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Michelet - Histoire de la Revolution

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Chaque année, lorsque je descends de ma chaire, que je vois la foule écoulée, encore une génération que je ne reverrai plus, ma pensée retourne en moi.
L’été s’avance, la ville est moins peuplée, la rue moins bruyante, le pavé plus sonore autour de mon Panthéon. Ses grandes dalles blanches et noires retentissent sous mes pieds.
Je rentre en moi. J’interroge sur mon enseignement, sur mon histoire, son tout-puissant interprète, l’esprit de la Révolution.
Lui, il sait, et les autres n’ont pas su. Il contient leur secret, à tous les temps antérieurs. En lui seulement la France eut conscience d’elle-même. Dans tout moment de défaillance où nous semblons nous oublier, c’est là que nous devons nous chercher, nous ressaisir. Là se garde toujours pour nous le profond mystère de vie, l’inextinguible étincelle.
La Révolution est en nous, dans nos âmes ; au dehors, elle n’a point de monument. Vivant esprit de la France, où te saisirai-je, si ce n’est en moi ?… Les pouvoirs qui se sont succédé, ennemis dans tout le reste, ont semblé d’accord sur un point, relever, réveiller les âges lointains et morts… Toi, ils auraient voulu t’enfouir… Et pourquoi ?… Toi seul, tu vis.
Tu vis !… Je le sens, chaque fois qu’à cette époque de l’année mon enseignement me laisse, et le travail pèse, et la saison s’alourdit… Alors je vais au Champ de Mars, je m’assieds sur l’herbe séchée, je respire le grand souffle qui court sur la plaine aride.
Le Champ de Mars, voilà le seul monument qu’a laissé la Révolution… L’Empire a sa colonne, et il a pris encore presque à lui seul l’Arc de Triomphe ; la Royauté a son Louvre, ses Invalides ; la féodale église de 1200 trône encore à Notre-Dame ; il n’est pas jusqu’aux Romains qui n’aient les Thermes de César.
Et la Révolution a pour monument… le vide…
Son monument, c’est ce sable, aussi plan que l’Arabie… Un tumulus à droite et un tumulus à gauche, comme ceux que la Gaule élevait, obscurs et douteux témoins de la mémoire des héros…
Le héros, n’est-ce pas celui qui fonda le pont d’Iéna ?… Non, il y a ici quelqu’un de plus grand que celui-là, de plus puissant, de plus vivant, qui remplit cette immensité.
« Quel Dieu ? On n’en sait rien… Ici réside un Dieu ! »
Oui, quoiqu’une génération oublieuse ose prendre ce lieu pour théâtre de ses vains amusements, imités de l’étranger, quoique le cheval anglais batte insolemment la plaine… un grand souffle la parcourt que vous ne sentez nulle part, une âme, un tout-puissant esprit…
Et si cette plaine est aride, et si cette herbe est séchée, elle reverdira un jour.
Car dans cette terre est mêlée profondément la sueur féconde de ceux qui, dans un jour sacré, ont soulevé ces collines, le jour où, réveillées au canon de la Bastille, vinrent, du Nord et du Midi, s’embrasser la France et la France, — le jour où trois millions d’hommes, levés comme un homme, armés, décrétèrent la paix éternelle.
Ah ! pauvre Révolution, si confiante à ton premier jour, tu avais convié le monde à l’amour et à la paix… « Ô mes ennemis, disais-tu, il n’y a plus d’ennemis ! » Tu tendis la main à tous, leur offris ta coupe à boire à la paix des nations… Mais ils ne l’ont pas voulu.
Et lors même qu’ils sont venus pour la frapper par surprise, l’épée que la France a tirée, ce fut l’épée de la paix. C’est pour délivrer les peuples, pour leur donner la vraie paix, la Liberté, qu’elle frappa les tyrans. Dante assigne pour fondateur aux portes de l’enfer l’Amour éternel. Ainsi, sur son drapeau de guerre, la Révolution écrivit : La Paix.
Ses héros, ses invincibles, furent, entre tous, les pacifiques. Les Hoche, les Marceau, les Desaix et les Kléber sont pleurés, comme les hommes de la paix, des amis et des ennemis, pleurés du Nil et du Rhin, pleurés de la guerre elle-même, de l’inflexible Vendée.
La France s’était fiée si bien à la puissance de l’idée qu’elle fit ce qu’elle pouvait pour ne pas faire de conquête. Tout peuple ayant même besoin, la Liberté, poursuivant le même droit, d’où pouvait naître la guerre ? La Révolution, qui n’était dans son principe que le triomphe du Droit, la résurrection de la Justice, la réaction tardive de l’idée contre la force brutale, pouvait-elle, sans provocation, employer la violence ?
Ce caractère profondément pacifique, bienveillant, aimant de la Révolution semble un paradoxe aujourd’hui. Tant on ignore ses origines, tant sa nature est méconnue, tant la tradition, au bout d’un temps si court, se trouve déjà obscurcie !
Les efforts violents, terribles, qu’elle fut obligée de faire, pour ne pas périr, contre le monde conjuré, une génération oublieuse les a pris pour la Révolution elle-même.
Et de cette confusion il est résulté un mal grave, profond, très difficile à guérir chez ce peuple : l’adoration de la force.
La force de résistance, l’effort désespéré pour défendre l’unité, 1793… Ils frémissent et ils se jettent à genoux.
La force d’attaque et de conquête, 1800, les Alpes abaissées, puis la foudre d’Austerlitz… Ils se prosternent, ils adorent.
Dirai-je qu’en 1815, trop faciles à louer la force, à prendre le succès comme le jugement de Dieu, ils ont eu, au fond de leur cœur, sous leur douleur et leur colère, un misérable argument pour amnistier l’ennemi. Beaucoup se sont dit tout bas : « Il est fort, donc il est juste. »
Ainsi deux maux, les plus graves qui puissent affliger un peuple, ont frappé la France à la fois. Sa propre tradition lui est échappée, elle s’est oubliée elle-même. Et chaque jour plus incertaine, plus pâle et plus fugitive, a flotté devant ses yeux la douteuse image du Droit.
Ne cherchez pas pourquoi ce peuple va baissant, s’affaiblissant. N’expliquez pas sa décadence par des causes extérieures ; qu’il n’accuse ni le ciel ni la terre ; le mal est en lui.
Qu’une tyrannie insidieuse ait eu prise pour le corrompre, c’est qu’il était corruptible. Elle l’a trouvé faible, désarmé, tout prêt pour la tentation ; il avait perdu de vue l’idée qui seule le soutenait ; il allait, misérable aveugle, à tâtons dans la voie fangeuse, il ne voyait plus son étoile… Quelle ? l’astre de la victoire ?… Non, le soleil de la Justice et de la Révolution.
Que les puissances de ténèbres aient travaillé par toute la terre pour éteindre la lumière de la France, opérer l’éclipsé du Droit, cela était naturel. Mais jamais, avec tous leurs efforts, elles n’y auraient réussi. L’étrange, c’est que les amis de la lumière ont aidé ses ennemis à la voiler et l’obscurcir.
Le parti de la Liberté a présenté, aux derniers temps, deux graves et tristes symptômes d’un mal intérieur. Qu’il permette à un ami, à un solitaire, de lui dire toute sa pensée.
Une main perfide, odieuse, la main de la Mort, s’est offerte à lui, avancée vers lui, et il n’a point retiré la sienne. Il a cru que les ennemis de la liberté religieuse pouvaient devenir les amis de la liberté politique. Vaines distinctions scolastiques, qui lui ont troublé la vue. Liberté, c’est Liberté.
Et pour plaire à l’ennemi, il a renié l’ami… Que dis-je ? son propre père, le grand dix-huitième siècle. Il a oublié que ce siècle a fondé la Liberté sur l’affranchissement de l’esprit, jusque-là lié par la chair, lié par le principe matériel de la double incarnation théologique et politique, sacerdotale et royale. Ce siècle, celui de l’esprit, abolit les dieux de chair, dans l’État, dans la religion, en sorte qu’il n’y eût plus d’idole, et qu’il n’y eût de Dieu que Dieu.
Et pourquoi des amis sincères de la Liberté ont-ils pactisé avec le parti de la tyrannie religieuse ? C’est parce qu’ils s’étaient réduits à une faible minorité. Ils ont été étonnés de leur petit nombre et n’ont osé repousser les avances d’un grand parti qui semblait s’offrir à eux.
Nos pères n’ont point agi ainsi. Ils ne se sont jamais comptés. Quand Voltaire enfant entra, sous Louis XIV même, dans la périlleuse carrière de la lutte religieuse, il paraissait être seul. Seul était Rousseau, au milieu du siècle, quand il osa, dans la dispute des chrétiens et des philosophes, poser le dogme nouveau… Il était seul ; le lendemain, le monde entier fut à lui.
Si les amis de la Liberté voient leur nombre décroître, c’est qu’ils l’ont voulu eux-mêmes. Plusieurs se sont fait un système d’épuration progressive, de minutieuse orthodoxie, qui vise à faire d’un parti une secte, une petite église. On rejette ceci, puis cela ; on abonde en restrictions, distinctions, exclusions. On découvre chaque jour quelque nouvelle hérésie.
De grâce, disputons moins sur la lumière du Thabor, comme faisait Byzance assiégée. Mahomet II est aux portes.
De même que, les sectes chrétiennes se multipliant, il y eut des jansénistes, des molinistes, etc., et il n’y eut plus de chrétiens, les sectes de la Révolution annulent la Révolution ; on se refait constituant, girondin, montagnard ; plus de révolutionnaire.
On fait peu de cas de Voltaire, on rejette Mirabeau, on exclut Madame Roland. Danton même n’est pas orthodoxe… Quoi ! il ne restera donc que Robespierre et Saint-Just ?
Sans méconnaître ce qu’il y eut dans ces hommes, sans vouloir les juger encore, qu’il suffise ici d’un mot : Si la Révolution exclut, condamne leurs prédécesseurs, elle exclut précisément ceux qui lui donnèrent prise sur le genre humain, ceux qui firent un moment le monde entier révolutionnaire. Si elle déclare au monde qu’elle s’en tient à ceux-ci, si elle ne lui montre sur son autel que l’image de ces deux apôtres, la conversion sera lente, la propagande française n’est pas fort à craindre, les gouvernements absolus peuvent parfaitement dormir.
Fraternité ! fraternité ! ce n’est pas assez de redire le mot… Il faut, pour que le monde nous vienne, comme il fit d’abord, qu’il nous voie un cœur fraternel. C’est la fraternité de l’amour qui le gagnera, et non celle de la guillotine.
Fraternité ? Eh ! qui n’a dit ce mot depuis la création ? Croyez-vous qu’il ait commencé par Robespierre ou Mably ?
Déjà la cité antique parle de fraternité ; mais elle ne parle qu’aux citoyens, aux hommes ; l’esclave est une chose. Ici la fraternité est exclusive, inhumaine.
Quand les esclaves ou affranchis gouvernent l’Empire, quand ils s’appellent Térence, Horace, Phèdre, Épictète, il est difficile de ne pas étendre la fraternité à l’esclave. « Soyez frères », dit le Christianisme. Mais, pour être frère, il faut être ; or l’homme n’est pas encore ; le Droit et la Liberté constituent seuls la vie de l’homme. Un dogme qui ne les donne pas n’est qu’une fraternité spéculative entre zéro et zéro.
« La fraternité ou la mort », a dit plus tard la Terreur. Encore fraternité d’esclaves. Pourquoi y joindre, par une dérision atroce, le saint nom de la Liberté ?
Des frères qui se fuient, qui pâlissent à se regarder en face, qui avancent, qui retirent une main morte et glacée. Spectacle odieux, choquant. Si quelque chose doit être libre, c’est le sentiment fraternel.
La Liberté seule, fondée au dernier siècle, a rendu possible la fraternité. La philosophie trouva l’homme sans droit, c’est-à-dire nul encore, engagé dans un système religieux et politique dont l’arbitraire était le fond. Et elle dit : « Créons l’homme, qu’il soit par la Liberté… » Créé à peine, il aima.
C’est par la Liberté encore que notre temps, réveillé, rappelé à sa vraie tradition, pourra à son tour commencer son œuvre. Il n’écrira pas dans la loi : « Sois mon frère ou meurs ! » Mais par une culture habile des meilleurs sentiments de l’âme humaine, il fera que tous, sans le dire, veuillent être frères en effet. L’État sera ce qu’il doit être, une initiation fraternelle, une éducation, un constant échange des lumières spontanées d’inspiration et de foi qui sont dans la foule, et des lumières réfléchies de science et de méditation qui se trouvent chez les penseurs.
Voilà l’œuvre de ce siècle. Puisse-t-il donc enfin s’y mettre sérieusement !
Il serait triste vraiment qu’au lieu de rien faire lui-même, il passât le temps à blâmer le plus laborieux des siècles, celui auquel il doit tout. Nos pères, il faut le répéter, firent ce qu’il fallait faire alors, commencèrent précisément comme il fallait commencer.
Ils trouvèrent l’arbitraire dans le ciel et sur la terre, et ils commencèrent le Droit.
Ils trouvèrent l’individu désarmé, nu, sans garantie, confondu, perdu dans une apparente unité, qui n’était qu’une mort commune. Pour qu’il n’eût aucun recours, même au suprême tribunal, le dogme religieux l’enveloppait en même temps dans la solidarité d’une faute qu’il n’avait pas faite ; ce dogme, éminemment charnel, supposait que, du père au fils, l’injustice passe avec le sang.
Il fallait, avant toute chose, revendiquer le droit de l’homme si cruellement méconnu, rétablir cette vérité, trop vraie, et pourtant obscurcie : « L’homme a droit, il est quelque chose ; on ne peut le nier, l’annuler, même au nom de Dieu ; il répond, mais pour ses actions, pour ce qu’il fait de mal ou de bien. »
Ainsi disparaît du monde la fausse solidarité. L’injuste transmission du bien, perpétuée dans la noblesse ; l’injuste transmission du mal, par le péché originel ou la flétrissure civile des descendants du coupable. La Révolution les efface.
Est-ce là, hommes de ce temps, ce que vous taxez d’individualisme, ce que vous appelez un droit égoïste ?… Mais songez donc que, sans ce droit de l’individu qui seul l’a constitué, l’homme n’était pas, n’agissait pas, donc ne pouvait fraterniser. Il fallait bien abolir la fraternité de la mort, pour fonder celle de la vie.
Ne parlez pas d’égoïsme. L’histoire répondrait ici, tout autant que la logique. C’est au premier moment de la Révolution, au moment où elle proclame le droit de l’individu, c’est alors que l’âme de la France, loin de se resserrer, s’étend, embrasse le monde entier d’une pensée sympathique, alors qu’elle offre à tous la paix, veut mettre en commun entre tous son trésor, la Liberté.
Il semble que le moment de la naissance, l’entrée d’une vie douteuse encore est pour tout être celui d’un légitime égoïsme ; le nouveau-né, nous le voyons, veut durer, vivre, avant tout… Ici il n’en fut pas de même. La jeune liberté française, lorsqu’elle ouvrit les yeux au jour, lorsqu’elle dit le premier mot qui ravit toute créature nouvelle : « Je suis ! » eh bien, alors même, sa pensée ne fut point limitée au moi, elle ne s’enferma pas dans une joie personnelle, elle étendit au genre humain sa vie et son espérance ; le premier mouvement qu’elle fit dans son berceau, ce fut d’ouvrir des bras fraternels. « Je suis ! dit-elle à tous les peuples ; ô mes frères, vous serez aussi ! »
Ce fut sa glorieuse erreur, sa faiblesse, touchante et sublime : la Révolution, il faut l’avouer, commença par aimer tout.
Elle alla jusqu’à aimer son ennemi, l’Angleterre.
Elle aima, s’obstina longtemps à sauver la royauté, la clé de voûte des abus qu’elle venait démolir. Elle voulait sauver l’Église ; elle tâchait de rester chrétienne, s’aveuglant volontairement sur la contradiction du vieux principe, la Grâce arbitraire, et du nouveau, la Justice.
Cette sympathie universelle, qui d’abord lui fît adopter, mêler indiscrètement tant d’éléments contradictoires, la menait à l’inconséquence, à vouloir et ne pas vouloir, à faire, défaire en même temps. C’est l’étrange résultat de nos premières Assemblées.
Le monde a souri sur cette œuvre ; qu’il n’oublie pas cependant que ce qu’elle eut de discordant, elle le dut en partie à la sympathie trop facile, à la bienveillance indistincte qui fît le premier caractère de notre Révolution.

Génie profondément humain ! j’aime à le suivre, à l’observer dans ces admirables fêtes où tout un peuple, à la fois acteur et témoin, donnait, recevait l’élan de l’enthousiasme moral, où chaque cœur grandissait de toute la grandeur de la France, d’une Patrie qui, pour son droit, proclamait le droit de l’Humanité.
À la fête du 14 juillet 1792, parmi les saintes images de la Liberté, de la Loi, dans la procession civique où figuraient, avec les magistrats, les représentants, les veuves et les orphelins des morts de la Bastille, on voyait divers emblèmes, ceux des métiers utiles aux hommes, des instruments d’agriculture, des charrues, des gerbes, des branches chargées de fruits ; ceux qui les portaient étaient couronnés d’épis et de pampres verts. Mais on en voyait aussi d’autres en deuil, couronnés de cyprès ; ils portaient une table couverte d’un crêpe, et sous le crêpe, un glaive voilé, celui de la Loi… Touchante image ! la Justice, qui montrait son glaive en deuil, ne se distinguait plus de l’Humanité elle-même.
Un an après, le 10 août 1793, une fête tout autre fut célébrée, celle-ci héroïque et sombre. Mais la Loi s’était mutilée, le pouvoir législatif avait été violé, le pouvoir judiciaire, sans garantie, annulé, était serf de la violence. On n’osa plus montrer le glaive ; l’œil ne l’aurait plus supporté.
Une chose qu’il faut dire à tous, qu’il est trop facile d’établir, c’est que l’époque humaine et bienveillante de notre Révolution a pour acteur le peuple même, le peuple entier, tout le monde. Et l’époque des violences, l’époque des actes sanguinaires où plus tard le danger la pousse n’a pour acteur qu’un nombre d’hommes minime, infiniment petit.
Voilà ce que j’ai trouvé, constaté et vérifié, soit par les témoignages écrits, soit par ceux que j’ai recueillis de la bouche des vieillards.
Elle restera, la parole d’un homme du faubourg Saint-Antoine : « Nous étions tous au 10 Août, et pas un au 2 Septembre. »
Une autre chose que cette histoire mettra en grande lumière, et qui est vraie de tout parti, c’est que le peuple valut généralement beaucoup mieux que ses meneurs. Plus j’ai creusé, plus j’ai trouvé que le meilleur était dessous, dans les profondeurs obscures. J’ai vu aussi que ces parleurs brillants, puissants, qui ont exprimé la pensée des masses, passent à tort pour les seuls acteurs. Ils ont reçu l’impulsion bien plus qu’ils ne l’ont donnée. L’acteur principal est le peuple. Pour le retrouver, celui-ci, le replacer dans son rôle, j’ai dû ramener à leurs proportions les ambitieuses marionnettes dont il a tiré les fils, et dans lesquelles, jusqu’ici, on croyait voir, on cherchait le jeu secret de l’histoire.
Ce spectacle, je dois l’avouer, m’a frappé moi-même d’étonnement. À mesure que je suis entré profondément dans cette étude, j’ai vu que les chefs de parti, les héros de l’histoire convenue, n’ont ni prévu ni préparé, qu’ils n’ont eu l’initiative d’aucune des grandes choses, d’aucune spécialement de celles qui furent l’œuvre unanime du peuple au début de la Révolution. Laissé à lui-même, dans ces moments décisifs, par ses prétendus meneurs, il a trouvé ce qu’il fallait faire et l’a accompli.
Grandes et surprenantes choses ! Mais le cœur qui les fît fut bien plus grand !… Les actes ne sont rien auprès. Cette richesse de cœur fut telle alors que l’avenir, sans crainte de trouver le fond, peut y puiser à jamais. Tout homme qui en approchera s’en ira plus homme. Toute âme abattue, brisée, tout cœur d’homme ou de nation n’a, pour se relever, qu’à regarder là ; c’est un miroir où chaque fois que l’Humanité se voit, elle se retrouve héroïque, magnanime, désintéressée ; une pureté singulière, qui craint l’or comme la boue, est alors la gloire de tous.
Je donne aujourd’hui l’époque unanime, l’époque sainte où la nation tout entière, sans distinction de partis, sans connaître encore (ou bien peu) les oppositions de classes, marcha sous un drapeau fraternel. Personne ne verra cette unité merveilleuse, un même cœur de vingt millions d’hommes, sans en rendre grâces à Dieu. Ce sont les jours sacrés du monde, jours bienheureux pour l’histoire. Moi, j’ai eu ma récompense, puisque je les ai racontés… Jamais, depuis ma Pucelle d’Orléans, je n’avais eu un tel rayon d’en haut, une si lumineuse échappée du ciel…
Et comme tout se mêle en la vie, pendant que j’avais tant de bonheur à renouveler la tradition de la France, la mienne s’est rompue pour toujours. J’ai perdu celui qui si souvent me conta la Révolution, celui qui était pour moi l’image et le témoin vénérable du grand siècle, je veux dire du dix-huitième. J’ai perdu mon père, avec qui j’avais vécu toute ma vie, quarante-huit années.
Lorsque cela m’est arrivé, je regardais, j’étais ailleurs, je réalisais à la hâte cette œuvre si longtemps rêvée. J’étais au pied de la Bastille, je prenais la forteresse, j’arborais sur les tours l’immortel drapeau… Ce coup m’est venu, imprévu, comme une balle de la Bastille…
Plusieurs de ces graves questions, qui m’obligeaient de sonder si profondément ma foi, elles se sont débattues en moi dans la plus grave circonstance de la vie humaine, entre la mort et les funérailles, lorsque celui qui survivait, mort déjà pour une part, siégeait, jugeait entre deux mondes.
Puis j’ai repris mon chemin jusqu’au terme de cette œuvre, plein de mort et plein de vie, m’efforçant de tenir mon cœur au plus près de la justice, m’affermissant dans ma foi par mes pertes et mes espérances, me serrant, à mesure que mon foyer se brisait, au foyer de la patrie.

31 janvier 1847.

Initiation, éducation, gouvernement, trois mots synonymes. Rousseau entrevit quelque chose de cela, quand, parlant des cités antiques, de la foule des grands hommes qu’a donnée cette petite ville d’Athènes, il dit : « C’étaient moins des gouvernements que les plus féconds systèmes d’éducation qui aient été jamais. » Malheureusement le siècle de Rousseau, n’invoquant que la raison réfléchie, analysant peu les facultés d’instinct, d’inspiration, ne pouvait bien voir le passage de l’une à l’autre, lequel fait tout le système de l’éducation, de l’initiation, du gouvernement. Les maîtres de la Révolution, les philosophes, hommes de combat, très raisonneurs et très subtils, eurent tous les dons, hors la simplicité profonde qui seule fait comprendre l’enfant et le peuple. Donc la Révolution ne put organiser la grande machine révolutionnaire : je veux dire, celle qui, mieux que les lois, doit fonder la fraternité : l’éducation. Ce sera l’œuvre du dix-neuvième siècle ; il y entre déjà par des essais faibles encore. Dans mon petit livre du Peuple, j’ai, autant qu’il était en moi, réclamé le droit de l’instinct, de l’inspiration, contre son aristocratique sœur, la réflexion, la science raisonneuse, qui se croit la reine du monde.

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onfonf_du14
Date de création
16 avril 2021 à 16:01:29
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