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[GIONO] Les fermes ne marchent pas avec le siècle

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On ne construit pas de fermes moderne. Je parle plus particulièrement d'une région délimitée au sud par la Méditerranée, à l'ouest par le Rhône, à l'est par les Alpes et au nord par le cours de l'Isère. Aussi bien dans les grandes vallées comme celle de la Durance et de la Drôme que dans les collines, les montagnes qui les entourent ou dans les plaines de confluent du Comtat, les paysans habitent des constructions qui datent du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Je ne parle pas évidemment de ces "pavillons de banlieues" qui fleurissent dans les terres à primeurs autour de Cavaillon, Avignon, Orange, Carpentras. La population qui vit de la culture, du transport et de l'exportation du primeur étant une paysannerie à part, qui, volontairement et pour des bénéfices extraordinaires, a, par principe de base, transgressé les lois naturelle. Elle ne peut rien nous apprendre, sinon qu'on change de sens en changeant ses lois. On le voit bien à quelques mètres seulement de distance près de l'Isle-sur-Sorgue, par exemple, où la simple route d'Avignon à Apt est la ligne de partage de deux civilisations.

À droite de cette route, en allant à Avignon, les fermes sont construites de galets, crépies de chaux, ont des murs d'1m50 d'épaisseur, sont basses et trapues, couvertes de tuiles romaines irisées de vieillesse, et datent du XVIIe siècle ; à gauche, les fermes sont construites de briques, enduites de produits industriels et même de couleurs fonctionnelles, ont des murs de 15cm d'épaisseur, sont hautes, parfois de deux étages, couvertes de tuiles plates marseillaises d'un rouge sanglant et immuable, et datent (les plus anciennes) de M. Fallières. À droite, se voient tous les signes d'une civilisation paysanne, que l'on pourrait dire chinoise, avec des fumiers opulents. À gauche, les maisons ont cet air faussement averti des médiocres qui ont enfin un cabinet à chasse. À droite, on fait de la culture classique : blés (qui restent courts de paille), pommes de terre dans les bas de collines, quelques vignes et lavandes sur les flancs ; et on chasse sur les hauteurs du plateau. À gauche, on fait de la culture intensive, sous verre, sous paillasson, on chauffe de la fraise au mazout, on protège de la fleur de pêcher en faisant brûler de vieux pneus, on va se distraire à Cavaillon au cinéma et dans les bals, on a parfois la télévision, on a en tous cas toujours la téléphone et le radio, ne serait-ce que pour connaître le cours de la Bourse ou les nouvelles internationales : le monde entier répugnant à la fraise au janvier pour un simple mal aux dents russe.

Cette gauche (de la route d'Avignon à Apt) ne peut rien nous apprendre ; dans trois ou quatre cents ans, s'il en reste encore des poussières ou des tessons, ces débris seront peut-être alors pleins d'enseignement ; pour l'instant il ne s'agit que d'un vaste Aubervilliers ou Kremlin-Bicêtre habité par des gens qui ont gagné beaucoup d'argent en perdant leur qualité. Par contre, le côté droit apparaît comme la figure éternelle de l'habitat rural. D'un côté les fermes s'appellent (comme il se doit) : "Mon Plaisir", "Sam Suffit" ou "Villa Jeanette", de l'autre elles se nomment : "la Margotte", "le Criquet", "la Commanderie", "le Paon", "le Moulin de Pologne" et même "la Pertuisane".

Mais c'est un même ingénieur du génie rural qui s'occupe du côté droit comme du côté gauche.

J'ai assisté, il y a quelque temps, à une conversation entre un paysan de côté droit, c'est-à-dire un paysan habitant une ferme du XVIIè siècle, et un ingénieur du génie rural. Le premier était un vieux bonhomme en buis, expert en moutons, en petits vignobles, en blés, en pommes de terre, en lavandes. Cela se passait dans les terres sauvages du Haut-Var, près des déserts de Canjuers. L'agriculture est héroïque dans ces régions : c'est un art de Robinson Crusoé, il y faut tout savoir faire et dieu a décidé qu'on n'avait pas le droit de se tromper. Il y faut un art de finesse et comprendre les décrets de la Providence avant qu'ils soient exprimés.

Le vieil ami chez lequel j'étais est un paysan de ces lieux sans pitié depuis mille ans, si l'ont tien compte qu'il est simplement successeur actuel de cinquante générations de sa famille qui, tantôt ici tantôt là, ont toujours été paysans dans ces régions. L'ingénieur rural était un garçon de trente-cinq ans. Sorti des écoles et prisonnier de l'administration. Il s'agissait pour mon vieil ami d'obtenir une aide financière pour transformer en route une piste qui, depuis des siècles, permettait l'accès à la ferme. Le paysan voulait bien prendre une partie des frais à sa charge, mais demandait pour le reste l'aide du génie rural. L'ingénieur vint à la ferme et j'y étais pour mon plaisir d'ailleurs : cette ferme est aussi belle que les plus belles et les plus anciennes maisons de Toscane. Elle a été jadis la ferme d'une commanderie de Templiers transformée au XVIIè siècle. Elle est à la fois une sorte de monastère tibétain et une forteresse féodale. Ses bergeries ont la solennité des voûtes de cathédrales, ses ombres sont veloutées, ses couloirs sonores, et son abri, profondément protecteur pour qui connaît les angoisses nocturnes et même diurnes des terres sauvages et désertes. J'y viens goûter une paix qu'on trouve rarement ailleurs et reprendre contact avec les "essences". À noter que mon vieil ami et sa famille : sa femme, ses deux filles, ses trois fils (un va partir pour l'Algérie), sont sensibles de la même façon que moi et pour les mêmes raisons ; ils comprennent tout à demi-mot. Ils paraîtraient "péquenots" à Paris, mais ici, où le Parisien paraîtrait imbéciles, ils sont subtils, perspicaces et proches des dieux comme des héros grecs.

L'ingénieur fit la moue devant le bel âtre qui nous ravissait et nous réunissait (il en avait ravi et réuni d'autres) ; il parla de chauffage au mazout, il demanda où était la machine à laver ; il entreprit mon vieil ami sur "la nécessité de marcher avec son siècle" ; il s'étonna des fenêtres minuscules qui perçaient les murs de 2 mètres d'épaisseur. On lui fit remarquer qu'à l'endroit où l'on était souffle, pendant au moins cent cinquante jours par un, un vent non seulement à décorner les boeufs, mais à emporter les boeufs eux-mêmes. Il nous fit alors un cours substantiel sur les matériaux modernes qui permettent de résister à tant de pression, etc. Bref, il fut très mécontent de cette ferme (qui s'appelle Silance, avec un a). Nous fûmes morigénés de belle façon. Tout le confort moderne sortait des narines de l'ingénieur comme la fumée sort des naseaux des étalons qui rongent leur frein; et il décide que le Conseil général, l'État, la France ne consentiraient jamais à donner un centime pour permettre l'accès d'un bâtiment "aussi vétuste qu'insalubre". On lui fit remarquer que le vétuste tenait le coup dans des conditions particulièrement dures ; que l'insalubre avait permis au grand-père de mourir à quatre-vingt-dix-sept ans et à la grand-mère de mourir à cent trois ans ; il ne voulut rien entendre. " À moins... à moins, dit-il, que vous ne fassiez installer au moins une salle de bains et un water." Les grands mots venaient d'être lâchés.

Mon vieil ami n'est pas têtu : il a fait sa salle de bains, et son water. La baignoire sert beaucoup quand on tue le cochon, le reste du temps on la remplit de pommes de terre. Le water ne sert pas du tout, le fumier est trop précieux. D'ailleurs, l'ingénieur avait oublié qu'à "Silance" on n'a de l'eau que si on prend la peine de la tirer d'un puits. La tuyauterie et la robinetterie du "sanitaire" sont factices, mais grâce à ces subterfuges on a pu avoir un chemin à peu près convenable.

Je suis très intéressé par les administrations et par les fonctionnaires qui veulent faire marcher les fermes avec leur siècle. On n'a pas si souvent l'occasion de rire. S'il est un mode de vie qui, au XXe siècle, soit en tout point semblable à ce qu'il était au premier, c'est bien le mode de vie paysan. Il faut, en 1959, exactement autant de temps que sous Ponce Pilate pour faire germer un grain de blé. Et ce ne sont pas les laboratoires des diverses confessions politiques qui changeront quoi que ce soit avec leurs chiens ç deux têtes, leurs abricots expérimentaux gros comme des citrouilles et leurs groseilles gonflées comme les ballons rouges de notre enfance. Quand on aura fini de s'amuser avec des expériences, et des salles de bains, on s'apercevra que c'est le Zodiaque qui fait pousser les fruits à leur taille et à leur saisons et qui construit les fermes dans les champs.

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Dans le recueil de texte "Provence" chez Folio https://image.noelshack.com/fichiers/2019/15/5/1555029321-tintin-jesus-fume.png
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27 juin 2021 à 16:09:56
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