Topic de Trotskyll :

Ma soirée

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Samedi 30 décembre 2021
Nous marchons sous la pluie en direction du CHU. Paul ne répond que succinctement à mes questions. Je sens son épuisement. La buée sur les lunettes, la pluie, la méconnaissance des lieux et nos deux fatigues respectives rendent la déambulation difficile. Lente, comme dans un rêve étrange dont on ne saurait jauger la texture de peur de se réveiller. Le pansement a l'air de tenir bon. Paul a l'air de tenir bon.
Arrivée dans une voie de parking détrempée. Sans mes lunettes je m'engouffre dans une bouillie de lumières humides et floues. L'ascension se fait par l'escalier de service, métallique. Devant l'entrée les poubelles dégueulent. Dans la file d'attente je lis des revendications éparses de FO, la CGT et SUD. L'admission se fait en deux temps, interminables. Je réponds à la première en mélangeant mes mots. Paul répond à la seconde mais il n'est pas là. Pas de carte de sécu. Pas de mutuelle. Pas de médecin traitant. Pas de personnes de confiance ; en fait il en enlève même deux qui avaient été notées lors de ses précédentes visites.
Le silence des infs, des secrétaires, des amis en commun que j'ai contacté en urgence est irréel. Sous-reel
La salle d'attente est monotone, l'heure sans cesse prolongée est à la résignation générale. Le couteau de Paul que j'ai pris soin de replier et de glisser dans ma poche avant de partir me fait mal au cul.
Haha. Le son de Matthieu que j'écoutais en boucle ce matin s'appelait Suicide.
Disko m'appelle au fond de la première heure d'attente. Sa première question porte sur la signification du terme TS. Sa dernière consiste à me demander si je veux qu'elle vienne. Je ne sais pas quoi lui répondre. Si, qu'il ne faut pas qu'elle se dérange. Elle me demande si je veux. Je n'hésite pas une seconde. En réalité je n'attends presque pas la fin de sa question. Je ne sais pas si j'ai bien répondu. On raccroche et les larmes explosent. Je les retiens in extremis, grogne. Allume une cigarette roulée avec un tonc devant les flics. L'hôpital est un autre monde.
Je ne sais plus trop quelle est la marche à suivre. Je ne me souviens plus de ce qu'on m'a dit. Je suis fatigué et j'ai faim.
Disko m'appelle. Comme prévu elle ne trouve pas l'entrée. Je lui indique en galérant un peu, me demande si je peux m'éloigner pour lui indiquer, mais sans me retourner je sais que personne ne me regarde ou ne me regardera. J'avance. J'ai envie de la voir mais je n'ai plus envie d'avoir le contrôle sur mon corps, je n'ai pas envie de mélanger les genres, juste d'être remplacé par un individu-type Trotskyll qui retrouverait l'individu-type Disko pour interagir comme il convient dans cette gamme d'événements.
Je la vois, au loin. Je devine déjà le timbre mat de sa peau et les eaux profondes de ses yeux. Elle me serre fort, si fort que mon dos en arc en craque. Nos baisers sonnent justes et bons et adéquats. Ils rendaient comme faux dans le tableau global. Quelques larmes sortent sous la pression libérée, mais bien moins que ce que j'escomptais. Je me glisse un marque-page mental comme en bandoulière et la regarde. Elle me propose de nous caler dans sa caisse, j'accepte ; elle me prend la main. Elle la serre fort. J'aime cette fille.
Je lui explique, hagard, entre deux câlins qui trébuchent sur l'exiguïté de sa caisse. Quelque chose cloche; quelque chose que je n'avais pas pris en compte dans mes calculs. Pour l'heure raconter m'apaise. Elle compose difficilement avec le fil de mes explications décousues. Quand j'ai sorti de moi les mots qui se bousculaient dans ma tête au cours des deux heures qui viennent de mourir, je lui demande quelques nouvelles de sa part. Récit de sale journée. Quelques traits d'humour. Je rajoute à mes calculs le fait qu'elle revienne de soirée. Un désalignement douloureux s'opère. Je dois prendre des décisions. J'appelle le standard, demande des nouvelles de Paul, suis transféré, en obtient, pour être finalement invité à rappeler dans une "bonne heure" afin de connaître les décisions prises. Est-ce à ce moment que je décide de quitter l'ambiance d'hôpital ? Disko m'a happé. Je ne veux plus que manger et profiter de ses bras. Sa caisse facilite le déplacement.
Je suis chez moi. L'infirmière m'avait prévenu qu'il faudrait que je demande l'avis du service. J'ai juste oublié. Encore. Je n'imprime plus et j'ai techniquement fait un choix égoïste. Pourtant je n'ai pas eu l'impression d'avoir réfléchi. Ce qu'il me reste d'esprit analytique dans la nuque, près du bulbe, a empilé pêle-mêle méfiance vis-à-vis des institutions, pudeur à déranger des hospitaliers, constat froid de l'inhumanité de l'hôpital routinier, incertitude quant aux modalités de mise à jour des info accompagnants, certitude quant à l'option que Paul choisirait au sujet de son séjour (qui serait de toute façon le choix du personnel soignant), indifférence complète du qu'en-dira-t'on et fatigue. Fatigue.
Je me rue sur ma bière anciennement tiède, maintenant glacée et éventée ; et mon sandwich au thon frais, maintenant tiède et immangeable.
Le verdict tombe, et mes bras le suivent, désormais désœuvrés.
En même temps j'avoue, un bloc de texte à minuit un samedi soir, ceux qui savent lire sont en train de boire pour oublier qu'ils peuvent réfléchir.

Le 31 janvier 2021 à 00:04:01 Trotskyll a écrit :
En même temps j'avoue, un bloc de texte à minuit un samedi soir, ceux qui savent lire sont en train de boire pour oublier qu'ils peuvent réfléchir.

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Trotskyll
Date de création
30 janvier 2021 à 23:53:45
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