génie s’envola vers les minces cornes de la lune, tandis que le Démon observait avec attention un petit singe perché sur un arbre qui poussait au milieu d’une cour effondrée.